1 – Les Sciences de l'esprit

A la fin du XVIIIè siècle, pour les disciplines nouvelles apparues, traitant de la société et de l'histoire et émancipées des sciences de la nature Wilhem Dilthey propose l'intitulé de «Sciences de l'Esprit». Il essaie de définir leur juste place comme leurs fins dans ses travaux. Dans la théorie diltheyenne, les sciences de la nature et les sciences de l'esprit ne se conçoivent pas dans la perspective d'un dualisme radical, sans possibilité de rencontre, et ne sauraient s'opposer. Leurs objets se distinguent fondamentalement (d'un côté physique, de l'autre spirituel) ce qui nécessite une approche différente.

Les objets des sciences de l'esprit, les faits historiques sont situés dans l'espace et le temps, font partie de la nature, au sens d'une totalité de l'expérience et se trouvent soumis à ce titre au déterminisme des lois. Cependant comme le souligne Wilhem Dilthey, tout en appartenant au règne de la nature, ils témoignent d'une intentionnalité précise. Cette caractéristique est fondamentale et justifie à elle seule, une épistémologie des sciences. A la différence de ce qui est seulement nature, les phénomènes historiques peuvent porter trace de la liberté et constituent à ce titre un domaine indépendant : «Les phénomènes historiques ont cette particularité qui impose de distinguer sciences de la nature et sciences de l'esprit, que tout en appartenant au règne de la nature et en partageant sa soumission au déterminisme, ils peuvent évoquer l'idée d'une causalité intentionnelle, autrement dit : présenter pour ainsi dire de façon sensible l'idée d'une causalité par liberté.» 542

Dilthey fonde l'autonomie des sciences de l'esprit, dans la conscience que l'homme prend de lui-même. C'est à travers cette appréhension de soi-même comme volonté que s'enracine le partage entre nature et histoire, qui permet d'élaborer une épistémologie des sciences historiques. Le sujet sent qu'il est responsable de ses actes par sa volonté, qu'il peut résister aux penchants qu'expriment en lui la nature. Il s'exprime comme liberté par opposition au reste de la nature, soumise au déterminisme.

Nature et esprit correspondent à deux dimensions de la réalité phénoménale qui peut être considérée d'un point de vue physique ou du point de vue de l'histoire. Les sciences de l'esprit traitant de la réalité humaine et de l'homme, ont affaire à une entité psychophysique, à un esprit inséparable de son enveloppe corporelle. Par conséquent, elles unissent dans leur étude les manifestations phénoménales naturelles, les faits matériels aux faits spirituels. L'analyse des faits historiques et sociaux prend en compte le caractère total de la nature humaine et ne se borne pas aux seuls faits de l'esprit. «Ce que l'on a coutume de séparer comme constituant le physique et le psychique se trouve indistinct dans l'objet des sciences de l'esprit comme ensemble vivant de ces deux dimensions.» 543

Lorsqu'elles se penchent sur les divers aspects de la vie humaine, les sciences de l'esprit s'efforcent de penser à la fois en terme de nature et en terme de liberté ce qui autorise une démarche compréhensive (de la part des sciences spirituelles) et explicative (de la part des sciences naturelles). Car l'histoire est pour Wilhem Dilthey le lien d'une synthèse entre nécessité (nature) et liberté. Les phénomènes historiques peuvent être rangés sous la catégorie de la causalité donc être expliqués, mais également être considérés comme relevant d'actes libres et réfléchis, de la part de sujets donc compris et interprétés par rapport à un projet ou une finalité que l'on s'efforce de dégager.

Le processus de connaissance historique implique d'allier démarche compréhensive et explicative. Ce caractère même et cette façon de faire fondent la spécificité des sciences de l'esprit. Celles-ci se donnent pour but dans la perspective diltheyenne non seulement d'expliquer les phénomènes mais aussi de les comprendre c'est à dire d'en produire le sens historique. Les sciences de l'esprit s'orientent donc vers la réflexion et la compréhension du monde socio-historique. Elles décrivent, racontent, jugent, forment des théories et des concepts, en rapport avec les problèmes humains. Elles partent de la vie et entretiennent avec elle une relation de cohésion, ce qui constitue leur premier trait fondamental. «Vie, expérience de la vie et sciences de l'esprit se trouvent ainsi constamment dans un rapport de cohésion interne, et de dépendance réciproque[...]» 544

L'effort de compréhension exercé lors de la saisie des faits historiques, élève la réflexion au-delà de l'expérience vécue individuelle et de ce qu'elle peut avoir de limitée. La préhension du monde prend en compte la totalité des expériences, la pluralité des hommes et des communautés. « La compréhension seule exprime la limitation de l'expérience vécue individuelle[...], elle élargit l'horizon de la vie individuelle et ouvre dans les sciences de l'esprit, la voie qui à travers ce qui est commun conduit à l'universel.» 545

La conscience de l'unité du moi se retrouve dans l'homogénéité avec les autres, l'identité individuelle se confond avec l'identité de la nature humaine. Le particulier rejoint l'universel. C'est dans sa relation à l'humanité que chaque unité organisée atteint une signification véritable. Wilhem Dilthey cerne les sciences de l'esprit dans leur spécificité et inscrit l'orientation de la démarche propre à ces sciences. «Ainsi l'ensemble de l'expérience vécue, de l'expression et de la compréhension est-il partout la méthode spécifique par laquelle l'humanité existe en nous en tant qu'objet des sciences de l'esprit [...]. C'est ici seulement que nous atteignons une caractéristique tout à fait claire où la délimitation des sciences de l'esprit peut être définitivement accomplie.» 546

