I - LE DECLIN DES INSTITUTIONS

L a fin des années soixante marque l'ébranlement de la société, des mœurs, et l'émergence d'un mode de socialisation et d'individuation inédit. La nouvelle société en marche n’est plus structurée par les catégories sociales et culturelles, les repères nés avec la société industrielle. Le monde s’affirme comme un monde hétérogène. Il n’y a plus de valeurs centrales de référence ordonnées à un contenu quelconque préétabli. La cohésion semble perdue. «Cependant il faut bien se résoudre à observer qu'il existe des tendances lourdes […] conduisant à penser que nous sommes entrés dans une période historique dominée par le déclin du programme institutionnel. […] Il y a en cela une raison essentielle : le déclin des institutions participe de la modernité elle-même, et pas seulement d'une mutation ou d'une crise du capitalisme.» 444

Le rêve de la modernité a engendré des espoirs déçus et des désillusions. «[...] Les grandes valeurs du modernisme se trouvent à leur tour épuisées, désormais le progrès, la croissance, le cosmopolitisme, la vitesse, la mobilité [...] se sont vidées de leur substance [...]»445 L'idéal moderne a débouché sur d’autres logiques, celles propres à une société de masse, de consommation, dominée par l’économie de marché, la rationalité, la fonctionnalité. L’intégration croissante de la nation autour des institutions, l’action de l’Etat en tant qu’élément régulateur et réunificateur, ne sont pas réalisées. «A l'évidence, les sociétés n'apparaissent plus comme des ensembles fonctionnels, des systèmes dans lesquels l'économie, la culture, les institutions forment un tout dont les classes dirigeantes et les mouvements sociaux se disputent, et se partagent la direction.» 446

Le désenchantement a fait son apparition, lié à la crise économique et à ses effets perturbateurs. Les composantes traditionnelles de la société se sont affaiblies et défaites peu à peu sous le coup des critiques, des innovations, des mutations sociales. Les appartenances sociales et culturelles se sont effritées. «Depuis deux ou trois décennies le cours des choses est même allé bien plus vite que la pensée. En cette fin de siècle, nous sommes les contemporains anxieux d'une réalité qui demeure, au sens strict du terme impensé, cette immense rupture historique n'est comparable à rien de connu [...]».447

La rupture avec la phase inaugurale des sociétés modernes, l'ordre disciplinaire, universel, rigoriste est consommée. «L'anomie, la tragédie de la culture, l'aliénation, le désenchantement du monde ne sont qu'un ensemble de descriptions et d'analyse de l'impossible réconciliation des deux faces de la modernité.» 448 Le sens historique se trouve déserté au même titre que les valeurs et les institutions sociales. «[...] L'âge qui commence opère une rupture éclatante : les idéaux, quelle que soit leur nature ont a peu près disparu. L'homme contemporain observe d'un œil égaré les certitudes qu'il a auparavant déployées, les institutions qu'il a entretenues [...].»449

Une nouvelle logique se profile, issue directement de l'univers des objets, des images, de l'information et des valeurs hédonistes, qui s'est mis progressivement en place, générant une nouvelle forme de comportements, une diversification des modes de vie, un flottement des croyances et des rôles. Les mœurs basculent dans la logique de la personnalisation. L'air du temps est à la différence, réfute toute standardisation. Le respect et l'aménagement des différences individuelles règlent les conduites. La société s'organise et s'oriente, en fonction d'une flexibilité, fondée sur les besoins propres des individus et la prise en compte des facteurs humains. L'homme contemporain veut se dégager des contraintes, cherche à se donner le plus de choix possibles.

