1 – L'autobiographie comme affirmation de soi dans un contexte social

Le XIXè siècle est un siècle très mouvementé et agité qui reste marqué par des affrontements idéologiques très forts au sortir de la Révolution qui a secoué le pays dans ses assises les plus profondes et introduit des changements sans précédents. Le débat politique et la vie politique atteignent une intensité particulière. La période qui s'ouvre correspond à un moment de réflexion, d'élaboration, de confrontation très riche entre les hommes et les idées. Celles-ci connaissent une prodigieuse accélération. Les partisans de la monarchie s'opposent aux adversaires de la monarchie, les conservateurs aux républicains et démocrates, les cléricaux aux anti-cléricaux. Le socialisme et le communisme s'élaborent de Saint Simon à Fourier, de Cabet à Louis Blanc ou Proudhon. Chacun cherche à conquérir ou garder du terrain. La fréquence des insurrections et des révolutions marque la période. La longue lutte politique entre mouvement d'une part et résistance de l'autre apparaît comme le fil conducteur de ces années. La société française se modifie en profondeur par l'urbanisation, l'industrialisation, l'émergence du prolétariat et des classes moyennes.

La France doit trouver des principes de fonctionnement politiques sous des formes nouvelles qui sont débattues, contestées, combattues avec ardeur. Le décalage est manifeste entre une classe politique fermée et un corps électoral réduit et une classe populaire large privée de tout droit politique. Les tensions sont constantes. Le passage de la monarchie à la République, de l'aristocratie à la démocratie suppose de reconstruire un monde et d'imaginer de nouveaux rapports sociaux. Il faut réconcilier ou réunir le citoyen d'hier inscrit dans les idéaux de 1789 avec celui de demain projeté dans un avenir imaginé. Les luttes sont menées pour donner corps aux notions de liberté, d'égalité, de fraternité, de démocratie. Le principe et l'avenir de la société sont au cœur du débat.

Les écrivains et les artistes se font l'écho de ces transformations, évolutions et des questions que suscite cette nouvelle situation. Ils recherchent des solutions pour mettre en accord l'homme et le monde, mettent en avant une vision universaliste du progrès humain. La société doit fonctionner comme un vaste ensemble où tous sont interdépendants les uns des autres, ont un rôle à jouer et doivent trouver leur place.

Pour George Sand et Marie d'Agoult, l'écrivain est un témoin engagé de son époque étroitement imbriqué dans la société. Il ne peut rester en retrait et doit prendre part à ce titre aux grands débats de son temps. Il a la possibilité de prendre en main la direction de l'opinion, d'éclairer, de suggérer des valeurs morales et humaines. Il a un rôle à jouer dans une société ouverte à toute initiative propre à favoriser le bonheur social et doit œuvrer en ce sens à travers ses écrits.

George Sand et Marie d'Agoult répondent à l'appel que ce siècle leur lance. Elles estiment avoir une capacité critique et visionnaire plus élevée que la majorité de leurs contemporains de par leur état d'artiste. Dans ce grand bouleversement qui affecte le monde qu'elles traversent, elles parviennent à percevoir les tendances souterraines d'une société à la recherche d'un équilibre nouveau. Elles expriment la manière collective, la prise de conscience que suggèrent les événements. «Mais l'histoire du genre humain se complique de tant d'événements imprévus, bizarres et mystérieux ; les voies de la vérité s'embranchent à tant de chemins étranges et abrupts, les ténèbres se répandent si fréquentes et si épaisses sur ce pèlerinage éternel, l'orage y bouleverse si obstinément les jalons de la route, depuis l'inscription laissée sur le sable jusqu'aux pyramides ; tant de sinistres dispersent et pourvoient les pâles voyageurs, qu'il n'est pas étonnant que nous n'ayons pas encore eu d'histoire vraie et que nous flottions dans un labyrinthe d'erreurs. Les événements d'hier sont aussi obscurs pour nous que les épopées des temps fabuleux, et c'est d'aujourd'hui seulement que des études sérieuses font pénétrer quelque lumière dans ce chaos.» 437 George Sand et Marie d'Agoult se situent par rapport à la société, envisagent leur existence et le déroulement de leur vie par rapport à leur époque et à un système social. Leur propre image les renvoie à la société, aux institutions aux mœurs du XIXè siècle.

