IV - L’EXPLOSION AUTOBIOGRAPHIQUE

La pratique autobiographique s’inscrit dans cette culture du moi propre au XXè siècle. La recherche de soi revêt les formes les plus variées, depuis l'acte testamentaire jusqu'à la communication d'une mémoire vive, en passant par des engagements de plus en plus radicaux. On raconte au plus près sa vie, ses expériences, son corps. L'ère post-moderne semble être celle de l'universel reportage. Le modèle de l'autobiographie s'impose de façon transdisciplinaire. Le monde de l’écrit semble marqué par l’emprise de la première personne. L’intime, le direct, l’homme à homme envahissent la littérature. Face à cet engouement, le Monde des livres titre respectivement : «Des nouvelles de l’homo-biographicus» (19/1/99), (dernier modèle plus fréquenté que jamais après «l’homo sapiens, (l’homme réel), et l’hommo fictus, (invention romanesque)», «le Cancer de l’introspection» (26/2/99), «l'Autobiographie à l’infini» (29/1/99).

Le désir autobiographique prend force de pulsion collective. Une nouvelle sensibilité autobiographique apparaît. On écrit pour comprendre et se comprendre, pour doubler le monde d’un miroir révélateur et explorer toutes les virtualités de son moi. La vogue des récits autobiographiques participe de ce nouvel âge des identités. Le phénomène est un phénomène social et symptomatique. Il séduit conjointement romanciers, historiens, journalistes, politiques, et apparaît comme la panacée. L’autobiographie et la biographie figurent parmi les catégories les plus lues et les plus demandées par le public. Les éditeurs investissent le champ autobiographique, sollicitent les chercheurs pour recueillir des histoires de vie et multiplient les collections afin d’offrir des destins individuels aux lecteurs.

Les formes de la projection biographique révèlent la civilisation qui les produit et l’évolution des façons d’enquêter. Les mutations du geste autobiographique (carnets, enregistrements sonores, radio, illustration photographique) illustrent les différentes figures possibles d'énonciation. L’âge classique de l’autobiographie était celui dans lequel cette enquête prenait la forme d’une histoire racontée. L’âge post-moderne introduit de nouvelles perspectives et de nouvelles situations qui modifient la forme et la fonction du «Je». La littérature prend un côté existentiel.

Pour les figures marquantes de ce siècle, philosophes et grands écrivains, la voie autobiographique constitue un détour obligé. Gide, Camus, Malraux, Sartre, empruntent l’itinéraire autobiographique. Signe des temps, pour certains d’entre eux, la recherche autobiographique devient partie intégrale de l’œuvre et s’en trouve inséparable.

Sartre dans «Questions de méthodes» propose une méthode d’analyse de la personne humaine, à partir de la notion de sujet, qui articule passé, présent et avenir et s’attache à montrer le caractère irréductible de l’homme dans sa réalité humaine. L'œuvre de Sartre manifeste une véritable tension autobiographique qui ne transparaît pas seulement à travers Les mots 500 Les publications posthumes de Carnets de la drôle de guerre 501 et des Lettres au castor 502 attestent de l'ancienneté de cette préoccupation. Les cas qu'il étudie Flaubert 503 , Genet 504 , comme le sien même, restituent ce vif intérêt pour la biographie et l'autobiographie.

Ce qui obsède l'écrivain, c'est de découvrir le moment où une personnalité se décide et se fige et où l'individu choisit ce qu'il sera pour le monde; c'est pourquoi l'enfance retient l'attention du philosophe et particulièrement la famille comme médiation entre la classe et l'individu. C'est au prix d'une telle analyse que Sartre décide de parler de lui dans Les mots, dans un laps de temps qui recouvre son enfance de quatre à onze ans. Mais le lecteur ne peut s'abandonner à la quiétude d'un passé reconstitué tant les interventions du narrateur sont fréquentes. La présence ouverte du discours dans le récit imprègne tout le texte. Ce n'est pas une histoire qui est racontée, c'est un discours qui est tenu. Là où l'on croit lire une histoire, on suit une analyse. L'ordre du récit des Mots révèle moins une histoire qu'une démonstration. Il met à mal un certain modèle figé de l'autobiographie. Le personnage de quatre à onze ans est un objet de discours et d'étude.

La démarche de Sartre se veut comme une explication. L'analyse de soi et l'ambition autobiographique sont liées. Le discours de l'adulte donne naissance à l'histoire de l'enfant et non l'inverse. L'auteur ne cherche pas des faits mais du sens. Pour lui, le propre du récit consiste à être un objet qui se conteste lui-même. Le récit s'élève contre l'esprit de l'autobiographie et le type de relation que l'autobiographe entretient généralement avec l'enfant qu'il fut. Sartre veut opérer une rupture radicale, exorciser les fantômes d'une enfance détestée.

