II - LA MONTEE DE LA SUBJECTIVITE

L ’évolution historique de la société atteste de la montée de l’individualisme et du primat accordé à l’individu alors que dans la tradition celui-ci était subordonné à un ordre supérieur. Ce phénomène se marque tout particulièrement à partir des années 1980 et résulte entre autre du retour de l’individu comme acteur dans le champ des sciences sociales.

Le principe de légitimité réside désormais dans l’individu et ne se fonde plus sur un ordre de choses réputé supérieur aux consciences individuelles. Il prescrit de subordonner l’ordre des choses aux désirs, aux besoins, à la raison ou à la volonté des personnes. «Dans les sociétés démocratiques et multi-culturelles, le pluralisme et la diversité identitaire sont jugés préférables aux anciennes visions globalisantes et aux démarches assimilationnistes. Priorité à la différence et aux bigarrures des tribus, chacune campant sur sa vision du monde et, à la limite, sa conception de la morale. On récuse avec horreur «tout point de vue surplombant» et tout trace de holisme.»471

Ainsi, c’est dans l’individu et en lui seul que réside le principe de ce qui est bon pour l’individu. L’individu est posé comme la base et la finalité du système social et de référence. «Nous vivons aujourd'hui [...] l'ère de l'individu, celle qui fait de l'individu comme tel un principe et une valeur, voire le principe ou la valeur, celle où, au terme d'une érosion continue des formes et des contenus traditionnels, la détermination des règles et des normes s'accomplit au présent à travers leur libre fondation par les volontés individuelles, ou par les volontés du groupe s'individualisant.» 472 La révolution individuelle substitue l’indépendance privée aux appartenances obligées. Ce sont les individus qui définissent les règles de vie en commun, les valeurs des individus pour le bien des individus. L’individu se constitue comme l’épi-centre de la société et se trouve au centre de toute la pensée réflexive. Il figure comme sa propre histoire et sa propre préoccupation. «L'idée d'individualisme renvoie à celle de sujet individuel, et donc à la capacité personnelle de se construire soi-même, de produire ses propres choix, sa propre existence, d'être l'objet d'une auto-réflexion.» 473

C'est désormais à chacun d'inventer ses normes. L'univers de la tradition et de la soumission, fait place à celui de l'autonomie, et, contient la possibilité d'une multiplication des morales et systèmes de valeurs. Le principe personnel d'orientation des conduites se substitue à l'ordre du monde. La nouvelle société en marche impose l’idée d’un individu qui se veut non seulement acteur, mais aussi sujet. Acteur à travers la somme effective des actions qu’il réalise et qui le fait «être» et sujet par le travail réflexif de compréhension exercé vis à vis du monde et par la recherche d’un principe d’unité. Le sujet est appel à la transformation de soi en acteur et s'affirme comme Je. Il est volonté d'un individu d'agir et d'être reconnu comme acteur. «L'individu n'est que l'unité particulière où se mêlent la vie et le passé, l'expérience et la conscience. Le sujet est le passage du ça au Je, le contrôle exercé sur le vécu pour qu'il ait un sens personnel, pour que l'individu se transforme en acteur qui s'insère dans des relations sociales en les transformant, mais sans jamais s'identifier complètement à aucun groupe, à aucune collectivité. Car l'acteur n'est pas celui qui agit conformément à la place qu'il occupe dans l'organisation sociale, mais celui qui modifie l'environnement matériel et surtout social dans lequel il est placé en transformant la division du travail, les modes de décision, les rapports de domination ou les orientations culturelles.» 474

La crise de la modernité pointe l’insuffisance de l’existence comme simple réflexivité spontanée et renvoie à la conception du sujet unitaire comme existence. Elle engendre une réflexion éthique comme médiation pour conduire à une existence significative. Le triomphe de l'action instrumentale introduit le sujet sur scène. C'est lorsque le monde perd son sens, se désenchante, que le sujet revient en force. «Dans l'Occident riche et marchand, c'est d'abord contre la société de masse, contre la consommation à la fois standardisée et hiérarchisée que se constitue le sujet, comme ailleurs dans le monde [...] . Seul l'appel au sujet [...] permet de reconstruire ce que la société de consommation décompose.» 475 Le travail de l’expérience, de la réflexivité des individus se substitue à l’ordre établi et le remplace. Le choix de sa propre affirmation constitue l’acte éthique fondateur qui pose chaque sujet. Le principe de liberté du sujet s'oppose à toutes les formes de dépendances.