Leur existence ne prend réellement forme et n'a d'intérêt que placée sous l'angle social. Tout leur témoignage illustre leur tentative pour se positionner en tant que personne, trouver une place au sein de ce monde et parvenir à une reconnaissance sociale. L'autobiographie sert de révélateur social, relève d'une production sociale. Les propos de George Sand et Marie d'Agoult prennent tout leur poids et leur mesure vis-à-vis d'un siècle et de ses mentalités. Que serait leur histoire hors de ce XIXè siècle auquel elles appartiennent ? Leurs écrits prendraient-ils le même accent ? Leurs difficultés seraient-elles semblables ? Leurs luttes auraient-elles la même intensité ? Leurs réactions, leurs prises de position, jugements sont à resituer dans un environnement particulier. L'histoired'une vie renvoie à un contexte historique et à des données sociales précises.

L'individu ne se constitue pas, ne se forme pas en dehors de la société. Il ne cesse de se rattacher à elle et n'existe pas indépendamment. En ce sens, George Sand et Marie d'Agoult cherchent à se faire le porte-parole d'une génération et se considèrent comme des représentantes de leur époque. Elles montrent qu'elles ont le droit de participer à l'histoire et se sentent concernées par les changements, les évolutions et orientations qui se dessinent au fil du temps. Elles sont animées par une obsession de l'histoire et de l'évolution politique. Elles écrivent leur vie parce qu'elles prétendent incarner leur époque. Elles représentent l'individu moyen et universel en qui chacun peut se reconnaître : homme ou femme, la différence des sexes n'importe pas. Elles offrent à travers leur histoire, une pièce de comparaison, un point de repère dans le flux des événements. Elles justifient et motivent leur entreprise comme l'occasion d'une véritable anthropologie historique. Elles parlent au nom de l'universel. George Sand écrit «l'humanité a son histoire intime dans chaque homme» (Histoire de ma vie, T. I, p. 307). «L'humanité n'est pas différente de moi» (T. I, p. 465). L'humanité dont elle parle n'est pas abstraite, c'est leur génération. C'est l'autobiographie universelle de l'enthousiasme démocratique.

Leur moi s'inscrit et prend place face à la société. George Sand et Marie d'Agoult expriment dans leur autobiographie leur propre position au sein de ce bouleversement social qui affecte le siècle. Elles font entendre leur point de vue et se font reconnaître en tant que personne, individu autonome et libre dans cette société en pleine mutation. C'est leur «je» qui transparaît et s'affirme au sein de l'environnement social où elles évoluent. L'autobiographie est mode d'affirmation de soi, illustre cette reconnaissance du sujet, de soi, qui traverse tout le siècle.

Les deux auteurs écrivent au nom de la liberté, de ses droits, de la conquête de l'identité qui agite ce moment de l'histoire. Elles montrent qu'elles vivent en vertu de principes qu'elles ont librement posés et définis, selon des valeurs auxquelles elles ont souscrit en toute indépendance d'esprit. Elles s'en expliquent et y reviennent à travers leurs propos afin d'être jugées et considérées avant tout pour elles-mêmes et en tant qu'elles-mêmes. Au XIXè siècle, le système s'impose avec force aux individus et ne leur laisse que peu de liberté. Il est difficile d'échapper à la loi générale, aux conditions fixées pour chacun. L'acte autobiographique est un acte d'affirmation sociale, traduit la volonté d'échapper à cette emprise de la part des auteurs, le souci de témoignage qui est le leur, leur désir de reprise et de justification vis à vis de leur existence. George Sand et Marie d'Agoult ressentent la nécessité de se faire entendre. Elles attestent d'un parcours et de choix. Elles osent se définir avant tout comme elles-mêmes et s'élèvent contre la société, les institutions qui étouffent les individus. «Telle femme [...] en suscitant dans les intelligences un examen nouveau des idées reçues agira sur son siècle [...] autant peut-être que telle assemblée de législateurs ou tel capitaine d'armée.» 438

L'autobiographie est redécouverte de ce qui a été accompli et réalisé au travers des obstacles rencontrés et franchis pour tracer sa destinée, sa voie, rechercher son droit au bonheur comme le choix de son destin. L'autobiographie revêt la forme d'un combat et d'une lutte sociale. Les hommes sont les reflets, les porte-parole des grandes mutations. Celles-ci ne doivent pas seulement profiter à une minorité toute puissante mais doivent permettre de satisfaire les besoins de tous.