L’accentuation du phénomène autobiographique se marque tout particulièrement à partir des années 70, qui manifestent une volonté de rompre avec le modèle Rousseauiste pour trouver une forme plus proche de sa pensée et plus adaptée à sa recherche. Le personnage de l’autobiographie ne peut échapper aux effets de transformation de la notion de personne au XXè siècle. Les auteurs veulent innover, cherchent des modèles de descriptions et d’explications adaptés à leur moi propre. L’influence de la psychanalyse se fait sentir chez les écrivains qui ont effectué une psychothérapie.

Michel Leiris s’affirme comme précurseur en ce domaine et donne l’exemple d’une nouvelle approche de la démarche autobiographique en étroite relation avec ce siècle. Sa préoccupation fondamentale touche au langage comme élément constitutif du moi. Le langage fonctionne comme un vaste réseau où formes et significations sont mises en rapport par association. Comprendre les appels de sens et d'images qui lient les mots constitue une façon d’aller à la découverte de soi. Depuis L'Age d'homme (1935) 505 jusqu'à A Cor et à cri 506 (1988) Michel Leiris a écrit huit livres autobiographiques qui se situent dans la lignée d'un autoportrait rétrospectif. Dans une note de son journal en 1961, il témoigne de la volonté d'une autobiographie généralisée qui intègre la poésie: «12 juin 1961. Noté, il y a quelques jours Fibrilles 507 , autobiographie in vitro..., vivantes cendres...., autobiographie in vivo; en somme la différence entre la prose (toujours plus ou moins rétrospective) et la poésie (nécessairement au présent). «Si Corne de taureau il y a, c'est dans la poésie qu'on l'affronte.» (Journal p.563)

Michel Leiris réalise à lui seul un nouveau type d'autobiographie et mêle entreprise autobiographique et recherche avant-gardiste. Parti du surréalisme, sensible à la psychanalyste freudienne et à l'ethnographie africaine, poète et anagrammiste, Leiris transforme le modèle autobiographique auquel il se conforme dans l'Age d'homme en une entreprise plus ambitieuse et essentiellement langagière dans La Règle du jeu. 508 L'œuvre est inséparable d'une réflexion sur le langage intérieur, fait une large place aux récits de rêves, réconcilie autobiographie et poésie dans des textes de plus en plus déconstruits. La recherche est aiguë et constante. Leiris pousse à l'extrême le souci de la vérité de soi. Les associations se succèdent au fil des pages, au gré de la mémoire du narrateur, des courbes et des replis de la phrase. Leiris s'attache à exposer toutes ses carences (son impuissance), ses manques, son défaut d'être. Il évoque la corne du taureau en rapport avec son stylo, en quelque sorte toujours prêt à l'atteindre, à lui porter un coup. Leiris prête au langage le pouvoir de créer et de reformer un sujet selon un processus de self-fabrication, lui attribue une fonction de prise de conscience, d'action sur soi et de fabrication.

L’autobiographie devient quête de soi et des aspects les plus méconnus de sa personnalité, à travers les jeux de langage. Michel Leiris est suivi, notamment sur le chemin du renouvellement, par George Perec 509 , Roland Barthes 510 , Serge Doubrosky 511 , Nathalie Sarraute 512 , Alain Robbe-Grillet 513 et bien d’autres encore.

Nathalie Sarraute ne se contente pas d'évoquer ses souvenirs d'enfance dans Enfance et se situe bien loin des conventions et du classicisme en entreprenant un véritable travail sur le langage, les formulations, les mécanismes de formation de la pensée. Son projet se centre sur la manière dont sont évoqués les souvenirs et sur la question de la mémoire. Elle aborde ses souvenirs d'enfance avec l'ambition de la pleine conscience. Elle choisit pour ce faire un dispositif narratif original et inédit. La fonction du narrateur se trouve dédoublée, deux voix se donnent la réplique. La première lance les évocations lointaines, toujours tentée de céder à la séduction des beaux souvenirs d'enfance, bien reconstitués, des autobiographies traditionnelles. Mais constamment, à la moindre complaisance, la seconde voix intervient pour rappeler à l'ordre la première, lui demander plus de précision, moins d'exagération. Le dédoublement de la narration permet de mettre en scène un exigeant travail de remémoration. La première voix dit «Je» et s'exprime au présent, revit ce qu'elle raconte; la deuxième, dit-tu, parle au passé et rétablit la distance. Les souvenirs sont constamment harcelés, sommés de se démystifier; les mots font l'objet d'un examen scrupuleux. Sarraute met en place le modèle de l'autobiographie critique. La narration rappelle constamment son emprise sur le souvenir et ne le prend pas comme tel; elle le corrige et le révoque si nécessaire. L'ensemble du texte expose une mémoire au travail. L'attention de l'auteur se déplace de l'enfant qu'elle fut vers le travail présent de la mémoire.