La famille, la religion, l’entreprise, l’habitat encadraient autrefois l’individu dans des relations rigides. Ces liens se sont déstabilisés, peu à peu, laissant place à des relations plus libres et plus flexibles. La famille nucléaire ne correspond plus à la seule norme. Les réalités sont disparates. L’augmentation des divorces, des naissances hors mariages, la baisse du taux de fécondité constituent autant d’éléments indicateurs d’un nouveau rapport vis à vis de l’institution familiale. La famille est désormais un projet. Le type de famille se trouve issu d’un choix strictement personnel et apparaît comme le désir de vivre une expérience commune. «[...] Les chiffres donnent à penser que la diversité des régimes matrimoniaux et des principes de la filiation passent dans les mœurs et que nous sommes entrés dans un nouvel âge de l'institution familiale.»450

Le mariage ne constitue plus qu’une forme d’union parmi d’autres. L’égalité des partenaires, l’autonomie financière, les ressources culturelles ont favorisé la multiplication de nouvelles façons de vivre au détriment du modèle traditionnel. «La vie de couple très largement émancipée de la parenté et des rôles traditionnels devient le théâtre de négociations successives à la recherche d'un équilibre». 451 Le principe des essais et erreurs se trouve admis. Le couple se fonde sur une bonne part de la subjectivation. La famille repose sur l’affect et les sentiments et résulte d’un libre arrangement des personnes entre elles. Les liens peuvent être remis en cause lorsque le jeu subtil des intérêts, sentiments, arrangements ne parvient plus à se réaliser.

L’appartenance religieuse ne va plus de soi. Il y a à la fois éclatement de la prescription religieuse et dissémination de l’identité religieuse. Le sentiment religieux ne prend plus nécessairement place au sein d’une religion et de pratiques définies. Il émane d’une interrogation et d’une recherche personnelle. L'individu renonce aux militantismes religieux, désinvestit les grandes orthodoxies. Le monde post-moderne est un monde sécularisé, marqué par l’autonomie de la conscience et de la foi. Le temps n’est plus où l’on pouvait adhérer simplement aux valeurs établies. «Les anciens contenus de la foi, valables pour tous sont réévalués, édulcorés, triés et transformés par chacun. La désinstitutionnalisation autorise toute une gamme de positions intermédiaires entre l’ancienne appartenance monolitique à l’Eglise et la dissidence assumée» 452 Chacun essaie de trouver la vérité en l’absence d’un sens religieux établi. L’expérience religieuse, la recherche intérieure peuvent se faire en dehors d’une croyance à Dieu. Une sorte de nouvelle spiritualité se dessine, mélange d’éléments divers, empruntés à diverses religions, aux para-sciences, et faisant largement appel à l’expérience émotionnelle. «La religion apparaît comme un lien symbolique singulier proposant du sens pour soi, parmi beaucoup d’autres possibles. L’expression religieuse devient affinitaire et individualiste 453

Les individus tentent de se raccrocher à des mouvements porteurs, adhèrent sans méfiance aux nouvelles valeurs qu’on leur propose, et se montrent prêts à suivre toute sorte de gourous. Le succès des sectes, tout comme le nombre croissant de fidèles au long de ces dernières années, tiennent à cette vacuité de sens et incertitude qui habitent la société post-moderne. «L'esprit religieux réapparaît derrière la certitude de la mort de Dieu et des Dieux. Les sectes stupéfiantes qui fleurissent représentent des ersatz de religions. Un nombre grandissant de nos contemporains ne se résignent pas à ignorer plus longtemps la question de la vie et de la mort. Ils renâclent à aller chercher des réponses dans les religions traditionnelles, qui ont reçu de plein fouet le choc de la modernité, et ne s'en sont pas remises. En effet, les Eglises ont répondu à cette profonde remise en cause, tantôt par des concessions qui tenaient de la compromission [...]; tantôt par un refus brutal de non recevoir [...] levant contre elle tous ceux qui ne souhaitent pas récuser la modernité d'un bloc [...]. Autrement dit, elles n'ont pas su répondre aux attentes d'une époque tourmentée par le retour des questions immémoriales. Aussi notre contemporain se tourne-t-il vers des ersatzs de religions façonnés à son image, doctrines sans tradition éloignées des querelles historiques, inventées par le premier prophète qui passe.»454