Le sujet ne correspond plus à la présence en soi de l'universel. Il établit la supériorité des vertus privées sur les rôles sociaux, de la conscience personnelle sur le jugement public. Il pose comme principe et fondement le contrôle que l'individu exerce sur ses actions, sa situation, qui lui permet de concevoir et de sentir ses comportements comme autant de composantes de son histoire personnelle. Le monde de l’individu sujet prend la forme d’une conscience de soi, d’un univers intérieur définissant dans son originalité radicale la personne de chacun. Le passage du statut d’individu à celui de sujet s’effectue à travers cette prise de conscience. A travers le «je» chaque individu s’énonce et s’identifie dans sa particularité, accède à un premier niveau d’intériorité réflexive.

En revendiquant son activité réflexive, sa pleine conscience, la personne parvient à un deuxième degré, touche l’essence des choses et du monde, manifeste ses capacités à être sujet. La mise en avant de la qualité de sujet, l’appel au sujet adressé à chaque individu, proviennent de l’obligation de reconstruire des valeurs et des références à titre personnel. «Ce qui fait émerger le sujet n'est pas l'unité d'une vie, la construction du soi, mais le dépassement des contraintes, l'appel à la liberté, le mouvement pour relier entre eux, à travers une vie individuelle, les fragments éclatés de la modernité.» 476 La subjectivation est la pénétration du sujet dans l'individu, la transformation partielle de l'individu en sujet. Elle est le contraire de la soumission à des valeurs transcendantes. Elle propulse l'être humain à la première place. Il devient le fondement des valeurs.

L’histoire de la modernité apparaît comme une suite de l'avènement de l'homme dans la posture du sujet. Elle se caractérise par l'exigence de liberté et de défense contre tout ce qui transforme l'être humain en instrument et s'accompagne de l’émergence de la subjectivité, de l’intériorité. L’individu se réfère à lui seul, se modèle selon des valeurs qu’il définit et choisit librement. Il existe par lui et agit pour lui. L’éthique devient plus personnelle. La rationalisation morale s’entend comme un processus intérieur dont découle l’obligation de ne relever que de soi et d’être totalement responsable. L'idéal moderne de subordination de l'individuel aux règles collectives est relégué. Le procès de personnalisation promouvoit et incarne une valeur fondamentale, celle de l'accomplissement personnel, du respect de la singularité subjective de la personnalité. Le droit d'être absolument soi-même, de jouir de la vie, se révèle inséparable de la nouvelle orientation de la société. Chacun s'observe, se teste, se tourne davantage sur lui-même, à l'affût de sa vérité et de son bien-être. Tout doit être psychologisé, dit à la première personne. Il faut s'impliquer soi-même, révéler ses propres motivations, livrer en toute occasion ses émotions, exprimer son sentiment intime.

L'individu dirige désormais son comportement à partir de la conscience qu'il en prend et dans laquelle la psychologie, la sociologie, le consulting et toutes les formes de thérapies occupent désormais une place croissante. La prolifération des techniques d'expression et de communication, des organismes psy, des méditations et gymnastiques orientales, témoigne de ce mouvement de conscience et de cet engagement sans précédent pour la connaissance et l'accomplissement de soi. Le Moi se précipite dans un travail interminable de libération, d'observation et d'interprétation. Une sorte de sensibilité thérapeutique s'installe. La self-examination fait de plus en plus d'adeptes, l'espace de la personne ne cesse de prendre de l'ampleur. L'homme post-moderne est un homo psychologicus qui travaille à la libération de son moi d'une part et se préoccupe d'autre part d'établir sa vérité en tant que sujet.

Le sujet est affirmation d’un être, refus de la rationalisation, existence et conscience tout à la fois. «Aujourd’hui il semble bien que ce soit l’authenticité qui définisse la représentation du sujet, la capacité de conduire sa vie de manière autonome.» 477 Le sujet ne s’identifie à aucun rôle, aucun comportement, et s’oppose à toute logique instrumentale. Le sujet est désir de vivre sa vie, de trouver en elle des références qui éclairent sa compréhension des choses et du monde. Le sujet se définit par sa réflexivité, sa créativité, son autonomie, sa volonté, sa liberté, la transformation de soi-même et de son environnement.