Chef de file du nouveau roman, qui conteste le personnage romanesque, tout droit venu du XIXè siècle et manifeste la dislocation de la personne, Alain Robbe-Grillet affirme tout au long de son œuvre une nette tendance autobiographique et le confirme dans son ouvrage Le Miroir qui revient 514 (p. 10): «Je n'ai jamais parlé d'autre chose que moi. Comme c'était de l'intérieur, on ne s'en est guère aperçu. Heureusement, car je viens là, en deux lignes de prononcer trois termes suspects [...] qui suffiront, demain encore, à me faire condamner par plusieurs de mes pairs et la plupart de mes descendants: «moi», «intérieur», «parler de».» Alain Robbe-Grillet s'inspire dans sa quête du thème du miroir, attribut symbolique de la représentation de soi. Son ouvrage, le Miroir qui revient, n'est pas isolé et se trouve doté d'une suite Angélique ou l'Enchantement 515 , les Derniers jours de Corinthe 516 ; le tout se trouvant regroupé sous le terme de Romanesques. Les livres de Romanesques mettent en œuvre un système narratif original.

Trois lignes de récit sont entremêlées. Il y a d'une part l'évocation des souvenirs d'enfance et de jeunesse; d'autre part le déploiement d'un récit dont le héros Henri de Corinthe (survivant des deux guerres mondiales) apparaît comme une sorte de chevalier en quête d'Angélique; et enfin en troisième lieu, des considérations sur ce que l'auteur est en train d'écrire et sur sa vie littéraire en général. Dans la présence simultanée de l'une à l'autre de ces trois lignes, des biais sont censés se dessiner, par l'intermédiaire desquels, le discours peut atteindre une image personnelle de soi. C'est le moyen pour l'auteur de parvenir à une réelle suggestion du passé car Robbe-Grillet ne prétend pas se livrer à des aveux. Le dispositif mis en place permet d'avoir une vue selon des angles choisis. L'intrication de la mémoire avec la fiction a pour but de marquer les liens entre mémoire et imaginaire. Les mots ne peuvent rapporter que des états de conscience, la littérature est limitée dans son pouvoir de représentation, seule la conscience est faite de langage. Alain Robbe-Grillet revendique une autobiographie réfléchie.

La manière dont sont évoqués les souvenirs, les flous qui subsistent comme le rôle de la mémoire, font l’objet d’une véritable étude de la part de ces différents écrivains. Ceux-ci revendiquent la lucidité et s’efforcent d’observer une certaine distance vis-à-vis d’eux-mêmes. Le discours sert à exprimer une vie qui quelque part échappe à l’auteur et le dépasse. Le style témoigne de l’effort fait pour donner forme à l’existence. Les textes manifestent le souci de recherche de leurs auteurs, l’effort fait pour déboucher sur une démarche créatrice de soi et une nouvelle compréhension des choses.

Cependant, l’ouverture autobiographique coïncide aussi avec l’éclosion d’un certain nombre de pratiques nouvelles, construites, structurées par un dispositif cadré, depuis un «récit de vie de recherche» jusqu’au «récit de vie d’intervention». Le «récit de vie de recherche» se place dans le champ de la vie culturelle, de l’anthropologie et de la sociologie. Les premières exploitations systématiques d'un récit de recherche, sollicité par un chercheur, en vue de la production de connaissances, se produisent dans les champs de l'anthropologie culturelle et de la sociologie.

Dès les années 20 des anthropologues américains recueillent et publient les récits autobiographiques de chefs indiens. Jusqu'en 1945, il y eut ainsi toute une série d'histoires de vie de chefs indiens. Ceux-ci font figure de derniers témoins vivants d'une culture en vue de disparition. Le plus connu de ces travaux est l'autobiographie d'un chef indien Don Talayesva Soleil hopi 517 . La tradition de recherche anthropologique, se range du côté des histoires de vie, puisque celles-ci permettent d'approcher une population, une tribu, avec ses caractéristiques, son mode de fonctionnement (ne serait-ce qu'à travers une mémoire individuelle); et participent à la constitution d'un patrimoine culturel.

Sous la houlette de William I. Thomas, (issu avec Albion Small (1854-1926) et Robert Spark (1864-1944)), du courant d'épistémologie, lié à une histoire compréhensive, dans le sillage de la théorie de l'autobiographie, développé par Wilhem Dilthey 518 , l'Ecole de Chicago, fondatrice de la sociologie empirique américaine, fait du recueil de témoignages personnels, son outil méthodologique privilégié. En 1919, est publié The Polish Peasant in Europe and América 519 , dont l'essentiel est constitué par le récit autobiographique de Wladeck, jeune émigré polonais.