Le retour du sacré et du spirituel, le succès des sagesses et religions orientales (zen, taoïsme, bouddhisme), des ésotérismes, l'étude du Talmud et de la Torah s'affirment bien comme un phénomène post-moderne. La religion semble touchée par le phénomène de personnalisation qui atteint toute la société. On est croyant mais à la carte, on mêle les Evangiles avec le Coran, le zen ou le bouddhisme. On peut être quelque temps chrétien, quelques mois bouddhiste, quelques années disciples de Krishna. Le renouveau spirituel est porté par l'individualisme post-moderne. L'attraction du religieux est inséparable d'un individu en quête de lui-même sans balisage, ni certitude et relève dans la plupart des cas d'un engouement éphémère. Le mysticisme ou plutôt le néo-mysticisme qui se déclare, participe d'un certain narcissisme. Les hommes viennent chercher dans la religion des ressources qui leur permettent de construire leur vie et des réponses face à des problèmes existentiels. Ils optent pour les croyances qui leur correspondent le mieux et qui soient en mesure de leur apporter des repères vis-à-vis des questions qu’ils se posent.

Le travail ne fédère plus massivement l’ensemble de la société, une rupture s’est installée. Avec l’épuisement de la vision prométhéenne de la modernité, le travail n’est plus porté par une éthique donnant sens à l’existence humaine. Il n’est plus l’unique élément d’intégration et d’organisation de la vie sociale. Il ne suffit plus à définir l’individu, sa place et son rôle. Celui-ci revendique d’autres appartenances et compétences en dehors du cercle de l’entreprise. Les conditions de travail deviennent aléatoires. Le déclassement guette toute personne. Rien n’est acquis définitivement L’emploi précaire fait partie du parcours professionnel. Les phases de transition (recherche du premier emploi, préretraite, reconversion) ont tendance à s’allonger.

Les nouvelles technologies introduisent des changements au sein de la nature des métiers et des tâches. Les situations de travail se sont diversifiées, les individus circulent plus rapidement de l’une à l’autre et les grandes structurations sociales de la société industrielle laissent la place à une diversité d’expériences et des conditions qui organisent peu à peu d’autres types de clivages et de rapports sociaux. «Considérez en effet cette immense vague de désinvestissement par laquelle toutes les grandes valeurs et finalités ayant organisé les époques antérieures se trouvent peu à peu vidées de leur substance, qu'est-ce sinon une désertion de masse transformant le corps social en corps exsangue, en organisme désaffecté. [...] Qui est encore épargné par ce raz de marée ? Ici comme ailleurs le désert croît : le savoir, le pouvoir, le travail, l'armée, la famille, l'Eglise, les partis, etc... ont déjà globalement cessé de fonctionner comme des principes absolus et intangibles, à des degrés différents plus personne n'y investit quoi que ce soit.»455

L’intégration sociale a perdu de sa cohérence et de sa clarté. La nouvelle organisation du travail, l’éclatement de la famille, l’urbanisation continue ont contribué à réduire toutes les formes de sociabilité. La multiplication des grands ensembles s’est accompagnée d’une méconnaissance du voisinage. Les mobilités géographiques, professionnelles, familiales font se nouer et se dénouer constamment le tissu des relations. Les individus se côtoient mais ne communiquent plus. Les solitudes urbaines prennent le pas sur les anciennes formes de sociabilité. Le chômage entraîne un net déclin des contacts sociaux et une plus grande difficulté à établir des relations. Le repli s’installe. Le lien social se distend, les rapports entre les individus deviennent plus difficiles et plus conflictuels. «Nous sommes contemporains d'une mutation du monde, d'un changement des sociétés dans lesquelles nous vivons. Partout se fissurent ou éclatent les contrats sociaux en usage. Et la grande question du monde de cohésion des sociétés dans leur diversité est à l'ordre du jour».456

Les épreuves individuelles séparent des enjeux collectifs, la raison devient utilitarisme, les passions se transforment en sentimentalisme. La panne de la communication sociale favorise l’incompréhension et la tension entre groupes sociaux et classes d’âge. La relation à l'autre succombe à ce même procès de désaffection qui a atteint les valeurs et les institutions. Le relationnel s'efface, emporté par le désir d'autonomie, la mentalité asphyxiante. La liberté a propagé le désert, l'étrangeté absolue à autrui. Le système produit l'isolation. La dissolution des rôles publics et la recherche absolue d'authenticité, ont engendré une incivilité se manifestant par le rejet de relations anonymes dans la ville, le repli sur son home, le rétrécissement du sentiment d'appartenance à un groupe et l'accentuation des phénomènes d'exclusion. Les individus se montrent de plus en plus incapables de jouer des rôles sociaux. Chacun a tendance à se cristalliser sur lui-même.