Le concept de sujet renvoie à deux orientations possibles : être le sujet de la société ou être un sujet personnel, défendant son droit individuel à devenir l'auteur de sa propre vie, de ses idées et de ses conduites. Le véritable sujet se construit, en s'opposant, à la logique de domination sociale, au nom d'une logique de liberté et de libre production de soi. L'individu s'il ne se constitue pas en sujet personnel, risque de se retrouver comme simple effet du système et de ses normes, soumis à ceux qui dirigent l'économie, la politique, et relégué au seul rang de consommateur accomplissant machinalement les gestes que lui impose la société, dans laquelle il vit. Dans ce cas, c'est le non-sens de l'augmentation indéfinie de la consommation qui s'impose. L'individu perd son autonomie et bascule dans le conformisme généralisé. La résistance ne peut que s'appuyer sur la défense d'un sujet autonome «Dans la société programmée, l'individu réduit à n'être qu'un consommateur, qu'une ressource humaine ou une cible, s'oppose à la logique dominante du système en s'affirmant comme sujet, contre le monde des choses et contre l'objectivation des besoins en demande marchande.» 478

Se vouloir être sujet, suppose de mettre en œuvre un mode de construction et d'action, de vouloir agir au sein de l'environnement social. C'est pour cette raison que l'idée de sujet ne peut pas être séparée de celle d'acteur social. Il ne peut y avoir d'acteur sans sujet, mais pas davantage de sujet sans acteur qui l'engage dans la vie réelle. Le sujet manifeste la défense de la capacité à être acteur et en revendique le droit. Il cherche à se dégager des rôles qu'on voudrait lui faire endosser, s'oppose aux logiques de pouvoir et à l'ordre établi. Il donne la parole au «je» qui se manifeste en chacun de nous. Il apparaît comme sens donné aux engagements, action dirigée vers la création de soi-même et désir de soi. Il réunit à la fois liberté et histoire, projet et mémoire. L’identité du sujet s’exprime dans un jeu de différenciation-réunification à travers le «je» subjectif et le «suis moi» objectivé. Elle s’élabore dans le cadre d’un dédoublement, d’une mise à distance. Elle se joue dans la tension entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui et implique la notion de responsabilité. Elle se définit par les engagements et les identifications que chacun réalise à titre personnel. Le sujet est volonté de l'individu d'être producteur et pas seulement consommateur de son expérience individuelle et de son environnement social.

Le sujet se livre à un travail d’analyse, vis à vis de ses expériences, afin de dégager un principe d’unité et de cohérence, susceptible d’orienter son action. Il se forme à partir de son expérience autoréférentielle, cherche à être producteur et auteur de sa vie. Il unit la diversité des expériences vécues au sérieux de la mémoire et de l'engagement. Le sujet se définit à travers le travail sans fin de construction d'une vie. «Le sujet se manifeste dans la construction de l’expérience individuelle dont les individus rassemblent les significations afin de se concevoir comme les acteurs de leur propre vie. L’autonomie du sujet n’est pas donnée aux individus, elle résulte d’un travail sur soi, d’un mélange de résistances et d’engagements, de solidarités et de conflits dans lesquels les acteurs construisent une capacité critique, une distance et une émotion qui n’appartiennent qu’à eux.»479

La question du sujet mène à la formulation de soi, à la nécessité de trouver son identité, ses propres repères, de se choisir. Elle implique la recherche par le moi d’un accord avec soi-même et apparaît comme une préoccupation majeure pour les individus. «La première tendance de renforcement d’une interrogation identitaire de loin la plus importante est liée à l’avènement de l’individu, sujet de son existence devenu progressivement la figure centrale des sociétés contemporaines. Il s'agit pour chacun aujourd'hui de faire de sa vie un récit. La mise en scène de soi et la construction de l’identité personnelle constituent l’une des composantes cruciales des pratiques et des représentations des individus.» 480

La construction identitaire représente un enjeu pour chaque individu. Celui-ci doit parvenir à une expression totale de soi. On retrouve là, l'une des dimensions fondamentales de la modernité, l'affirmation de l'autonomie du sujet. Dans une société qui exige un individu autonome et responsable, chacun se trouve dans l’obligation de découvrir en quoi consiste son propre soi-même.

