II – LES SCIENCES HUMAINES ET L'HERMENEUTIQUE

L e romantisme suscite dans le domaine des sciences humaines (sciences qui prennent pour objet l'être humain vivant et pensant, les faits et conditions de l'activité humaine, les individualités historiques) un nouveau mode de compréhension. Il ouvre de nouvelles dimensions à la conscience de soi. Il pousse à son terme l'individualisme hérité des Lumières. Jusqu'à l'époque romantique les philosophes et les savants acceptaient sans critique un schéma régulateur de la nature humaine, à travers les vicissitudes du temps, sans remise en cause. Les spécialistes avaient tracé le portrait d'un homme universel, hérité des conceptions de l'âge des Lumières.

Un nouveau questionnement se fait jour, un nouvel axe de recherche s'esquisse pour tous au-delà des spécialités. Le travail scientifique fait retour à ses propres fondements. Une philosophie de l'intuition se développe qui fait de cette dernière, la source et garantie de la vérité. Les chercheurs se retrouvent dans l'interdisciplinarité des sciences de l'humanité, qui ne se contentent pas de dévoiler les contours d'une humanité préexistante, mais contribuent à la créer. La science romantique s'attache à développer une épistémologie du sujet et apparaît comme une philosophie de la vie. La mutation romantique se définit par une nouvelle exigence vis à vis des connaissances. Il ne s'agit plus de déterminer des faits, de les aligner en série. L'avancée du romantisme met en évidence la nécessité d'une nouvelle approche. Les sciences de l'humanité, sciences de la conscience, qui impliquent à la fois le dehors et le dedans, font appel à un autre type d'intelligibilité. Elles mettent en cause des faits, des valeurs, des orientations, des intentions, qui superposent aux déterminismes, les sens imposés par une finalité supérieure.

L'être humain dispose d'un pouvoir de contrôle vis à vis de ce qui se passe en lui, ne serait-ce que du fait de sa conscience. Cette prise de position implique un renouvellement de la problématique. Le philologue, l'historien, le psychologue, le sociologue se rendent compte qu'ils sont appelés à prendre parti, dans le grand examen de conscience et l'inventaire que l'humanité poursuit, à travers l'histoire du savoir. Il faut tracer les configurations qui donnent sens au devenir de l'humanité, dans le temps et l'espace, tout en respectant les normes de l'investigation scientifique. Les problématiques scientifiques prennent la valeur d'un cheminement vers la découverte de soi.

L'herméneutique romantique, la science de l'interprétation, met en œuvre une interrogation anthropologique, une recherche qui touche directement au statut de la pensée de chaque homme dans le monde. Le paradigme romantique s'intéresse à l'homme dans son passé, présent, avenir historique et culturel. Les philosophes prennent acte de la présence humaine comme une réalité en devenir dans l'espace-temps terrestre. Herder s'engage dans ce chemin avec ses Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité (1784-1791). Hegel bien qu'il ne fasse pas parti des penseurs romantiques, fait apparaître les philosophies à venir comme assurance de l'historicité de l'homme. La méta-physique fait place à une méta-humanité. Les philosophes prennent les relais des théologiens. L'herméneutique se laïcise.

L'herméneutique nouvelle vise à inscrire dans l'horizon d'une conscience actuelle, un objet différent, situé dans un horizon différent. La recherche de compréhension suppose que l'interprète fasse mouvement pour pénétrer dans l'espace mental de l'objet à interpréter. Toutefois, ce premier mouvement doit se doubler d'un transfert, en sens inverse, de la signification obtenue, dans le champ mental dont relève l'opérateur. «Les romantiques ont inventé, pour figurer cette situation, le schéma du cercle ou plutôt de l'ellipse herméneutique. La compréhension est présentée sous la forme d'une ellipse dont les deux foyers sont occupés par l'objet et par le sujet de l'interprétation ; l'herméneutique est le parcours, le va et vient du sens entre les deux pôles. Le sujet met en question l'objet, mais l'objet questionne le sujet [....]. La compréhension ne se situe pas dans un espace absolu ; elle implique une relativisation des termes de la relation, qui procèdent au cours de cette négociation, à l'échange de leurs significations respectives.» 535 Cette opération n'épuise pas définitivement le sens. Pour les romantiques, l'ellipse herméneutique mise en place à un moment donné, se réalise tout au long du temps, selon les acquisitions de la culture, qui suscitent des mutations de l'intelligibilité. Le schéma romantique est corrélatif du schéma de la succession des époques. L'intelligibilité est présente à chaque moment pour ceux qui savent la déchiffrer.