Cette étude monumentale (5 tomes) constitue l'un des premiers ouvrages en sociologie de l'émigration et introduit, pour la première fois, l'usage de documents autobiographiques. L'enquête commence en 1908 et correspond à une commande qui revient à étudier les questions interethniques touchant à l'émigration. Elle s'effectuera à la fois à Chicago et en Pologne, Thomas ayant réussi à trouver un correspondant et co-auteur sur place (Florian Znaniecki (1882-1958), philosophe de traduction et formateur) pour mener parallèlement et simultanément l'enquête.

Deux faits nouveaux contribuent à l'originalité et à la spécificité de ce document, l'inclusion du facteur subjectif dans l'analyse des phénomènes sociaux et l'utilisation des documents biographiques comme matériel de recherche scientifique. Le travail de Thomas et Znaniecki démontre l'importance théorique de la signification subjective pour la compréhension des phénomènes sociaux. Les deux premiers tomes contiennent une série de documents personnels et divers types de lettres : d'information, d'amour, d'affaire; introduits par des présentations théoriques et d'abondantes notes de bas de page. Le troisième tome est composé de l'autobiographie de Wladek Wiszniewski écrite avec l'aide de Znaniecki et confrontée par ailleurs avec d'autres sources et informations. Le quatrième et le cinquième tome sont consacrés à des analyses sociologiques des changements sociaux: la société rurale polonaise, les milieux d'émigrants polonais à Chicago. Thomas et Znaniecki déclarent (p. 19): «En étudiant la société, nous partons du contexte global pour aboutir au problème; en étudiant un problème, nous partons du problème pour aller vers son contexte global.» L'ouvrage de ces auteurs répond bien à la définition de la sociologie telle que l'entend Max Weber: «Nous appelons sociologie.... une science qui se propose de comprendre par interprétation l'activité sociale et d'expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par «activité» un comportement humain.... quand et pour autant que les agents leur communiquent un sens subjectif.»520

La relation entre un groupe social précis et le sens donné par les agents est restituée, le lien est établi avec les différentes temporalités : les hommes et les événements, les groupes, l'histoire (événements collectifs), la structure sociale (désorganisation / réorganisation). La recherche de Thomas et Znaniecki est bien plus qu'une simple monographie, elle reconstruit le système rural polonais à la fin du XIXè siècle et recherche les causes historiques de la désintégration de la communauté rurale, de l'individualisme des jeunes générations et de l'immigration. Les auteurs dressent également le tableau de la nouvelle condition des immigrés aux Etats-Unis et de leur désorganisation. L'enquête permet à Thomas et Znaniecki de réfléchir sur les façons dont l'organisation sociale se crée et se modifie.

Après cette étude, Znaniecki fonde à Poznan une branche de l'école sociologique de Pologne qui utilise de manière privilégiée l'autobiographie. Cependant, cette tentative inaugurale ne sera pas suivie dans un premier temps par d'autres, puisque les décennies des années 40 et 50 verront triompher les méthodes quantitatives. Un certain nombre de critiques épistémologiques, le caractère par nature délicat de la collecte seront mis en avant. La sociologie quantitative prendra le pas sur l'approche biographique.

Il faudra attendre 1963 et la publication des Enfants de Sanchez 521 d'Oscar Lewis pour qu'un retour s'opère. Oscar Lewis nous fait pénétrer dans l'intimité d'une famille mexicaine démunie, Les Sanchez, à la fin des années 50, et donne successivement la parole au père : Jésus Sanchez (50 ans) (la mère est décédée) et aux quatre enfants : Manuel, Robert, Consuelo, Marta. Le texte resitue de l'intérieur la vie de cette famille entre la position du père, ouvrier prolétaire et les tentations de la nouvelle génération pour s'en sortir. L'ouvrage figure comme l'une des premières histoires de vie qui utilise le magnétophone et représente par ailleurs, l'un des premiers documents sur l'histoire des classes laborieuses.

Dans la résurgence des histoires de vie, il convient de faire une place à part, à la fois à Franco Ferrarotti (sociologue italien) et Daniel Bertaux (sociologue français), qui privilégient l'approche qualitative et replacent l'histoire de vie dans le cadre d'enquêtes de terrains dans la lignée de l'Ecole de Chicago. Franco Ferracoti accorde un statut privilégié à l'autobiographie : «Chaque récit d'un acte ou d'une vie est à son tour un acte, la totalisation synthétique d'expériences vécues et d'une interaction sociale. Un récit biographique c'est une action sociale à travers laquelle un individu retotalise synthétiquement sa vie (la biographie) et l'interaction sociale encours (Au moyen d'un récit interaction)». 522 Franco Ferrarotti utilise les histoires de vie dans ses travaux sur les phénomènes relatifs à l'industrialisation de la ville.

