2 – Limites de l'autobiographie sociale

George Sand et Marie d'Agoult critiquent la société du XIXè siècle, dénoncent son mode de fonctionnement, ses travers et la fustigent. Elles sont en opposition et en réaction avec le monde du XIXè siècle qu'elles rejettent et lui opposent toutes sortes de revendications. Elles révèlent acharnées et déterminées dans le combat qu'elles mènent pour faire avancer leurs idées. Elles veulent défendre la femme, revendiquent pour elle un vrai statut, l'égalité et la liberté au même titre que les hommes. Leurs propos prennent un accent très fort, dénoncent et soulignent les abus et injustices criantes dont celles-ci peuvent être victimes.

Les deux écrivains se laissent entraîner par la cause qu'elles veulent défendre. Elles ont tendance à amplifier les problèmes et maux qui se manifestent dans la société afin que ceux-ci soient perçus de manière plus percutante par leurs lecteurs pour qu'ils s'imposent en quelque sorte à leurs yeux. Il s'agit de frapper l'opinion à tout prix, de gagner les esprits. Le caractère militant est extrêmement présent dans les écrits des auteurs. Il faut convaincre le lecteur, le faire adhérer aux idées exposées, le rallier en quelque sorte à la cause. Ce que les deux femmes relatent, ce qu'elles racontent et mettent en avant se trouve sous-tendue par ce qu'elles veulent démontrer.

George Sand et Marie d'Agoult ne perdent jamais de vue le combat qu'elles poursuivent et entendent le faire avancer. Elles sont menées par leurs idées, les valeurs auxquelles elles adhèrent. Ce qui les portent doit porter les autres au même titre et faire progresser la société dans le sens qui leur semble bon, dans ce qu'elles estiment comme la voie du progrès. Leurs vues sur la société sont subordonnées à l'affranchissement et l'émancipation de la femme. Leurs jugements en ce qui concerne les événements politiques, l'organisation de la société sont empreints de leurs convictions et peuvent faire l'objet d'une certaine orientation. Leur point de vue est forcément partiel et ne saurait refléter celui de la société toute entière. Il est à rattacher à leur histoire. Ce sont leurs propres projets qu'elles transposent à travers la société et les réformes qu'elles voudraient voir entrer en vigueur.

Les lecteurs ne peuvent se fier entièrement aux propos des auteurs. Ils doivent nécessairement prendre du recul, confronter leurs dires avec ceux tenus par d'autres intellectuels de la même époque. L'autobiographie peut faire courir un risque d'aveuglement sur la réalité, perdre de vue la dimension réelle des choses, occulter certains événements au détriment d'autres. Le parti pris par les auteurs est trop fort. Les lecteurs risquent de se laisser enfermer dans une vision particulière et partisane. Les écrits laissés par les deux femmes posent le problème de l'objectivité. Le regard porté sur les événements, le nouvel ordre introduit par la Révolution, les modifications sociales traduit le point de vue des écrivains, donne une image de ce qu'elles aimeraient voir se mettre en place, des évolutions qu'elles souhaiteraient. George Sand et Marie d'Agoult ont une certaine idée de la justice, de l'égalité, de la fraternité, et veulent convaincre leurs lecteurs. Leurs idées vis-à-vis de la politique de la succession des régimes, des institutions ne traduisent pas l'opinion générale et restent personnelles. Elles projettent leurs propres désirs sur la société. Elles renvoient à un monde modelé selon leurs aspirations, conforme à leurs propres idéaux et tel qu'elles le voudraient. Les deux écrivains définissent un ordre de valeur pour tous d'après leurs propres principes et en vertu de ce que représente à leurs yeux le progrès social. Ce sont leurs jugements et leurs convictions qui apparaissent au travers de leurs écrits. Ceux-ci ne peuvent être partagés par tous.

La volonté de militance entretenue par George Sand et Marie d'Agoult courcircuite leur témoignage et nuit à leur ouvrage. Le lecteur doit rester prudent et garder malgré tout la maîtrise de son jugement, ne pas s'en remettre entièrement aux deux auteurs en ce qui concerne l'époque. L'autobiographie risque de l'emporter au-delà de ses convictions, de compromettre son raisonnement. L'effet formatif se trouve donc mis en cause ici. L'adhésion que réclame George Sand et Marie d'Agoult limite la formation pour les lecteurs. Le lecteur risque d'être atteint par une sorte de déformation, à trop vouloir suivre George Sand et Marie d'Agoult, dans leur idéalisme social et velléités. N'entretiennent-elles pas en elles un certain utopisme ? Mesurent-elles toujours leurs idées, implications, et la mise en œuvre que cela implique ?

D'autre part, les deux écrivains ont tendance à donner à l'éducation une place peut-être disproportionnée. L'éducation a-t-elle réellement tous les pouvoirs que les deux femmes lui octroient par avance et presque systématiquement ? Peut-elle venir à bout de tout, abolir toutes les différences et restituer l'égalité des chances ? Qu'en est-il de la personnalité de chacun, des dons et facultés respectives, du poids de l'environnement, de la famille, du milieu et contraintes sociales. Comment œuvrer et agir concrètement dans ces conditions ? Qu'est-il réellement possible de faire et de mettre en place qui soit réalisable et puisse faire bouger durablement les choses et modifier les esprits ? N'est-il pas inévitable que certains soient favorisés au détriment d'autres ?