L’individu, faute de certitudes et de repères, tend à se détacher de la société, se montre emporté par ses désirs, se tourne vers l’intimité et le narcissisme, s’enferme dans la dépendance de ses passions et de ses intérêts. «La culture post-moderne représente le pôle superstructurel d'une société sortant d'un type d'organisation uniforme et dirigiste [et] et qui pour se faire brouille les ultimes valeurs modernes [...], dissout la prééminence de la centralité, [...], légitime l'affirmation de l'identité personnelle, conformément aux valeurs d'une société personnalisée où l'important est d'être soi-même, où n'importe quoi, dès lors, a droit de cité et de reconnaissance, où plus rien ne doit s'imposer impérativement et durablement, où toutes les options, tous les niveaux peuvent cohabiter sans contradiction ni relégation.» 457

Tout devient subjectif, le monde devient le reflet des désirs et des illusions. Sous prétexte de liberté, tout est possible. Tout se vaut dans l’indifférence générale. L’individu moderne découvre la solitude infinie de ceux qui ne veulent rien devoir qu’à eux-mêmes. Il se trouve confronté à l’épreuve du vide, à la solitude morale. Croyant être autonome, il se trouve plus dépendant que jamais de la société et de la manipulation commerciale des identités et des besoins. Voulant être lui-même, il se retrouve comme homme de la société de consommation et homme de ses chimères. Il se trouve voué à consommer toujours plus d'objets et d'informations. La consommation étend son emprise jusque dans la sphère privée. L'homme vit dans un environnement où les émotions l’emportent sur la raison, les images sur les discours raisonnés. Le narcissisme moderne engendre l’uniformité des goûts et des sentiments. La société de masse détruit ce que la vie sociale pouvait avoir de grand : les grands hommes, les grandes passions, les grandes œuvres culturelles. L’art s’industrialise, les avant-gardes s’épuisent dans une critique conformiste. L’art pour l’art est devenu l’art de la personne. L’homme vit dans un monde en panne, marqué par la contradiction.

L’institution scolaire souffre de ce nouvel état d’esprit et se ressent tout particulièrement ce déchirement de la modernité. Fondée pour instituer un ensemble de valeurs, un ordre social, un type de citoyenneté, elle doit réaliser une myriade d’ajustements. «Le professeur ne peut plus s'appuyer sur les valeurs républicaines (pour l'école publique) ni sur les valeurs religieuses (pour l'école privée), il doit tenir compte de la diversité des convictions de ses élèves [...] 458 Les règles de la distribution scolaire ont été profondément modifiées. Le système scolaire s’est fractionné et diversifié. La massification scolaire a changé la nature de l’école. L’école doit gérer des publics hétérogènes, il ne lui suffit plus de jouer son rôle et d’affirmer ses objectifs pour que les élèves rentrent dans le jeu. Les modèles éducatifs implicites ne peuvent plus fonctionner. Le prestige et l'autorité des enseignants ont à peu près complètement disparu.

Désormais le discours du maître est désacralisé, banalisé, situé sur un pied d'égalité avec celui des médias et l'enseignement est victime de l'apathie scolaire faite d'attention dispersée et de scepticisme envers le savoir. La montée d’une morale de la subjectivité bouscule les méthodes pédagogiques, l’organisation scolaire. La convergence des méthodes et programmes vers un ensemble de fins et de valeurs relativement homogènes n’apparaît plus de façon claire. «[...] Le système éducatif occidental est entré depuis une vingtaine d'années dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus : qu'est-ce qui est transmis et qu'est-ce qui doit être transmis, et d'après quels critères ? Soit une crise des programmes et une crise de ce en vue de quoi ces programmes sont définis. Il connaît aussi une crise de la relation éducative [...].»459

La tension reste vive entre les demandes de performance, d’adaptation et de subjectivité. La subjectivité devient le centre de l’intégration. Le processus de socialisation et les relations pédagogiques ne sont plus fixés et régulés par un système de rôle et des valeurs transcendantes. L’école est bousculée par une logique de marché et une obligation d’adaptation aux contraintes du travail et des qualifications. On lui demande d’atteindre des logiques différentes et souvent contradictoires.