Daniel Bertaux cherche à recueillir des fragments du monde social historique (Roma da capital periferia, 1979) et s'intéresse au milieu artisanal : par exemple le métier de boulanger artisanal et les transformations socio-historiques dans le courant du siècle. Dans cet objectif, il va à la rencontre des boulangers et les écoute raconter leur histoire. 523 Le récit est circonscrit, récit ethnosociologique, récit de pratique en situation sociale. Il s'agit de raconter non pas toute sa vie, mais son histoire de boulanger. L'histoire de vie s'impose et prend place en tant que méthode qualitative reconnue au sein des sciences sociales.

Maurizio Catani, dans une démarche proche de celle de Daniel Bertaux, tente de reconstituer à partir d'un récit unique, d'une narration conçue comme unité subjective, l'évolution d'un système de valeurs, caractéristiques à la fois d'un devenir individuel et de la confrontation et transmutation de modèles culturels différenciés, (société rurale traditionnelle, société urbaine) . Son livre Tante Suzanne 524 retrace la vie de Suzanne Macé, qui à 21 ans se marie, quitte la Mayenne pour s'installer à Paris et rejoindre son mari horloger. C'est en mettant à jour la cohérence interne et subjective du récit, en reconstruisant le processus selon lequel le narrateur ordonne, associe, oppose les éléments de sa vie que le sociologue prétend atteindre les valeurs et représentations sociales, dont le récit est porteur.

Le succès des Enfants de Sanchez, des recherches de Daniel Bertaux de Maurizio Catani, la généralisation du magnétophone, ouvrant une voie à la reconnaissance de l'histoire orale, dans un contexte de changement culturel rapide où la transmission orale de génération à génération se fait peu... L'accélération des mutations que traversent les sociétés occidentales dans les années soixante, le passage d'une société rurale à une société urbaine, constituent autant de facteurs qui suscitent en retour un recueil de témoignages afin de garder les paroles d'une époque révolue. Ce phénomène explique le succès de toute une série de littérature qui vise à retrouver des racines et exalte les vertus rurales et rustiques. L'engouement pour de tels récits répond à une curiosité pour des formes de vie et des fonctionnements de société, rendus tangibles, à travers les événements, et les expériences d'une existence. La présence du narrateur est mise en avant. Le réel et le langage ne font plus qu'un dans la parole autobiographique spontanée.

Cela donne des livres comme : Grenadon paysan français, Mémé Santerre, Louis Legrand mineur du nord, Gaston Lucas, Marthe les mains pleines de terre, Une soupe aux herbes sauvages, L'Escarbille; histoire d'Eugène Saulnier, ouvrier verrier. Le cheval d'orgueil de Pierre Jahez-Helias ; La vie d'un simple d'Emile Guillaumin ; Toinon, le cri d'un enfant auvergnat d'Antoine Sylvèrebénéficient d'un statut un peu différent puisqu'ils ne résultent pas d'une collaboration. On propose une sorte de retour à l'origine, à l'expérience vécue, concrète. On se retrouve dans une situation ethnologique où une civilisation questionne l'autre. Le contact quasi-direct plaît au lecteur et rappelle celui que donnent la télévision et la radio, lieu d'oralité. Les collections sont nombreuses et variées : La France des profondeurs aux Presses de la Renaissance, Vécu chez Laffont, Terre humaine chez Plon, Témoins chez Gallimard, La Mémoire du peuple chez Maspero, La Vie des hommes chez Stock, etc.... On rompt avec l'histoire des élites. Le quotidien prend sens. Les recherches de structures où le sujet disparaît derrière les données abstraites et formelles sont désamorcées.

Une certaine désaffection de l'idéologie marxiste suscite parallèlement une prise en compte de l'individu, un regain d'intérêt pour le psychologique, la psychanalyse, le développement des approches humanistes de la personne. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner les propos de Lucien Sève (philosophe marxiste orthodoxe), auteur d'un ouvrage portant sur la personnalité : «La science de la biographie, telle que nous la comprenons a essentiellement pour tâche de saisir les structures, les contradictions, la dialectique de la raison personnelle [...]».525 Lucien Sève tente d'élaborer une science de l'individuel à travers la biographie. Il admet la possibilité d'établir une sorte de psychologie de la personnalité sur la base du matérialisme. Pour lui, les actes humains, le rituel de vie constituent les concepts de base d'une étude dialectique, articulant structure personnelle et structure sociale.

Le mouvement de redécouverte de l'histoire de vie suscite le développement d'enquêtes de terrain et d'une littérature prometteuse d'une richesse immédiate, d'une profusion de densité existentielle. L'impression de vécu est forte et dissimule les médiations qui donnent au récit son efficacité.

