I – LE ROMANTISME ALLEMAND ET L'INSCRIPTION DU SUJET

La mutation européenne dans les dernières années du XVIIIè siècle (1780-1790) s'effectue à partir de l'Allemagne et de l'explosion germanique. Bien que morcelée entre quelques 350 états et écartelée entre deux pôles politiques, l'Autriche et la Prusse, l'Allemagne ne s'impose pas moins aux yeux de ses voisins européens par son dynamisme vital et la forme de pensée qui anime ses intellectuels. Elle s'affirme en avance sur les autres nations. Elle se trouve au cœur d'une révolution des conceptions et des manières de voir. Elle est désormais le lieu de la culture. La dissolution de l'Empire prépare le rétablissement de l'Allemagne et de Allemands. Le lien est direct avec la culture. Le romantisme est l'expression du vouloir vivre de la nation.

L'apparition du romantisme allemand se réalise dans un contexte culturel qui s'affirme en réaction contre la prédominance de la culture française et du rationalisme hérité des Lumières. Deux personnalités inaugurent ce changement de mentalité : Goethe avec la publication des Souffrances du jeune Werther, en 1774, qui met en avant l'émotion, la violence du sentiment, le lyrisme du moi, le drame de l'individualité en conflit avec l'ordre social; et Schiller qui exalte dans Les Brigands une volonté d'émancipation de l'individu contre l'ordre ancien. La publication de l'Athenaeum des frères Schlegel (1798-1800) fournit un point de repère pour situer le romantisme allemand, antérieur au romantisme français et britannique. La génération des «jeunes romantiques allemands» (Friedich Von Novalis, August Wilhem Von Schlegel, Friedrich Von Schlegel, Johann Gottlieb Fichte, Friedrich Schleiermacher, Johann Gottfried Herder, Friedrich Von Schelling, Friedrich Hölderlin) se sent tenue de prendre la parole pour révéler au monde un sens de la vérité.

Le romantisme remet en question le sens de la civilisation et le destin de l'homme dans l'univers. Il ajoute une dimension à la conscience humaine, révèle un sens de l'existence qui se cherchait avant lui sans être parvenu à se trouver. Une approche nouvelle se manifeste dans la conception de l'homme, du monde et de Dieu. Le romantisme apparaît comme un ferment culturel, une sensibilité caractéristique d'une époque. «Fonction de l'existence, de la création et de l'interprétation, le romantisme serait donc une manière de s'affirmer, un esprit sur la terre des hommes en donnant sens au monde et à soi-même, selon l'exigence de certaines valeurs.» 527

La mutation romantique commande une mobilisation générale de l'interprétation, ouvre les portes de l'aventure et de la liberté. L'âge romantique consacre l'avènement d'un style de vie et d'intelligence. Il correspond à un espace mental où prennent place les pensées et les œuvres et résonne comme un appel aux puissances intérieures et aux aspirations vitales. Le romantisme germanique met en œuvre une expérimentation de la réalité humaine de la manière la plus large et la plus profonde. Il porte la marque d'une ouverture vers la transcendance, par opposition à la clôture sur elle-même, qu'impliquait l'esprit positiviste des Lumières. Il propose une initiation au voyage dans les confins eschatologiques de la présence humaine.

Le monde romantique apparaît comme un nœud de significations, une vision créatrice, un rapport aux choses, aux êtres et à Dieu, une manière de concevoir l'homme dans l'univers. Il porte en lui une épistémologie matrice d'un savoir total. La problématique romantique s'applique à la civilisation dans son ensemble. L'alliance se noue entre les facteurs biologiques et spirituels de la présence au monde. «L'interprétation du romantisme a pour domaine la multitude des faits culturels, hommes et œuvres, événements, théories et idéologies, attitudes et comportements dispersés à travers l'espace-temps, il s'agit de dégager dans la mesure du possible l'unité de cette multiplicité, en mettant en évidence les dénominateurs communs.» 528