Une ligne commune de désinstitutionnalisation se dessine. Jusqu'à une date récente, la logique de la vie consistait à immerger l'individu dans des règles uniformes, à noyer les particularités dans une loi homogène et universelle. Cet imaginaire disparaît et cède la place à de nouvelles valeurs visant à permettre le déploiement de la personnalité intime, à reconnaître les demandes singulières. C'est partout la recherche de l'identité propre qui motive les actions sociales et individuelles. L’homogénéité des valeurs ne peut plus se réaliser face à la diversité des individus. Celle-ci a induit un retournement. Il n’y a plus de réel modèle donné par la société. «[...] La crise des institutions est d'une certaine façon la marque de la poussée de l'individualisme, car elles renvoient désormais à l'individu à lui-même, et non à la société avec ses normes et ses règles.»460

L’individu moderne est désormais engagé dans une société fortement différenciée, confronté à des rôles multiples, soumis à des stimulations nombreuses et complexes. Les lignes de conduite qui inspirent l'individu dans ses conduites et les systèmes de valeurs qu'elles présupposent et expriment sont incontestablement plus différenciées qu'autrefois, selon les tranches d'âges, milieux et secteurs d'activité. L'indépendance des entités individualisées prime sur les solidarités. Les normes sociales sont remplacées par des règles morales intériorisées, des obligations subjectives, un principe d’autodétermination.

L'homme vit pour lui-même sans se soucier de ses traditions et de sa postérité. «C'est l'annexion de plus en plus ostensible des sphères de la vie sociale par le procès de personnalisation et le recul concomitant du progrès disciplinaire qui nous a conduit à parler de la société post-moderne [...] manière de dire le virage historique des objectifs et modalités de la socialisation à présent [...] manière de dire que l'ère hédoniste et personnalisée est devenue légitime et ne rencontre plus d'opposition [...].»461 L’unité de l’individu ne découle plus de l’unité de la société, elle est une extériorité du sujet dans un monde multiple. Elle est réflexive et discursive. La personne doit apprendre à se mouvoir dans un ensemble aux règles instables, à agir au gré des opportunités et de moins en moins au gré des normes. Le sentiment d’appartenance sociale s’est distendu et modifié. La société du bien-être génère une atomisation et une désocialisation radicale. Les désirs individualistes éclairent davantage aujourd'hui les intérêts de classe, l'hédonisme et le psychologisme sont plus prégnants que les programmes et les formes d'action collectives. «Le moment post-moderne est bien davantage qu'une mode, il révèle le procès de l'indifférence en ce qui concerne tous les goûts, tous les comportements peuvent cohabiter sans s'exclure, tout peut être choisi à loisir [...].»462

Il n’y a plus de modèle défini mais plutôt une pluralité de registres à travers lesquels chaque individu cherche à s’exprimer et à trouver une place. Le principe d’individuation qui régit le monde renvoie à des différences multiples. Il entraîne une poussée des revendications identitaires. Les différences qui s’affirment sont échafaudées par des individus qui se veulent acteurs. Elles doivent être considérées en tant qu’identités propres, modes de subjectivation et de reconstruction de soi. L’identité n’est plus engendrée par la socialisation, elle n’est plus un donné mais résulte d’une mise en œuvre personnelle. L’acteur ne se définit plus par la seule adaptation des codes sociaux répondant à son identité sociale majeure. L’identification exclusive des individus à leur rôle professionnel est dépassée. Elle laisse place à des quêtes identitaires diverses et fluides. La crise de la modernité suppose des déplacements sur l’échelle sociale. La vie devient un parcours sinueux, une succession de branchements, de décrochages, d’arbitrages plus ou moins douloureux, de péripéties imprévues, qui séparent et isolent les individus les uns des autres. On s’oriente vers un phénomène d’auto-production de la société à travers ses acteurs, les individus. L’expérience individuelle est projetée par la désinstitutionnalisation.