La partie la plus intime et la plus secrète de l’être semble fasciner les contemporains. Le soi intime prend le pas sur le soi social. La modernité revendique un monde à soi. Les réflexions sur l'identité individuelle s'ouvrent autour de la notion de soi. Le soi correspond à un ensemble de caractéristiques individuelles (goûts, intérêts, qualités, défauts), de traits personnels, inclut un certain nombre de rôles et un système de valeurs, à travers lesquels, une personne peut se définir et se reconnaître. Le soi constitue le versant interne de l'individu. Il se construit au gré des échanges avec autrui, au sein des intéractions qui peuvent s'établir dans l'environnement qui est le sien. L'image et l'estime de soi, sont issues des rapports, qui s'opèrent avec les autres, de ce qu'ils peuvent renvoyer comme idée et représentation de soi. Le soi reflète le monde.

Le concept de soi ne peut être séparé de la notion d'altérité. Il renvoie nécessairement aux autres. L'identité ne s'inscrit pas seulement dans les termes d'un «qui suis-je» ? Mais aussi dans le sens d'un «que suis-je par rapport aux autres» ? Et d'un «que sont les autres par rapport à moi» ?. L'importance d'autrui dans l'établissement de l'identité est indéniable, que ce soit pour se différencier ou se conformer, se présenter aux autres ou s'en protéger. L'individu n'existe qu'à travers et par le monde qui lui confère son statut et sa position. Le soi constitue l'un des trois instances qui contribuent à forger l'identité. Le moi est l'ensemble des rôles que l'individu apprend à tenir dans la société qui est la sienne. Le «Je» correspond à la spontanéité, l'innovation personnelle, la capacité d'action de l'individu. Le soi est issu de l'association entre ces deux éléments, le moi intégration des normes et le je (actions spontanées). Le soi comporte une dimension affective, sociale, intellectuelle et apparaît comme une notion fondamentale. «On estime aujourd'hui que le soi doit être vu comme un système psychique complexe, composé de nombreuses dimensions et strates en fonction de l'expérience de la personne et en fonction de ses groupes d'appartenance.»481

La représentation de soi assure une fonction essentielle pour la vie individuelle et constitue l'un des processus psychologiques majeurs. Le processus d'identification personnelle associe les trois dimensions qui composent l'identité (dans laquelle l'image de soi tient une grande part) avec les substrats (cadres de référence et institutions) qui existent au sein d'une société donnée. La personnalité de base s'élabore à partir de ces éléments, chaque individu tentant ensuite d'élaborer sa variante personnelle de façon plus ou moins marquée. A l'ère post-moderne cette préoccupation semble habiter tout particulièrement les contemporains.

C’est en terme d’expérience, de conscience, de réflexivité que l’individu veut faire le tour de lui-même, se faire reconnaître. Il cherche à savoir qui il est et ce qui importe réellement pour lui. «La question que dois-je faire appartient elle-même à l'ensemble des interrogations qui surgissent à partir du moment où le code des comportements est brisé.»482 L'être humain recherche sa propre cohérence en l’absence de grands principes directeurs. Il revendique son appartenance et sa qualité par et pour lui-même. Il se pense d’abord en termes de différences, de particularismes, et les revendique. Il établit sa vision du monde en fonction de ses propres perceptions, sentiments et représentations. Il vit, travaille et s’associe en fonction de ses goûts et non pas en fonction de dispositifs d’encadrement.

L’individu se sent certes rattaché à une communauté, à un ensemble mais existe d’abord et avant tout comme lui-même, par sa singularité, et son caractère unique. La conscience de sa propre identité oriente son rapport à l’existence et au monde. «L’identité personnelle a surtout un sens subjectif, elle renvoie au sentiment de son individualité (je suis moi) et de sa singularité, (je suis moi différent des autres et j’ai telles ou telles caractéristiques)  et d’une continuité dans l’espace et le temps (je suis toujours la même personne).»483 L’identité se construit sur un double mouvement d’assimilation et de différenciation, d’identification aux autres et de distinction par rapport à eux. La notion d'identité est multiforme, chaque être humain développe désormais une pluralité d'appartenances, se trouve enserré plus ou moins malgré lui, dans un réseau d'allégeances et d'appartenances qui lui suggère certains comportements.