La conscience romantique prend acte de l'échec révolutionnaire. Elle reflète la nécessité d'une adaptation spirituelle face à la culture révolutionnaire et aux puissances rationnelles. Elle se veut aussi comme nouvelle création du monde et de soi. La ruine de l'espérance révolutionnaire est un élément constitutif de la situation romantique. L'urgence de l'histoire oblige à une conscience neuve de soi. Le modèle nouveau triomphal de la révolution a dégénéré. La promesse n'a pas été tenue. Friedrich Schlegel s'exprime en ces termes. «Il n'est pas de plus grand besoin à cette époque que d'un contrepoids spirituel à la Révolution et au despotisme [...]. Mais où allons-nous trouver un tel contrepoids ? [...] incontestablement en nous-mêmes, et quiconque aura compris que là est le centre de l'humanité aura par-là même aussi et instantanément trouvé le centre de la civilisation moderne, et l'harmonie vraie de toutes les sciences et de tous les arts jusqu'ici séparés et contradictoires.» 529

Il n'y a pas d'école romantique constituée autour d'une profession de foi communément reconnue par les adeptes. Les frères Schlegel et leurs amis de la période initiale du romantisme germanique, forment un groupe d'amitié et de travail, poétique, philosophique, religieux, au sein duquel chacun sert d'initiateur à l'autre. La recherche d'une voie importe plus que la doctrine. Les jeunes gens de l'Athenaeum sont en quête d'un sens profond, qui se confond avec celui de leur propre existence, se trouvent happés par une exigence qui les dépasse. Schleiermacher, Novalis, les frères Schlegel, prétendent à une connaissance sans restriction, englobant les données de diverses disciplines, dans un projet totalitaire, inspiré par l'imagination productive. Au déterminisme scientifique, les romantiques opposent la détermination d'une vérité plénière, dont la présence relie le visible et l'invisible, l'immanence à la transcendance. L'imagination prend sa revanche sur l'intellect et la poétique sur la science. Pour Novalis tout chemin mène au-dedans de nous. Tout se trouve en nous : l'éternité avec ses perspectives, le passé et l'avenir. Il y a priorité du dedans sur le dehors. A la science expérimentale s'oppose l'expérience intérieure, capable d'appréhender la totalité du sens. C'est du mariage entre nature et esprit que naît le sens de la vérité.

L'intuition de soi et l'intuition du monde sont des concepts interchangeables. L'épistémologie romantique est une épistémologie de la totalité, au sein de laquelle les significations sont solidaires et renvoient de l'une à l'autre. La visée du sens va dans le sens d'une compréhension à partir de la totalité (Verstehen aus dem Ganzen) et d'une connaissance intuitive de l'être comme organisation (Totalorganismus) pour Frédéric Schlegel. Le respect de la vérité impose le retour d'une conscience mécanique à une conscience organique du monde. La recherche de la vérité est réintégration dans la totalité. La tâche de l'esprit consiste à retrouver l'unité originaire perdue. Herder défend le retour des puissances du sentiment, enracinées dans la vie organique, et fait éclater l'univers clos et restrictif auquel se cantonnaient les Lumières.

Le cheminement de la connaissance prend désormais la forme d'un accomplissement solidaire du moi et du monde. «La science totale serait une science de la totalité une anthropo-cosméothéologie, englobant l'humanité, la nature, l'histoire et Dieu lui-même ; savoir et sagesse, tout à la fois anthroposophie, cosmosophie et théosophie.» 530 Le savoir romantique casse l'opposition entre dedans et dehors et s'apparente à une connaissance sur le mode de la présence et de la participation. Il y a corrélation entre l'infini du moi et l'infini de l'univers. La connaissance sous toutes ses formes est éveil à cette correspondance, préexistence, réintégration dans la totalité, remémoration d'un savoir originaire. Apprendre, comprendre, consistent à retrouver des significations oubliées car on ne peut comprendre que ce dont on porte le germe en soi. La vérité est constitutive de l'être et de la personne, s'apparente à un va et vient entre le monde et soi. L'individualité est le point de départ et d'arrivée de la recherche, se révèle transpersonnelle et n'est nullement restrictive.