Enfin, George Sand et Marie d'Agoult font état en majeure partie d'elles-mêmes au travers de leur autobiographie. Même si elles se placent face à la société, leur entreprise restitue toutefois en premier lieu l'image d'un moi qui se retourne sur lui-même sur sa vie et l'analyse au détriment des déterminants sociaux. Ce qui se dessine à travers leur histoire, c'est le parcours effectué par deux jeunes filles issues de l'aristocratie, sans doute plus douées et plus déterminées que d'autres et ayant eu la chance d'avoir bénéficié de conditions quelques peu exceptionnelles et d'un environnement plus ouvert et plus favorable que la moyenne.

Elles s'expriment dans leur particularité. Elles font état de leur enfance, adolescence, des conditions spécifiques dans lesquelles celles-ci se sont déroulées, de l'enseignement qui a été le leur, tant dans le cadre du domicile familial, qu'à l'extérieur au couvent et des expériences qui les ont le plus marquées. George Sand insiste l'année solitaire passée à Nohant, les lectures effectuées, le préceptorat de Deschartres. «Mais il était décidé par le sort que dès l'âge de dix-sept ans, il y aurait pour moi un temps d'arrêt dans les influences extérieures que je m'appartiendrais entièrement pendant près d'une année, pour devenir, en bien ou en mal, ce que je devais être à peu près tout le reste de ma vie.» 441 Leur approche de la vie sociale, du mariage, de l'éducation, leur connaissance de la société les renvoie à leurs propres observations et à leurs pratiques. Leurs écrits exposent leurs sentiments personnels, leurs ressentis. Leurs positions, leurs réactions, leurs jugements sont la conséquence de ce qu'elles ont vécu et subi personnellement. C'est bien une personne qui écrit en son nom propre et qui s'exprime en particulier. C'est bien un sujet qui se dévoile et se manifeste au fur et à mesure du récit. Le sujet constitue le noyau central, se trouve au cœur des écrits, s'esquisse et prend forme au cours de l'histoire. Nous voyons une personnalité et un caractère se dessiner, des tendances se confirmer, un destin et des choix personnels se préciser.

L'autobiographie n'est pas seulement un phénomène social. Elle ne s'inscrit pas seulement en terme de positionnement social, de rapport avec la société. Elle relève de l'expression d'un sujet qui décide de revenir sur son existence, sur ses principales étapes, sur ce qu'il a vu, fait et entendu. Le «Je» ne peut pas être écarté et éliminé. C'est autour de lui que se centralisent les propos de l'auteur. L'objet de l'entreprise consiste bien à saisir la manière dont le moi d'aujourd'hui s'est constitué, à remonter le fil du temps pour appréhender le moi d'hier, les périodes décisives de l'enfance et de l'adolescence et comprendre comment s'est réalisée la formation de la personnalité, le choix d'une profession, d'une vie au travers des événements et du temps. George Sand n'en vient-elle pas à dire : «Mon individualité était en train de se faire [...], j'avais besoin de l'examiner [...].» 442 La priorité est donnée au sujet : c'est bien celui-ci qui fonde en premier lieu le projet des auteurs quelques soient les raisons mises en avant, les justifications apportées (devoir de solidarité, fraternité, humanité, nécessité de porter à la connaissance d'autrui un moment de l'histoire et de lutter contre l'oubli). Le besoin de se retrouver et de répondre aux grandes questions de l'existence reste très fort et motive essentiellement les deux écrivains. Marie d'Agoult «veut lire dans sa vie l'ascension positive et inéluctable d'une conscience». 443

C'est bien un regard porté par les auteurs sur leur propre évolution, les étapes de leur cheminement que l'on retrouve. George Sand et Marie d'Agoult reviennent sur la façon dont leurs opinions politiques, religieuses, sociales, se sont forgées et examinent ce qui a pu inspirer et dicter leurs positions. Marie d'Agoult ne s'est pas d'emblée affirmée comme protestante et républicaine. Au contraire, elle a été élevée dans la religion catholique et sa famille la portait naturellement vers la monarchie. Il a donc fallu que l'écrivain engage un processus de réflexion vis à vis de ces valeurs familiales, les confronte aux événements, fasse différentes rencontres avant de fixer son jugement et d'établir ses propres convictions. Ainsi en a-t-il été également pour George Sand. Il y a eu de sa part un travail similaire d'analyse avant de s'arrêter à un socialisme humanitaire et une sorte de déisme. C'est donc tout cela que les deux femmes veulent reprendre, comprendre et expliquer. Leur parcours par définition est unique, la place qu'elles ont réussie à se faire également. La relation de leur histoire creuse leur particularité et atteste de leur spécificité. Elles se veulent et se proposent comme exemple ? Mais le modèle peut-il être accessible pour les autres ? Ne représentent-elles pas justement l'exception qui ne peut se reproduire et qui a toutes les chances de se trouver hors de portée ? Le choix de l'écriture, la consécration gagnée de haute lutte ne peuvent concerner qu'une infime minorité. Le trajet est hors norme et l'identification impossible pour les lectrices.

George Sand et Marie d'Agoult ne cessent d'affirmer leur différence au travers de leur autobiographie. Elles la creusent et l'imposent malgré tout. Leur histoire tient et se rattache aussi à un ensemble de conditions spécifiques. L'autobiographie sociale est mise au service de l'affirmation de soi. Le «Je» des auteurs finit par l'emporter par rapport aux débats de société.

Notes
441.

Histoire de ma vie, T. I, p. 1033

442.

Histoire de ma vie, T. I, pp. 9-10

443.

Mémoires, souvenirs et journaux, T. I, p. 13