«La production des normes est passée du coté de la subjectivité des individus et de l’expérience des individus.» 463 La réflexivité, la distance à soi, la perception des intérêts, la construction des identités sont devenues les principes régulateurs de l’action.

Le travail de l’expérience se substitue désormais aux rôles sociaux pour chacun. Le principe du libre arbitre personnel prévaut. Il n’est plus dominé par un ensemble de croyances, reçues par tous. Les grands principes qui président la société s’effacent. Ils sont remplacés par le respect des différences, la solidarité et la liberté individuelle, la morale de l’intention, partout l'onde de désaffection se propage. Il n’y a plus vraiment d’institutions mais plutôt des cadres sociaux, l’école, la famille, dans lesquels l’individu se comporte comme sujet et construit son expérience. «La republica est dévitalisée, les grandes questions philosophiques, économiques, militaires soulèvent à peu près la même curiosité désinvolte que n'importe quel fait divers, toutes les «hauteurs» s'effondrent peu à peu, entraînées qu'elles sont dans la vaste opération de neutralisation et de banalisation sociale. Seule la sphère privée semble sortir victorieuse de ce raz de marée apathique [...].»464

Les formulations sont aujourd’hui subordonnées à celles-ci : parvenir à la liberté de construction pour l’individu et les collectivités du sens de leur existence. Les conflits tournent autour de l’appropriation de l’individuation, de l’interprétation contradictoire de cette individuation. Cet état de fait s’accompagne d’une poussée des revendications identitaires. L’égalité se pose en termes de reconnaissance de différence et d’identité. Au sein même des grands mouvements sociaux, l’individualisation fractionne les identités et la culture. Aucune lutte collective ne parvient à fédérer la pluralité des protestations. «Aujourd'hui, les questions sociales concernant la vie collective connaissent le même destin que les tubes des hits-parades, toutes les hauteurs fléchissent, tout glisse dans une indifférence décontractée.»465

La libération de l’individualisme, du plaisir, du bonheur transforment les rapports sociaux en tensions et problèmes psychiques. Une sorte de méfiance s’est instauré vis-à-vis des syndicats face à leur volonté de globaliser les problèmes. Les luttes sociales sont éclatées et disparates. Le triomphe de l’individuation est la marque culturelle du temps et l’enjeu des nouveaux conflits de la vie collective. «L'ultime figure de l'individualisme ne réside pas dans une indépendance souveraine asociale mais dans les branchements et connexions sur des collectifs aux intérêts miniaturisés, hyperspécialisés [...]. [...]. Car le remarquable dans le phénomène, c'est d'une part la rétraction des visées universelles si on le compare au militantisme idéologique et politique de jadis, d'autre part le désir de se retrouver entre soi, avec des êtres partageant les mêmes préoccupations immédiates et circonscrites. Narcissisme collectif, on se rassemble parce qu'on est semblable, parce qu'on est sensibilisé directement par les mêmes objectifs existentiels.» 466 Les adhésions sont fluctuantes, sans grande motivation et apparaissent comme un phénomène du monde. Les coordinations revendiquent des identités professionnelles limitées et militent pour une individualisation des rapports sociaux, opposant le vécu du métier aux transformations des institutions et des statuts. Les actions défensives sont menées au nom d’une catégorie socio-professionnelle particulière, d’un secteur ou d’une région.