La recherche de la vérité est indissociable d'une communauté des consciences. L'individualisme n'est pas un individualisme récurrent. De par sa structure même, l'ontologie, ne peut se circonscrire dans les limites d'une seule individualité. L'affirmation du «je» est solidaire d'un tu. L'être humain s'énonce sur le mode d'un appel d'être. Il attend de l'autre le complément de l'existence qu'il possède. Le peuple, la nation, l'époque constituent autant d'instances au sein desquelles se regroupent les individus par les liens d'une solidarité organique jusqu'au Gesamtorganismus de l'humanité. Schlegel en tant qu'initiateur du romantisme défend la théorie de l'organicisme universel. Il unit dans sa Philosophie de la vie les acquisitions de la présence du monde, le contact de l'homme dans l'univers, le point de vue de l'existence et du sentiment, et s'oppose à la science rationnelle. Le critère d'exactitude est d'ordre d'intérieur. L'intériorité vitale humaine dans la richesse de ses éléments constituants prend le dessus. L'existence apparaît comme la source commune, l'origine dont proviennent la réalité et la pensée. L'intellect humain s'égare lorsqu'il se détache de ce mouvement même et prétend se poser comme arbitre. La vie s'impose à la conscience sous ses multiples aspects.

Au nom de ces évidences, les romantiques défendent le point de vue d'une interprétation liant nature et esprit, homme et univers, dans l'idée d'un rapport d'une partie à un tout, d'un dynamisme universel. L'herméneutique romantique part du principe que seule la vie peut comprendre la vie. Elle tente de constituer une philosophie de l'homme dans sa condition réelle. L'ordre des choses ne peut trouver sa vérité hors de l'ordre de l'homme, l'un et l'autre faisant partie d'un même dessein. Le savoir romantique poursuit un accomplissement humain. «L'homme romantique n'est pas un individu quelconque, venu par hasard dans un monde quelconque, et qui s'en arrangeait comme il peut, telle la statue de Condillac. Etre au monde c'est appartenir au monde, participer de son être au destin solidaire de la vie.» 531 Le mouvement romantique met en honneur le moi. L'individualité apparaît comme le point d'origine d'une vérité dont elle assume l'initiative et les responsabilités. La découverte du moi par lui-même est une co-naissance, une nouvelle alliance de l'individu avec une vérité qui est désormais sa vérité. Le fondement de l'individualité est une donation ontologique en même temps qu'anthropologique.

L'initiative romantique substitue à l'intelligibilité empirique la mise en question radicale de l'être personne. Les penseurs romantiques sans exclure la rationalité veulent faire la part de toutes les composantes de l'être. Le savoir romantique impose une expérience aux risques et aux périls de celui qui est appelé à franchir les degrés d'une ontologie de l'être personnel. Toute vérité dont l'acquisition ne met pas à l'épreuve est une vérité de second ordre. La révélation du sens de l'existence doit emprunter des procédures qui mettent en question l'existence. Jean-Paul Richter romancier poète (1763-1825) donne un exemple significatif dans ses souvenirs : «Un matin, encore très jeune enfant, je me tenais sous la porte de la maison [....] lorsque subitement l'intuition intime : «je suis un moi» éclata devant moi comme un éclair venu du ciel : son éclat depuis lors m'est resté présent ; mon moi s'était aperçu lui-même pour la première fois et pour toujours.» 532

A la question du moi répond la nécessité d'une prise de conscience directe sur elle-même. La littérature, la philosophie ont pour lieu d'origine et d'aboutissement, la conscience de soi. Le romantisme réhabilite le sujet substantiel. Le retour de l'ontologie majore le sens intime. Le moi sujet se découvre une existence spécifique, assume une pluralité de dimensions. Chaque homme de par la dotation originaire qui le constitue, est amené à mener une existence à sa ressemblance et à disposer de sa liberté pour entreprendre sa libération. L'épistémologie romantique suscite une pédagogie à sa mesure. Le romantisme apporte un changement total d'orientation. Il ne s'agit plus de procéder du dehors au-dedans, mais au contraire de libérer en chacun des possibilités sommeillant dans les replis dans l'intériorité. Le but de l'éducation est de promouvoir dans chaque individu, un éveil de la conscience, de la condition de l'homme, dans l'univers. La pédagogie promue est une pédagogie de la vie. Le romantisme met en honneur l'axe de la vie, autour duquel se rassemblent les épisodes d'une existence, les événements à la faveur desquels il a été donné à un être humain de devenir ce qu'il est.