George Sand et Marie d'Agoult se révèlent dans toute leur dimension au sein de cette bataille qui les oppose à ce siècle dont elles sont issues. Elles s'opposent à une société bloquée, à l'égoïsme social. Elles mettent en avant des valeurs d'égalité, de fraternité, de liberté, un idéal de progrès social, insistent sur l'accès à une véritable instruction sous aucune discrimination pour tous, principe fondamental d'avancée, et remède à tous les maux. Elles veulent donner à chacun la possibilité de se former et de se développer totalement. C'est par l'éducation que s'acquièrent les réalités, les responsabilités que se définissent les sociétés et leur évolution. Celle-ci doit devenir un instrument de libération et contribuer au progrès social. L'accent doit être mis sur le contenu et non les formes. L'enseignement doit privilégier des méthodes actives et participatives plaçant le sujet au cœur de la pédagogie. Il doit favoriser l'expansion de la conscience, la croissance des facultés non pas la frivolité et l'inconséquence.

Les deux écrivains se font l'éducatrice de leurs lecteurs. Elles les incitent à poursuivre par eux-mêmes leurs apprentissages, à ne pas s'arrêter à l'éducation reçue, à mûrir et réfléchir leur expérience à l'aide des exemples et des conseils qu'elles prodiguent. Elles cherchent à éclairer la conscience et le jugement de leur public vis-à-vis des mœurs, des représentations véhiculées par la société. Elles veulent susciter une analyse des vrais problèmes, mettre face aux vrais débats de société, aider à rechercher des solutions. Elles démontrent l'importance des enjeux sociaux, des revendications émises par les différents groupes sociaux. Elles proposent une solidarité active et sans violence entre les hommes. Elles désignent la période comme charnière de l'histoire.

Elles se sentent investies d'une mission sociale et humanitaire. Elles considèrent qu'il leur appartient de promouvoir une société nouvelle et que cette responsabilité leur incombe. Il faut ouvrir le monde à tous les êtres qui composent l'humanité, libérer l'être total que chacun devrait aspirer à devenir, tracer la route de ce qui est bon et juste pour des hommes perfectibles, faire régner la compréhension sur les préjugés, l'éducation sur l'ignorance. La réflexion des deux auteurs est une réflexion mûrie au fil du temps et des années, au travers des événements de leur vie, de ce dont elles ont été témoins, de ce qu'elles ont vécu et expérimenté. Elle est le fruit d'une analyse, résulte d'un recul ce qui lui donne d'autant plus de consistance et de poids.

Leur autobiographie est un acte d'engagement et de foi en l'avenir de la société et en de nouvelles possibilités pour tous. Elles sont convaincues que l'histoire (malgré les heurts, les reculs qui se produisent régulièrement et cycliquement) finira par se dessiner dans un sens positif et que quelques réformes suffiront à confirmer cette évolution. «Qu'une telle société soit proche ou lointaine personne ne saurait le dire. Mais il est certain qu'elle viendra puisqu'on en voit déjà l'image dans toutes les consciences fermes, dans toutes les âmes droites et profondes.» 439 Chacun à terme pourra trouver sa place et s'accomplir comme il l'entend.

Les auteurs s'appuient sur leur propre exemple et montrent qu'elles ouvrent une voie que tous pourront suivre. Elles enseignent comment dépasser les limites assignées, accéder à l'indépendance et à l'autonomie. Elles montrent comment il est possible d'accéder à un statut et de résister aux multiples pressions sociales. Elles inscrivent l'obligation de se faire, de se trouver pour chacun. Leurs parcours se pose plus en terme social qu'individuel. Leur histoire personnelle est en fin de compte une histoire sociale. Leur accomplissement ne saurait se trouver en dehors de la société. La société justifie l'individu. L'époque et le contexte ont forcé George Sand et Marie d'Agoult «à être», «à se créer». Leur formation, leurs apprentissages se sont réalisés au contact de la société, des batailles livrées pour se faire accepter, gagner une place et jouer un rôle personnel.