Le recul du militantisme profite désormais aux associations. Celles-ci figurent comme un recours dans le contexte de crise généralisée et se veulent comme expression d’une certaine subjectivité, expressivité et revendication. «Visiblement, les Français ne veulent plus être encadrés, tandis qu'ils sont toujours prêts à se mobiliser pour une cause qu'ils jugent juste, et à soutenir ceux qui se mobilisent. Chaque fois qu'une action humanitaire rassemble les bonnes volontés ou qu'une bonne cause doit être défendue, des associations sont créées en grand nombre à travers tout le territoire pour gérer ces actions de toutes natures.» 467 Le phénomène associatif illustre la mise en avant du particularisme dans la défense des droits. «[ Les associations] adhèrent à une rhétorique des droits de l’homme qui ne sont plus les droits d’une collectivité, nation ou classe sociale, mais ceux de l’individu ou encore ceux de l’usager» 468 L’engagement dans un mouvement associatif se fait sans contrainte. Chaque personne cherche à se faire reconnaître pour elle-même et en tant que telle, au sein de l’association dans laquelle elle s’engage.

L’individualisation s’accompagne d’une évolution de l’engagement. «L’individualisation du social signifie le recours à l’idée de trajectoire individualisée [...]. Elle met l’accent sur les formes de participation et de mobilisation dans lesquelles les liens personnels l’emportent sur l’appartenance commune à un groupe.» 469 .Il y a épuisement d’un certain type de représentation de la vie sociale, d’une philosophie sociale au profit de l’individu, c’est à partir de lui que la société se réalise et s’organise. «On tolère davantage aujourd'hui les inégalités sociales que les interdits touchant la sphère privée, on consent plus ou moins au pouvoir de la technocratie [...] mais on est réfractaire à la réglementation du désir et des mœurs. Le renversement de la tendance au profit du procès de personnalisation a porté à son point culminant le désir de libération personnelle, a produit un renversement de priorité dans les aspirations, l'idéal d'autonomie individuelle est le grand gagnant de la condition post-moderne.»470 L’individu constitue le point de départ et d’arrivée de toute chose.

Notes
444.

F. DUBET, Le Déclin de l'institution, Seuil, 2002, L'Epreuve des faits, p. 372

445.

G. LIPOVETSKY, L'ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain, Gallimard, 1996, Folio essais, p. 58

446.

Penser le sujet: autour d'Alain Touraine, Colloque de Cerisy, sous la dir. De F. Dubet et M. Wieviorka, Fayard, 1995, p. 3

447.

J.C. GUILLEBAUD, La Refondation du Monde, Seuil, 1938, p. 15

448.

F. DUBET, Le Déclin de l'institution, op. cit., p. 373

449.

C. DELSOL, Le souci contemporain, Ed. Complexe, 1996, Faire sens, p. 21

450.

L DIRN, pseud. Coll., La société française en tendances 1975 – 1995, deux décennies de changement, P.U.F., 1998, Sociologie d'aujourd'hui, p. 453

451.

Ibid., p. 226

452.

F. DUBET, D. MARTUCELLI, Dans quelle société vivons-nous, Seuil, 1998, L'Epreuve des faits, p. 165

453.

Ibid. p. 93

454.

C. DELSOL, op. cit., pp 46-47

455.

G. LIPOVETSKY, op. cit. p. 50

456.

Quelles valeurs pour demain: neuvième forum Le Monde, Le Mans 24 – 26 octobre 1997, textes réunis et présentés. par T. Ferenczi, Paris, Seuil, 1998, p. 234

457.

G. LIPOVETSKY, op. cit., p. 17

458.

L. DIRN, op. cit., p. 13

459.

C. CASTORIADIS, La Montée de l'insignifiance, Seuil, La Couleur des idées, pp. 18-19

460.

Quelles valeurs pour demain, op. cit., p. 136

461.

G. LIPOVETSKY, op. cit., p. 14

462.

Ibid., p. 58

463.

F. DUBET, D. MARTUCELLI, op. cit., p. 169

464.

G. LIPOVETSKY, op. cit., p. 72

465.

Ibid., p. 20

466.

Ibid., p. 21

467.

L. DIRN, op. cit., p. 10

468.

M. BARTHELEMY, Associations : un nouvel âge de participationPresse de Sciences Po, 2000, p.73

469.

Ibid., p. 144

470.

Ibid., p. 166