La modernité conduit à multiplier les rôles sociaux. La vie quotidienne ballote chaque personne entre des logiques différentes. L'homme moderne doit rejouer sans cesse ses engagements et retraits, se trouve pris dans un jeu d'alternances, de participations et de retraits. Ses rôles, ses activités, ses fonctions représentent autant de facettes de sa personnalité si bien qu'il se sent parfois morcelé et a du mal à retrouver son unité. «Les contradictions qui affectent le sujet résultent de la coexistence et parfois de la contradiction entre différents rôles sociaux. A chacun de ces rôles correspondent une activité et une pratique spécifique : l'individu doit gérer cette identité tout en gardant une certaine cohérence. Cette gestion est complexe. Elle nécessite la mise en œuvre de stratégies identitaires consistant à opérer une manipulation entre ces différentes identités.»484

L'identité constitue un processus d'ajustement et de négociation permanent, l'appropriation d'une forme identitaire mais aussi le passage d'une forme à une autre. Elle n'est pas figée et immobilisée une fois pour toute, elle est l'enjeu d'affrontements entre des courants divers. La construction identitaire représente un effort constant pour gérer la continuité et le changement. Elle apparaît comme une revendication d'appartenance par et pour soi. Se trouver, se défendre, se sentir, se promouvoir, impliquent autant d'identifications pour chaque être humain, déterminent des actions individuelles fortement influencées par ses croyances et ses représentations, l'estime et l'usage de soi. L'identité personnelle apparaît comme la somme de ce qui permet de rester soi-même, de se réaliser, de se devenir soi, dans une société et culture données en relation avec les autres. Le noyau originel de l'être, le soi intime et profond, se trouve au cœur du processus identitaire. Il est l'objet d'interrogation et de recherche de la part de chacun. La structuration d’un soi intime, privé, monopolise et accapare chaque être humain. Le soi intime prend le pas sur le soi statutaire.

L'exigence de la révélation de soi soutient le processus de construction identitaire. Cette quête ne peut cependant s'effectuer isolément. Elle implique une interdépendance, requiert le soutien de proches afin de se connaître. L’interprétation de soi par soi-même se révèle insuffisante. Elle nécessite la médiation d’une autre personne, d'un autrui significatif qui sert de révélateur. Le conjoint ou son équivalent doit aider l’autre à se définir. Les individus ne parviennent pas à se découvrir dans leur entièreté, sans l'appui d'un intermédiaire, attentif à leurs richesses cachées. C’est le règne de l’intersubjectivité. On est solidaire de l’autre parce qu’il est indispensable à son propre accomplissement subjectif. «L’individu contemporain ressemble et diffère de Narcisse. Il se recherche comme ce héros mais il a besoin d’un miroir spécifique, le regard d’autrui. Il souhaite avoir près de lui un Pygmalion c’est à dire un proche qui ne le crée pas mais qui l’aide à découvrir son identité cachée au fond de lui.» 485

La base de l’identification personnelle est psychologique, se construit, s’actualise sans cesse et se décline en de multiples composantes. L’identité s’affirme, évolue, se réaménage par crises et stades successifs. L’individu post-moderne refuse de se laisser enfermer dans une définition et affirme l’irréductibilité de la personne à un comportement unitaire. Il se considère comme un et multiple, à travers toutes les dimensions de son être, et selon la façon dont il se décline et agit dans l’environnement où il se trouve placé. Il est en quête d’espaces différents afin de créer les conditions objectives de sa libération et de sa réalisation personnelle. «C’est dans la flexibilité identitaire que naît le sentiment de l’originalité personnelle, selon un raisonnement qui prend la forme suivante dans les différents endroits de ma vie je ne suis pas considéré de la même façon, j’échappe à toute définition, j’existe dans cette intersection que personne d’autre que moi ne maîtrise.» 486