George Sand et Marie d'Agoult illustrent la dimension formative de l'autobiographie sociale. Pour elles deux, l'éducation et la formation, sont avant tout sociales. Leur histoire se lit au travers des rapports entretenus avec la société depuis l'éducation bourgeoise reçue (qui ne cherche qu'à perpétuer un système et des usages propres à un milieu) jusqu'au mariage trop hâtivement conclu (sans recul et sans précautions) et aux tâtonnements conduisant au choix d'une profession. George Sand et Marie d'Agoult se sont formées au travers de ces expériences. Celles-ci sont constitutives de leur personnalité, expliquent leurs positions, leurs jugements.

Leur autobiographie fait état de cette conquête de l'identité qui s'impose pour les individus au XIXè, dans une société sans ordre, sans état, certes mais prompte à enfermer chacun dans une catégorie. Elle résonne des réactions déclenchées par l'inégalité, l'injustice, l'intolérance, l'oppression telles que la société peut les entretenir. Elle met en avant le problème de la reconnaissance sociale et de l'affirmation de soi, les luttes que doit mener chacun pour parvenir à trouver sa place. Elle souligne le rôle que peuvent jouer les femmes. Celles-ci doivent être présentes dans la réélaboration du monde, tant dans la réflexion que dans l'action. C'est par les femmes que les idées peuvent transiter et s'imposer dans la société. Elles étendent leur influence sur leurs compagnons et leurs enfants qu'elles éduquent. La femme peut se constituer en quelque sorte comme guide de l'humanité pour les deux auteurs. Sa générosité naturelle, son altruisme la mettent à même d'entrevoir une communauté idéale et une vision du progrès humain et de la perfectibilité sociale continue. Pour pouvoir contribuer et y travailler, elle doit s'élever chaque jour davantage par l'intelligence et l'étude.

George Sand et Marie d'Agoult revendiquent à ce titre l'égalité d'instruction, l'égalité des droits civils comme reconnaissance d'un droit légitime, l'accès aux professions libérales et luttent contre la domination qu'on veut leur imposer. Elles souhaitent apprendre aux femmes quels sont leurs droits et leurs devoirs. Elles proposent de nouvelles règles sociales en un temps où les références anciennes ne peuvent plus avoir cours. Elles désirent que l'homme regarde sa compagne non comme une esclave mais comme une égale. Elles partent en guerre contre le mariage hasardeux ou imposé, veulent mettre fin à l'opposition systématique entre sphère domestique et sphère publique, et sont persuadées que l'histoire entendra leurs revendications. L'idée d'émancipation chez elles est consubstantielle de leur être social.

George Sand et Marie d'Agoult mettent l'accent sur la nécessité de transmettre, d'informer. Ce qu'elles ont vécu ne doit pas être perdu, mais doit servir à d'autres, faciliter leur marche et constituer un tremplin. Que ceux-ci prennent appui sur leur expérience, et se servent de ce qu'elles ont réussi à obtenir sur le plan social. Elles appellent leur lecteurs à œuvrer, à poursuivre les réformes qui doivent être mises en place pour le bien de tous. L'histoire est l'affaire de tous, chacun à son niveau y est impliqué et doit agir. Il y a un appel lancé pour qu'il y ait union des efforts et solidarité entre les êtres. «Nous n'arrivons à nous comprendre [...] qu'en nous oubliant pour ainsi dire, et en nous perdant dans la grande conscience de l'humanité.» 440

La démarche autobiographique revêt un aspect militant. George Sand et Marie d'Agoult illustrent une évolution qui se traduit par la volonté de restituer le rôle de la personne dans le processus historique et social. Elles souhaitent montrer à leurs lecteurs la façon dont elles ont géré ce bien précieux que constitue la vie. Elles renforcent et démontrent l'utilité de mener des combats pour faire progresser les idées et contribuer à l'évolution des mentalités et des mœurs. Elles veulent laisser des vérités morales et pratiques issues de leur propre expérience. Toutefois leur tentative et témoignage n'en comportent pas moins des limites.

Notes
437.

Histoire de ma vie, op. cit., T. I, pp. 57-58

438.

Mémoires, souvenirs et journaux, op. cit., T. I, p. 35

439.

Mémoires, souvenirs et journaux, op. cit., T. I, p. 285

440.

Histoire de ma vie, op. cit., T. II, p. 199