Le développement des sciences de l'esprit dépend de la profondeur des expériences, se trouve conditionné par l'élargissement de la compréhension à toute l'objectivation de l'esprit et par l'effort accompli pour dégager l'élément spirituel des divers moments de la vie. L’histoire de l’humanité, dans ce contexte, apparaît donc comme un ensemble d’états humains vécus, qui s’expriment dans des extériorisations, et auxquelles s’attachent des processus de compréhension pour en cerner les causes externes et internes. La tâche de l’historien consiste donc à comprendre toute la vie des individus, telle qu’elle s’exprime dans un lieu déterminé et un temps déterminé, à éveiller l’impression de la vie véritable et à extraire les qualités des hommes et des choses. Chaque homme appartient à un temps, correspond à une époque dont il constitue en quelque sorte le porte-parole, se trouve solidaire d’un contexte historique et culturel et représente le point où se croisent les systèmes, les organisations, dans lesquelles son existence personnelle se trouve étroitement impliquée. L’ensemble des individus orientés vers le développement de leur propre existence, la somme des systèmes culturels et des communautés, constituent la nature de la société et de l’histoire. L’observation directe de soi est loin de suffire pour apprendre à se connaître. Le recours à l’histoire dans cette optique s’avère nécessaire pour retrouver ses propres origines, à travers les civilisations, comme pour ressentir la continuité. «Toutes les questions relatives à l’histoire trouvent en fin de compte leur solution dans le fait que l’histoire permet à l’homme de se connaître lui-même.» 547

L'histoire montre comment les sciences portant sur l'homme contribuent à se rapprocher sans cesse du but lointain, qui consisterait en une connaissance que l'homme aurait de lui-même. La vie universelle se constitue à travers la vie personnelle. Pour Wilhem Dilthey, la représentation historique procède du centre à la périphérie dans le mouvement d'une conscience en expansion. L'historiographie de la connaissance s'accompagne d'un nouveau regard, s'affirme comme généralisation d'une nouvelle conscience individuelle. L'horizon de l'histoire de l'humanité, s'inscrit dans la recherche d'une existence personnelle en quête d'elle-même. L'individualisme formule l'unité de compte en matière d'intelligibilité. Il y a un sens commun de l'époque, un horizon de savoir et de sensibilité, propre à un temps donné, mais c'est la personnalité qui en prend acte, et qui l'incarne dans la conscience d'un individu réel. Toute vie particulière est un aspect de la vie universelle. Tout un réseau de relations et de significations subsistent entre le moi et le monde. Le regard porté sur le monde est aussi un regard porté sur soi.

La réflexion de Dilthey s'attache au problème de la relation entre l'universel et le particulier, entre les ensembles historiques et les actions individuelles. Les phénomènes historiques portent aussi la marque de comportements, de motivations et d'états de conscience individuels. L'individu contribue à faire l'histoire à travers ses actions. Il existe des liens organiques entre l'individu et le tout historique. Il y a une relation directe entre l'individualité et la totalité historique, entre la connaissance de soi et celle de tous les êtres que rassemble la communauté de l'humanité. Le monde extérieur, dans ses lois et son organisation, renvoie au moi. La cellule de base du monde historique est constituée par «l'expérience vécue où le sujet a pour milieu l'ensemble interactif de la vie.» 548 Wilhem Dilthey exprime ici une conviction sur laquelle il ne cesse de revenir. Les unités des phénomènes historiques sont données dans l'expérience vécue et la compréhension. «La vie dans sa substance est identique à l'histoire [….]. L'histoire n'est que la vie ressaisie dans la perspective de l'unité globale qui forme un ensemble.» 549

Le tumulte de l'histoire tourne autour de la dimension de la vie et de tout ce qui peut être vécu. La signification, les valeurs et les fins surgissent dans ce retour à la vie vécue. C'est dans le cours de la vie, dans la façon dont celle-ci sort du passé et s'étend vers l'avenir que résident les réalités qui constituent l'ensemble actif et la valeur même de notre vie.L'emploi constant du mot vie implique une référence lourde de signification pour Wilhem Dilthey. Celui-ci note dans son journal : «vivre, : c'est en matière de représentation et d'activité, laisser agir sur soi toutes les forces de la nature, faire en sorte de ramener à une forme unitaire tous les traits de son être personnel : ainsi se réalise l'œuvre d'art de notre existence.» 550

Le savoir de la réalité humaine développe une herméneutique de l'existence. L'intelligibilité spécifique de la vie s'entend comme intelligibilité historique dans la pensée diltheyenne. «Le sens de l'existence individuelle est tout à fait singulier, irréductible à une connaissance claire. Il représente à sa manière […] tout l'univers historique.» 551 Les histoires représentent l'évolution de la vie, sous toutes ses formes, depuis le début. L'histoire de l'humanité est aussi celle de l'homme, science fondamentale qui regroupe, par définition, le plus haut degré de concentration des significations humaines. L'expérience historique découvre la totalité de la vie dans la plénitude de ses manifestations.

Notes
542.

W. DILTHEY, L'Edification du monde historique dans les sciences de l'esprit, trad. et pres. par S. Mesure, Cerf, 1988, p. 9

543.

G.S. VII, p. 80

544.

L'Edification du monde historique dans les sciences de l'esprit, op. cit., p. 90

545.

Ibid., p. 95

546.

G.S., I, p. 33

547.

G.S., VII, p. 250

548.

Ibid., p. 161

549.

Ibid., p. 256

550.

Der Junge Dilthey, Hgg. Von Clara Misch, Tegebuch 24 mars 1860, Leipzig – Berlin, 1933, p. 117

551.

G.S., VII, 9. 256