La compréhension nouvelle de l'histoire ne se définit pas seulement par la découverte de faits nouveaux, mais aussi et surtout par le changement d'éclairage concernant des faits connus. La mutation de la mentalité a un effet rétroactif. Le souvenir des époques anciennes s'inscrit dans la conscience en fonction des valeurs qui y ont cours. L'histoire est toujours à refaire. Il y a des réserves de sens en attente. «Les changements opérés par le romantisme commandent l'attitude de la science historique aux XIXè siècle. Elle ne mesure plus le passé selon les critères du présent tenu pour absolu. Elle accorde au temps passé une valeur propre [...]. Ressusciter l'aube du temps, [...] collectionner les contes et les légendes [...], découvrir dans les langues les visions du monde [...], toutes ces grandes réalisations du romantisme ont déclenché une recherche historique qui, lentement, degré par degré, a transformé les pressentiments enfouis dans ces résurrections en connaissance historique désintéressée.» 536

Les événements, les faits, la culture, ne prennent sens que par rapport à la personne humaine en tant qu'élaboration et forme de l'être humain. L'individu est la seule entité à partir de laquelle l'histoire devient significative et se structure. Les phénomènes historiques sont des phénomènes signifiants et évoquent l'idée d'une causalité intentionnelle, celle des acteurs. La réalité historique présente des effets de sens. La compréhension d'une époque se fait à partir de l'interprétation de ses propres données. Celles-ci figurent comme autant de signes objectivés qui demandent à être éclaircis et traduits. La lecture de ces éléments, leur déchiffrement relèvent d'une activité propre aux sciences humaines qui les situent dans un champ distinct des autres sciences. Dans cette perspective, la seule investigation causale ne suffit plus et doit se doter d'une approche compréhensive. Il s'agit de retrouver le sens des situations, des conduites, des processus sociaux, culturels, des comportements individuels et sélectifs.

Le véritable entendement n'est pas celui qui procède à des analyses de surface. Il se propose de comprendre toutes choses, de saisir le sens intime, d'approfondir la signification et d'appréhender la totalité. Il veut reconnaître l'essence elle-même selon l'authenticité de son esprit. L'herméneutique romantique introduit l'herméneute dans le champ épistémologique, dans la recherche de l'identification à la genèse créatrice de la pensée qu'il étudie. La subjectivité de l'interprète, sa vision du monde interviennent comme des moyens de connaissance dans l'approche herméneutique. L'espace du dedans est celui où se réalise l'opération de compréhension. La confrontation entre l'auteur et l'interprète est conçue sur le mode d'une rencontre entre deux individualités.

La recherche s'efforce de mettre en évidence la structure dans laquelle le sens se constitue. Comprendre consiste à replacer chacun des signes considérés dans des ensembles plus vastes où ils font sens. La relation du signe à la signification s'inscrit dans un ensemble structuré, dans un système de relations mettant en rapport chaque élément avec le tout. L'étude de chaque phénomène s'effectue dans une perspective globale. Chaque donnée est rattachée à un processus d'ensemble, le tout s'intégrant dans une histoire personnelle qui prend son sens dans l'histoire générale et universelle. La démarche de connaissance s'appuie sur l'appréhension de la vie et de l'expérience. Elle fait appel à l'agir comme condition de compréhension des faits ; mais surtout, elle suppose un élargissement du processus de compréhension de notre propre vie à la vie en général. Le traducteur affronte une expérience de vie lorsqu'il s'efforce de rendre justice à une affirmation, dont il doit faire apparaître la signification plénière. «L'identité de l'objet de l'investigation opérée par les sciences humaines n'est évidemment pas à prendre dans le même sens que les sciences de la nature, dont la recherche pénètre la nature de plus en plus profondément. Dans les sciences humaines, c'est plutôt le présent et ses intérêts propres qui à chaque époque donnent une motivation particulière à l'intérêt de la recherche vouée à la tradition. Ce n'est que par la motivation de la problématique que parviennent à se constituer le thème et l'objet de la recherche. La recherche historique est donc portée par le mouvement qui englobe la vie elle-même et ne peut être saisie téléologiquement à partir de l'objet auquel sa recherche s'adresse.» 537