D'une part, ces textes fonctionnent comme des documents sur les institutions, les pratiques et croyances collectives, les modes d’élaboration de l’identité personnelle ou collective ; de l’autre ils véhiculent une expérience qui devient une valeur sûre, un refuge. Dans un monde qui s’uniformise, l’enracinement, la quête de la différence, sont une manière de retrouver une raison d’être. Le récit de vie est reçu comme une parole lourde de tout un poids d’une vie. La personne est considérée comme le miroir de son temps, de son environnement. A mi-chemin entre le document social et le grand reportage, ces travaux répondent à une curiosité de type ethnologique, un intérêt pour une autre culture. Ils sont néanmoins emprunts d’une certaine ambiguïté, car ils remettent en question l’unité auteur-personne proprement autobiographique.

Le chercheur-enquêteur interroge la personne pour qu’elle livre son passé et non pas pour qu’elle en fasse elle-même quelque chose. Il met en scène une mémoire et un interlocuteur, réalise le travail d’adaptation, de mise en forme de l’oral à l’écrit. L'effort de mémoire, l'effort d'écriture se trouvent assurés par des personnes différentes. L'enquêté dit ce qu'il sait, répond aux questions, se trouve momentanément déchargé de responsabilité, réduit à l'état de source. L'enquêteur écoute, note, interroge, assure la composition du texte. Il condense, résume, choisit des axes de pertinence, établit un ordre, une progression. Il devient en quelque sorte l'auteur du donné auquel il a pu avoir accès, réalise son projet bien plus que celui de l'enquêté. Le chercheur apparaît finalement comme signataire et garant par rapport au circuit de consommation dans lequel il introduit le texte. Il assume ce qu'implique l'écriture. Il s'impose en tant que membre appartenant aux classes dominantes et lié à une institution (édition, journal, université). Il enquête, face à un modèle qui ne maîtrise pas l'écriture, pour le compte du grand public ou de la communauté scientifique. Le discours de l'enquête devient un champ d'étude ou un produit de consommation pour cet autre qui a le pouvoir d'écrire et de lire. L'échange est à sens unique, sans réciprocité. La parole collectée se trouve avoir deux sujets : d'un côté celui qui se souvient et parle ; de l'autre celui qui écoute, construit et l'intègre à l'univers de l'écriture.

On se trouve bien loin de la situation autobiographique traditionnelle où le sujet joue les deux rôles, se donne comme son propre informateur a l'initiative, et écrit avec le projet de construire son identité. La situation développée ici engendre un malaise. L'enquêté n'a pas l'occasion de devenir le sujet organisateur de sa vie, ne se rend pas compte que l'écoute de sa mémoire obéit à une stratégie autre que la sienne. L'enquêteur a toujours plus ou moins en vue la construction d'un ordre différent de celui de l'évocation. Le discours est guidé en fonction d'une grille élaborée par le chercheur. Il y a toujours un écart plus ou moins grand, plus ou moins maîtrisé par le chercheur entre son champ de curiosité et le champ du discours du modèle. Le récit retranscrit par le chercheur ne livre pas le vécu d'autrefois mais ce qu'il en reste dans une mémoire d'aujourd'hui. Le projet initial de l'enquêteur et le projet virtuel de l'enquête se trouvent la plupart du temps décalés. La mémoire du modèle est un terrain d'investigation.

Ce type de récit n’a donc rien à voir avec la mise en sens réflexive d’une vie entière. Les déterminations sociales, historiques, l’emportent sur la problématique de la personne. Ce modèle est dominant en sciences humaines, en sociologie particulièrement et s’appuie sur une tradition qui impose une distanciation du sujet afin de pouvoir reconstruire «objectivement», le sens, celui-ci n’étant accessible qu’au chercheur.

Le «récit de vie d’intervention» s’inscrit dans une optique différente, en dehors des échanges disciplinaires et anti-disciplinaires. Il se développe depuis une dizaine d’années principalement dans le champ de la formation des adultes. Il concerne les formateurs, travailleurs sociaux, psychologues, thérapeutes. Ceux-ci mettent en avant l’importance d’un acte d’auto-expression de l’expérience vitale et d’un travail ultérieur réflexif de traitement sur l’énoncé. On se situe ici dans une perspective d’épistémologie de la compréhension, d’une herméneutique de la vie. Le vécu de l’adulte, son expérience, constituent le matériel empirique de l’adulte. Un nouvel espace de connaissance s’ouvre découvrant des savoirs d’usage, des savoirs pratiques qu’il faut faire fructifier. La production autobiographique poursuit une voie de synthèse, de complétude. L’explication du savoir implicite est une œuvre conjointe résultant d’un co-investissement de deux personnes (l’auteur immergé dans sa vie et l’interlocuteur ouvert vers l’extérieur), dans les deux opérations d’énonciation et de travail sur l’énoncé. Cette dialectique relationnelle est le moyen d’un processus où une partie de vie trouve son concept et où les concepts trouvent vie. La connaissance résulte d’un nouveau rapport à soi et aux autres.