Le processus embrasse le développement du sujet jusqu'à sa maturité. La pédagogie romantique propose une méditation de la vie au cœur de la vie, appropriation par chacun de sa propre destinée. Le romantisme commande une pédagogie de la singularité ; tout ce qui peut s'apprendre ne mérité pas d'être enseigné. Le savoir porte sur la vérité de l'être, les itinéraires de la connaissance au monde et à soi-même. La culture romantique promouvoit le genre autobiographique, et le roman de formation (illustrés dès la fin du XVIIIè siècle par les Confessions de Rousseau).

Herder (1744-1803) met en œuvre une nouvelle philosophie de l'histoire. Il assimile les civilisations à des organismes vivants et considère que tout comme eux, les sociétés se développent, selon des alternances de force et de faiblesse. Il définit un nouvel axe d'orientation, en confiant à une équipe de collaborateurs, le soin de rassembler, sous sa direction, les autobiographies les plus remarquables, de tous les lieux et de tous les temps. L'autobiographie rend compte de l'approche personnelle par laquelle un homme s'approprie sa part de vérité, son cheminement. Toute existence est recherche de sens. L'autobiographie s'attache aux significations plutôt qu'aux faits en eux-mêmes, met en lumière l'intelligibilité intrinsèque de la condition humaine, esquisse une destinée.

La science historique allemande au XIXè siècle, cherche à restituer la marche du temps, à situer la réalité humaine dans le contexte du moment. La connaissance de soi implique un passage par les composantes historiques de la culture pour dissocier les caractéristiques de l'époque et les exigences propres du sujet. La rencontre avec le modèle herméneutique se produit dans ce contexte de compréhension historique d'un savoir de l'humain. La vérité scientifique n'a de sens qu'en tant que vérité humaine. La notion d'historicité renvoie aussi à une connaissance et une science de l'individuel à travers l'autobiographie et la biographie. L'inspiration romantique demeure présente, là où une philosophie de la culture, de l'histoire et de la vie tente de ressaisir les phénomènes humains, dans leur entièreté, sans les réduire à une vérité unique et définitive.

Les représentants les plus illustres de l'historiographie allemande : Léopold Van Ranke (1795-1866), Johann Gustav Droysen (1808-1884), mettent en œuvre une attitude de compréhension scientifique et donnent une nouvelle impulsion à l'histoire, dans la ligne directe du romantisme. Droysen propose une méthodologie historique se déclinant en trois moments : l'heuristique, la critique, l'interprétation et souligne la notion de structure médiatrice de l'histoire. Le regard porté sur le passé et les civilisations, cherche à comprendre les principes de leur développement, tient compte d'une pluralité de sens possibles, de possibilités toujours nouvelles de réalisation. La nature de l'homme est conçue comme une virtualité historique qui se déploie en une multitude de manifestations. A la suite de ces historiens, Wilhem Dilthey fondateur de l'historiographie romantique, formalise les conditions d'une science de l'individuel à travers la méthode historique-biographique 533 et définit les sciences historiques comme connaissance du réel et recherche des valeurs fondatrices de l'existence. «En fin de compte tout se ramène à se comprendre soi-même, à se vouloir soi-même, c'est à dire à vouloir l'idéal qui ne fait qu'un avec notre mise en place dans l'ordre du monde.» 534

Notes
527.

G. GUSDORF, Fondements du savoir romantique, les sciences humaines et la pensée occidentale : IX, Payot, 1982, p. 55, Bibliothèque scientifique.

528.

Ibid., p. 168

529.

F. SCHLEGEL, Fragments de l'Athenaüm (1798 – 1800), cité par G. GUSDORF, op. cit., p. 64

530.

Ibid., p. 364

531.

G. GUSDORF, l'Homme romantique, Les Sciences humaines et la pensée occidentale : IX, Payot, 1984, Bibliothèque scientifique, p. 350

532.

JEAN PAUL, Dichtung,, Dietrich, 1940, p. XIV, cité par G. GUSDORF, Fondements du savoir romantique, op. cit., p. 393

533.

Cette approche sera développée au point 3 de ce chapitre

534.

W. DITHLEY, Gesammelte Schriften, ed. par B. Groethuysen, B. G. Teulner, 1927, Bd VII, p. 184. Nous abordons l'œuvre de W. Dilthey à travers les traductions et les approches effectuées par L. Brogowski et S. Mesure qui renvoient aux différents volumes des Gesammelte Schiften et leurs différentes éditions.