L'exigence romantique maintient le contact vital avec la réalité. La vérité de l'homme porte en soi ses critères d'authenticité qui maintiennent la priorité de l'ordre des valeurs par rapport à la priorité des faits. Le romantisme est vécu par ses initiateurs comme un ressourcement vital, un bond en avant, dans la pulsion du dynamisme naturel. L'élan de la croissance organique se substitue à l'idée trop rationnelle de progrès. La pensée romantique développe une quête de l'être, une ontologie. La raison n'est pas définitivement écartée mais s'oriente vers une raison militante. Celle-ci s'accompagne d'un savoir compréhensif, non réducteur. La réalité humaine, objet des sciences humaines, est caractérisée par la surabondance de sens. L'homme est un être des confins, une existence ouverte, ce qui lui interdit de s'accomplir selon l'ordre de la transparence relationnelle.

Le savoir romantique ne prétend pas détenir la vérité mais tend plutôt à se présenter comme un témoignage. La connaissance n'est pas main-mise sur la vérité. Elle intervient comme réintégration dans l'organisme du savoir. La conscience romantique rejoint une totalité en mouvement. Elle se branche sur un devenir dont elle se reconnaît comme un moment ou un aspect. La pensée individuelle est intégrée à l'existence, participe à un tout, dont elle se trouve constitutive. Les romantiques renvoient à une philosophie de la vie. Il suffit d'écouter Schlegel pour s'en convaincre. «Toutes choses se trouvent dans une solidarité organique, tout est organisé. Il n'y a rien dans la chaîne infinie des êtres qui soit mort et mécanique ; toutes choses sont animées et pénétrées par le même esprit de vie ; partout se révèle à un degré variable la puissance active, infinie, qui assemble toutes choses en un grand système, et s'active dans le détail comme dans l'ensemble. Il n'y a nulle part de lacune, ni de point d'arrêt ; partout règne la liaison la plus intime, ainsi qu'une constante et harmonieuse unité dans la réciprocité d'action. Cela est vrai des choses, mais cela doit être pareillement exigé dans l'ordre des concepts. Eux aussi doivent se trouver en solidarité organique ; ils doivent constituer une totalité organique ; ils ne doivent pas être rassemblés et alignés d'une manière illusoire selon un ordre et une distribution mécanique toute extérieure; ils doivent être liés entre eux par l'unité interne d'une vie authentique.» 538

La conscience romantique rejoint une totalité en mouvement, se branche sur un devenir dont elle se reconnaît un moment ou un aspect. La philosophie de la vie centre sa réflexion sur l'expérience concrète du vivant humain dans son unité indivisible. Elle restaure la spontanéité d'un sens de la présence au monde. Elle procède à partir du point de la vie, du sentiment vivant, de l'expérience vécue. Elle s'efforce de parvenir jusqu'au centre vivant de toute vie, de tout savoir. La vraie méthode d'une pensée vivante, pour Schlegel, s'enfonce au cœur de l'intériorité, à laquelle le sentiment peut donner accès. Le sentiment est tout, représente le plein centre de la vie intérieure. La philosophie de la vie dit encore Schlegel prend profondément «la conscience en sa plénitude, considérée dans tous ses aspects et dans toutes ses forces ; elle considère l'âme comme le centre de la totalité». 539

Friedrich Schlegel met sur la voie d'une eschatologie qui renvoie à l'origine et à la fin de l'existence humaine. L'expérience vécue de la vérité est en même temps le foyer des valeurs qui orientent la vie spirituelle, par la médiation de l'affectivité et du sentiment. La philosophie de la vie s'oppose au savoir rationnel et à tout principe guidé par une raison dialectique. Elle doit être entendue comme une connaissance de l'homme, un savoir intégralement humain.