Le lien de l’éducation avec l’expérience apparaît ici comme essentiel. L’éducation est une expérience qui appartient au sujet et que celui-ci peut raconter et vouloir décrypter à travers la pratique autobiographique, le récit de vie. Le terrain de référence de l’adulte est son histoire vécue. L’approche biographique de la formation des adultes est l’occasion d’une revalorisation épistémologique de la notion d’expérience. Elle se met en priorité au service des personnes qui se racontent et vise à obtenir au bénéfice de celles-ci un effet de changement ou de transformation. Elle place au centre la valeur de respect de la personne, susceptible d’orienter sa vie, à partir de la prise en compte des déterminants de sa propre histoire et de leur transformation en un projet de vie et d’action. Dans le champ des sciences de l’éducation, cette pratique est en pleine expansion. Dûe à l’initiative d’universitaires praticiens et théoriciens de la formation d’adultes, elle s’impose comme une méthode incontournable. L’adulte ne se satisfait pas d’ingurgiter un programme prédéterminé de connaissances et demande à être sujet de sa formation pour s’approprier plus lucidement son propre parcours de formation. Ce qui apparaît dans la formation d’adultes ne serait-il pas vrai pour tout processus de formation ? . Le saut vers le récit de vie, complet et réflexif est vite accompli. Le récit de vie conduit chaque personne sur la voie d’une resignification, d’un redéploiement de la vie.

Les perspectives d’utilisation sont donc larges. La pratique autobiographique apparaît comme un outil d’analyse interne, une méthode de gestion de son temps et d’organisation de sa vie. Elle évite la dispersion et l’atomisation, garde la mémoire de ce que l’on a fait. Elle se trouve utilisée par certains ethnosociologues de l’éducation pour penser leur activité professionnelle et l’accompagner. De leur côté, les psychologues cliniciens travaillent la potentialité thérapeutique du récit de vie avec les personnes en questionnement sur elles-mêmes. L’articulation récit de vie-thérapie se profile ici. L’on peut d’ailleurs se demander si toute thérapie ne revient pas en mettre en œuvre un processus de récit de vie ? Le débat est ouvert.

La démarche autobiographique s’affirme comme un nouvel espace-temps inséparable de la post-modernité et du développement individuel. Son importance se mesure à la faveur du rayonnement acquis par les associations qui se sont constituées autour de l’autobiographie, et à leur nombre. L’Association européenne pour l’autobiographie, l’AS.I.H.VI.F. (Association Internationale pour les Histoires de Vie en Formation), l’A.P.A. (Association pour l’autobiographie et le Patrimoine Autobiographique) qui archive toutes sortes de documents autobiographiques inédits et possède son propre journal «la Faute à Rousseau» composent le paysage culturel.

Une équipe du CNRS, ITEM : Institut des textes et manuscrits modernes, intitulés «Genèse et autobiographie» soutient la démarche autobiographique. Au sein des écoles, on encourage les élèves à produire des textes autobiographiques et l'on se préoccupe d’introduire une pédagogie de l’écriture autobiographique. Sur le web, les sites autobiographiques se multiplient. L'artiste Samantha Simpson mène un projet d'histoire de vie «Life story project» et cherche à explorer et comparer la manière dont les gens construise leur identité et leur mémoire. Elle a créé dans ce but une base de données autobiographiques et propose aux visiteurs de son site d'écrire une partie de leur histoire.

«The Center for autobiographic al studies» se préoccupe de la même façon de recueillir des récits de vie et sollicite des témoignages. On discute la problématique autobiographique. On ouvre des ateliers d'écriture. Des manuels paraissent afin d'inciter les individus à écrire leur autobiographie, les Etats Unis détenant le palmarès : «How to write Your Personnel History», «How to write Your Autobiography» «Preserving Your Family Heritage», «Preserving Your Past». A «laisiless Guide to writing Your Autobiography and Family History», «How to write Your Own Life Story». A «Step by Step Guide for the Non-Professionnal Writer «... En France on recense plutôt des guides pour apprendre à écrire en dehors des ouvrages d'André Conquet «Comment rédiger ses souvenirs de famille» et de Claude Bonnafont «Ecrire son journal intime». 526

Ce mouvement provient pour une grande part d’Amérique du Nord (où cette façon de faire est très répandue et s’inscrit au sein d’une longue tradition) et s’impose progressivement en Europe. Parmi les manifestations culturelles on recense des colloques et journées d’études consacrées au thème : l’Autobiographie et les archives personnelles à l’épreuve de l’histoire XIXè–XXè siècle (mai 2000, université de Paris VII), Journées de l’autobiographie (juin 2000 Aix en Provence). Il en va jusqu’au Congrès international sur l’autobiographie (tenu à Pékin en juin 1999), sans oublier l’université de l’autobiographie en Italie consacré «au projet de formation», réalisé sous le patronage de l’université de Milan (à Anghiari en avril 1999). Par ailleurs, le village de Pieve San Stephano (Italie) s’est constitué en Citta del diaro (ville de l’Autobiographie) et abrite un centre d’archives auto-contemporaines et édite une revue : Primapersona.