Ce trait explique le va et vient constant de l'homme contemporain entre différentes formes d’action et d’engagement. Ceux-ci se veulent indépendants, désirent rester maître de leur destin et veulent fixer les configurations de leur identité personnelle. Celle-ci doit être le jeu de leur propre action, résulter d’une logique interne. Elle n’est ni un donné ni un acquis. Chacun ne retient de l’héritage familial, de l’éducation parentale que ce qu’il juge positif et efficient. Pour se construire, se personnaliser, l’être humain s’appuie sur son univers de référence, mais sans être tributaire, en sachant s’en détacher et en effectuant des choix. La réflexivité personnelle s’exerce vis à vis des processus de transmission. «La confiance personnelle doit donc être établie à travers un processus de recherche de soi : la découverte de soi devient un projet directement lié à la réflexivité de la modernité.» 487

L’individu entreprend un véritable effort pour être, devenir et rester lui-même. Cette attitude le conduit à vouloir analyser sa propre histoire, son cheminement, à mettre à jour les processus qui ont contribué à la formation de soi, à les questionner et à se confronter à la grande question du sens de l'existence. Tout le vécu entre en ligne de compte. L’adulte a conscience qu’il existe en tant qu’être singulier à travers son parcours, ses positions, la richesse et la diversité des expériences qui ont contribué à le façonner. «Chaque forme identitaire est le produit d’une double transaction avec les autres et soi même, d’une construction biographique, d’une reconnaissance sociale.» 488 Pour s’affirmer et trouver sa place, chaque être a dû opérer une sélection parmi un certain nombre de buts et de conduites potentielles, propres à une société et une culture donnée. Il a dû mettre en œuvre des stratégies pour défendre son existence, sa visibilité sociale, son intégration à la communauté.

«Le souci de soi» anime chaque personne, la crainte de la dépersonnalisation habite chaque membre de la société post-moderne. Chaque être humain se sent responsable de lui-même, de son existence. Sa propre tâche consiste donc à se construire et à «apprendre à être» en tant que sujet autonome et singulier et à donner sens à son existence. «Le sens dont l'humain veut et doit toujours investir sa société, sa personne et sa propre vie n'est rien d'autre que cette formation, cette Bildung, cette mise en ordre, essai perpétuel, et perpétuellement en danger, de prendre ensemble dans un ordre, une organisation, un cosmos tout ce qui présente et tout ce qu'il fait lui-même surgir. Lorsque l'homme organise rationnellement, il ne fait que reproduire, répéter, ou prolonger des formes déjà préexistantes. Mais lorsqu'il organise poïétiquement, il donne forme au chaos [...]. Cette forme est le sens ou la signification. Signification qui n'est pas simple affaire d'idées ou de représentations, mais qui doit prendre ensemble, lier dans une forme, représentation, désir et affect.» 489

Notes
471.

L. DIRN, op. cit., p. 188

472.

S. MESURE, A. RENAUT, La Guerre des Dieux : essai sur la querelle des valeurs, Grasset, 1996, Collège de philosophe, p. 15

473.

Quelles valeurs, pour demain, op. cit., p. 125

474.

E. TOURAINE, Critique de la modernité, Fayard, 1992, p. 243

475.

Ibid., p. 257

476.

Ibid., p. 341

477.

C. TAYLOR, Les sources du moi: la formation de l'identité moderne, Seuil, 1998, p. 10

478.

Ibid., p. 291

479.

F. DUBET, D. MARTUCELLI, op. cit., p. 61

480.

L'Identité: l'individu, le groupe, la société, sous la dir. de Jean-Claude Ruano-Borbalan, Ed. Sciences Humaines, 1998, p. 1

481.

J.C. RUANO BORBALAN, op. cit., p. 46

482.

C. CASTORIADIS, La Montée de l'insignifiance, Seuil, 1996, La couleur des idées, p. 121

483.

E. M. LIPIANSKY, «L'Identité personnelle», p. 21, in: L'Identité: l'individu, le groupe, la société, op. cit.

484.

L'individu, le groupe, la société, op. cit., p. 17

485.

F.de SINGLY, «La Fabrique familiale de soi» p. 175 , in : L’Identité : l’individu, le groupe, la société, op. cit.

486.

F.de SINGLY, Libres ensembles : l’individualisme dans la vie commune, Nathan, 2000 , p.22O

487.

A. GIDDENS, Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, 1994, Théorie sociale contemporaine, p. 129

488.

C. DUBAR «Socialisation et construction identitaire» p. 141, in . L’Identité : l’individu, le groupe, la société, op. cit.

489.

C. CASTORIADIS, op. cit., p. 199