Le paradigme vitaliste des romantiques irradie le domaine de la recherche dans les sciences de l'homme, donne sa pleine dimension à l'essor des sciences humaines. L'apologétique de la vie renvoie à l'expérience concrète du vivant dans son unité indivisible. La réhabilitation du sujet s'accompagne d'une célébration de la présence. La primauté de la personne se trouve restaurée. Il y a un être humain, fondement du principe d'identité, applicable tout à la fois à l'individu, objet de l'étude du savant, et au savant lui-même, qui se sert de sa propre personnalité comme instrument de compréhension et de mesure. Les déchiffrements du passé renvoient à l'immanence de la vie dans l'épanouissement de ses formes successives. La connaissance apporte sa contribution à la réalité humaine en devenir. La recherche de l'intelligibilité fait progresser la création de l'homme par l'homme. Dans toutes les disciplines, les savants sont liés par une cause commune, se trouvent portés par un sens de la vie et un sentiment d'identité dans l'ordre culturel. L'historien lorsqu'il découvre l'histoire de son peuple, découvre sa propre histoire. Le linguiste élargit les significations de sa parole propre. Le psychologue s'introduit dans son intériorité personnelle. La pensée romantique, développe une philosophie de l'identité, dans l'ordre culturel. Celle-ci présuppose l'élucidation de l'identité du savant lui-même.

La grandeur des chercheurs, fondateurs des disciplines nouvelles, réside d'une part dans ce maintient conjoint du respect des faits et des textes constitutifs dans leur domaine épistémologique, et d'autre part dans cette exigence d'humanité sans laquelle les sciences humaines seraient indignes de leur appellation. Le souci d'objectivité scientifique ne se révèle pas incompatible avec l'essence et la spécificité des sciences humaines. Il suppose de procéder différemment.

En vertu de cet axe, les sciences humaines mettent en œuvre des théories interprétatives et déductives. Elles élaborent un type d'intelligibilité, une approche adaptée à la nature de leur objet d'étude, et s'affranchissent de l'ordre de causalité à l’œuvre dans les sciences de la nature. Le rapport de l’homme à la vie n’est pas comparable, avec le rapport du scientifique à sa réalité de laboratoire. L’étude de l’homme, physiologie mise à part, ne peut être pensée à partir de l’idéal de la connaissance scientifique. L'expérience vécue vient se superposer au principe de l'accès direct et de la vérification des phénomènes que vise la connaissance scientifique. La connaissance s'effectue ici dans l'expérience sensible. Elle se révèle constitutive du rapport à soi et à l'environnement et place chaque personne au centre du dispositif de recherche. «Dans la connaissance sensible, l'homme projette son sentiment en toute chose (fühlt sich in alles) il sent toute chose à partir de soi et lui imprime son image, son empreinte. [....] C'est le plus souvent une image neuve, une analogie, une similitude frappante qui a engendré les théories les plus grandioses et les plus hardies.» 540

La spécificité des sciences humaines réside dans ces multiples prises de conscience qu'elle suscite, à travers la découverte de ce qui fait l'humain, dans la diversité de ses objectivations et structures, la pluridimensionnalité de l'existence. Leur intérêt repose sur la justesse de leurs points de vue en ce qu'elles respectent la singularité et la complexité de chaque cas, et tient à leur capacité à mettre en évidence les articulations et liens cachés sous l'apparence du vécu. La méthode mise en œuvre est celle de la compréhension herméneutique. C'est dans cet ordre de logique que les sciences humaines doivent être reconnues et peuvent s'imposer. La solution du problème universel de la relation de la connaissance scientifique et de l'expérience quotidienne se voit esquissée à travers une logique herméneutique.

Notes
535.

H.G. GADAMER, Vérité et méthodes : les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Seuil, 1976, L'Ordre philosophique, p. 124

536.

G. GUSDORF, Les Origines de l'herméneutique, 1988, Bibliothèque scientifique Payot, p. 203

537.

Ibid., p. 124

538.

F. SCHLEGEL, Werke, Kritische Aufgabe, Bd XII, p. 263, cité par G. GUSDORF, Les Origines de l'herméneutique, op. cit., p. 362

539.

Ibid.

540.

J.G. HERDER Wom Erkennen und Empfinden der menschlichten Seele, p.4, cité par G. GUSDORF, Les Origines de l'herméneutique, op. cit. p. 205