Sans doute faut-il voir à travers la multiplicité de ces expressions un besoin… Le besoin de récapituler des comportements, des types de personnalité, de saisir un mode de pensée, de vivre, d’écrire, afin d’appréhender l’individu, son histoire, son évolution et sa place dans la société et plus encore de se situer soi-même dans un monde mouvant incertain.

Le récit de vie participe d’une société qui invite chacun à se prendre en charge, à se gérer ou se responsabiliser. Il s’incarne comme condition d’accès à l’autonomisation de soi. Il interpelle l’individu comme sujet de son histoire, renvoie aussi vers la société, les autres. Il réintroduit la dimension des rapports sociaux dans un monde où les individus se trouvent de plus en plus laissés à eux-mêmes sans points de repères.

Notes
500.

J.P. SARTRE, Les mots, Gallimard, 1987, Blanche

501.

J.P. SARTRE, Carnets de la drôle de guerre : septembre 1939 - mars 1940, texte annoté par Arlette Elkaïm-Sartre, Gallimard, 1995, Blanche

502.

J.P. SARTRE, Lettres au castor et à quelques autres, 1 : 1926-1939, 2 : 1940-1963, Gallimard, 1983, Blanche

503.

J.P. SARTRE, L'idiot de la famille : Gustave Flaubert de 1821 à 1857, 3 vol., Gallimard, 1988

504.

J.P. SARTRE, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1988, Blanche

505.

M. LEIRIS, L'Age d'homme, Gallimard, 1973, Folio

506.

M. LEIRIS, A cor et à cri, Gallimard, 1988, Blanche

507.

M. LEIRIS, Fibrilles, la Rège du jeu : 3, Gallimard, 1992, L'Imaginaire

508.

M. LEIRIS, La Règle du jeu, 1 : Biffures, 2 : Fourbis, 3 : Fibrilles, 4 : Frêle bruit, Gallimard, 1991-2001, L'Imaginaire

509.

G. PEREC, W ou le souvenir d'enfance, Gallimard, 1993, L'Imaginaire

510.

R. BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1995, Ecrivain de toujours

511.

J. DOUBROVSKY, Fils, Gallimard, Folio, Folio

512.

N. SARRAUTE, Enfance, Gallimard, 1995, Folio plus

513.

A. ROBBE-GRILLET, Romanesques, 3 vol., Ed. de Minuit, 1985-1994

514.

A. ROBBE-GRILLET, Le Miroir qui revient, Romanesques : 1, Ed. de minuit, 1985

515.

A. ROBBE-GRILLET, Angélique ou l'enchantement, Romanesque : 2; Ed. de minuit, 1988

516.

A. ROBBE-GRILLET, Les Derniers jours de Corinthe, Romanesques : 3, Ed. de Minuit, 1994

517.

C. TALAYESVA, Soleil hopi : autobiographie d'un indien hopi ; éd. Par Léo w. Simmons, Plon, 1968, Terre Humaine

518.

Nous reviendrons sur cet auteur au prochain chapitre

519.

W. WISZNIEWSKI, Le Paysan polonais en Europe et en Amérique : récit de vie d'un migrant (Chicago 1919), présentation et commentaires de W. I. Thomas et F. Znaniecki, Nathan, 1998

520.

M. WEBER, Economie et société, Plon, 1971, p. 4

521.

O. LEWIS, Les Enfants de Sanchez : autobiographie d'une famille mexicaine, Gallimard 1978

522.

F. FERRAROTTI, Histoire et histoires de vie, La méthode biographique dans les sciences sociales, Librairie des Méridiens, 1983, p. 53

523.

D. BERTAUX, E. BERTAUX-WIAME, Une enquête sur la boulangerie, rapport CORDES, 1980

524.

M. CATANI, S. MAZE, Tante Suzanne : une histoire de vie sociale, librairie des Méridiens 1982, Sociologies au quotidien

525.

L. SEVE, Marxisme et théorie de la personnalité, Editions sociales, 1968, p. 467

526.

Pour plus de précisions, se reporter à l'ouvrage de P. LEJEUNE, Moi aussi, Seuil, 1986 et au chapitre intitulé «Apprendre aux gens à écrire leur vie» pp. 203 – 222