2 – La compréhension et l'interprétation diltheyenne

L’œuvre de Wilhem Dilthey se révèle fondamentale pour établir la validité et de l'autonomie des sciences humaines. Dans son « Introduction aux sciences de l'esprit «, le philosophe plaide pour la valeur et la spécificité des sciences humaines, ou sciences de l'esprit, fondées sur l'histoire, de par l'inscription socio-historique de chaque être humain.

‘« L'individu pour autant qu'on le considère dans son expérience particulière, est un être historial. Il est défini par sa position dans le temps, sa localisation dans l'espace, sa place dans des ensembles interactifs qui constituent les systèmes culturels et collectifs auxquels il appartient 552

L'homme est d'abord un être relié au temps par son présent, comme son passé et son avenir. L'expérience de la vie humaine est celle de la condition historique. Seule l'histoire dit à l'homme ce qu'il est parce qu'il est un «être historial». La connaissance de l'histoire et le sens de l'existence de l'homme se conditionnent. L'homme et la société se trouvent toujours dans des rapports d'inclusion et d'action réciproque.» Or comme nous l'avons vu le problème herméneutique a acquis sa signification systématique par le fait que le romantisme a reconnu l'unité interne entre intelligere et explicare. L'interprétation n'est donc pas un acte qui peut occasionnellement s'ajouter à la compréhension : comprendre, c'est toujours interpréter; en conséquence l'interprétation est la forme explicite de la compréhension.» 553

Wilhem Dilthey découvre les sciences humaines, comme seules sciences capables d'ouvrir une réflexion sur les conditions transcendantales de la conscience de soi, l'historicité de l'existence humaine, la philosophie de la compréhension, la signification de l'existence et ses valeurs. Il souligne la profondeur du renouvellement des valeurs anthropologiques liée à l'expansion de ces sciences, dans chaque secteur spécialisé : histoire linguistique, philosophie, psychologie, ethnologie. Il montre qu'elles contribuent à créer le relief concret d'une présence totale de l'homme à lui-même.

La possibilité d'une compréhension de l'homme par l'homme, dans les sciences de l'esprit, se trouve contenue dans l'horizon d'une présence au monde, dont le fondement, se trouve dans l'engagement de l'individu au sein du réel. La théorie du comprendre fonde la connaissance propre aux sciences humaines et s'examine dans l'expérience de vie. La crédibilité et la reconnaissance des sciences humaines s'appuient sur ce postulat. La vie est le champ de réalité à partir duquel peut s'élaborer la connaissance. L'esprit et la vie sont des réalités apparentées dans le spiritualisme romantique. Nous ne pouvons comprendre quelque chose qui nous serait complètement étranger. Toute connaissance du monde spirituel qui nous entoure est prise de conscience de nous-mêmes. L'existence est en même temps, active et compréhensive. L'agir et le comprendre réalisent la médiation entre conscience et histoire.

La compréhension suppose une identification. Les sciences humaines développent une connaissance de l'homme par l'homme sur l'arrière-plan d'une similitude intrinsèque. En fonction de cette similitude, toute connaissance est reconnaissance. La compréhension renvoie à l'évocation du phénomène humain, totale récapitulation et consommation des traces de l'humanité. Le phénomène de la compréhension, correspond à un processus particulier, autonome, soumis à des lois qui lui sont propres, dans la pensée ditlheyenne. La compréhension revêt d'une part le sens d'une appropriation : l'opération de connaissance réflexive ne se limite pas à une accumulation de données brutes mais réside en une assimilation, enrichissant la vision du monde; d'autre part, elle figure comme créatrice. Le sens de l'événement n'est pas latent dans l'événement. Il n'existe pas constitué antérieurement de toute part. La compréhension n'est pas une école d'effacement devant l'objet, mais tout au contraire, l'initiative de celui qui se donne pour tâche de faire surgir le sens. L'intervention de l'historien, du biographe, se révèlent donc capitales. Le travail de compréhension mobilise leur personnalité, afin de faire surgir le sens.

Chaque œuvre particulière s'inscrit dans plusieurs grandes unités, totalité historique d'une époque, nécessités politiques, économiques, valeurs en vigueur. Il faut donc en tenir compte dans l'analyse, s'interroger sur la façon dont l'auteur est parvenu à concevoir et à développer son œuvre, cerner les relations que celle-ci entretient avec la vie de l'auteur. La procédure déployée ici, s'apparente en tout point, à celle utilisée dans le rapport familier avec la réalité ambiante. A la masse des phénomènes, nous imposons un ordre intelligible, perçu derrière les apparences. La perception est l'initiative première, qui permet de reconstituer la réalité humaine en passant du chaos à l'ordre. Chaque homme donne sens aux choses à partir de lui-même et rien n'existe pour lui, que pour autant que cet objet se trouve en relation avec lui.

Les sciences de l'esprit font dériver leurs concepts de ce fond de la conscience que constitue l'expérience vécue. La compréhension déployée, à partir de l'expérience vécue, ouvre la capacité d'adhérer à des sens autres que les siens. Nous pouvons revivre et reconstruire les significations que les autres ont donné à leurs actions et créations grâce à la conscience que nous avons de notre historicité et à la compréhension que nous avons acquis à travers notre expérience. «L'appréhension théorique de la réalité socio-historique peut être authentifiée par le procédé du revivre (Nachleben), consistant à la replacer dans la structure de la conscience courante et à examiner si elle est plausible en vertu de notre propre expérience de la vie (Lebensfahrung)« 554

La médiation de la conscience s'avère nécessaire pour parvenir à intégrer les lignes de vie dans la totalité historique. L'herméneutique préside au développement et à l'intelligibilité des sciences humaines et semble réservée à la recherche de sens dans le domaine d'une connaissance à l'échelle humaine. Le but poursuivi consiste à mettre en évidence, le sens humain de la réalité humaine, en opposition avec les tentatives qui jusqu'alors déshumanisaient le savoir, par crainte de lui voir perdre, toute consistance et scientificité. Les lois de la réalité humaine n'ont rien à voir avec les mécanismes élémentaires applicables aux sciences de la nature. Les sciences de l'homme ne peuvent être bâties sur le modèle des sciences sans l'homme. L'herméneutique nouvelle inverse la démarche des savants. Priorité est donnée à l'interprétation sur les faits, l'interprétation est donatrice des faits.

L’herméneutique diltheyenne comporte deux aspect; un aspect pratique à travers la théorie d'agir, et un aspect théorique à travers la réflexion engagée pour penser la vie et le sens des œuvres humaines. Ces deux dimensions sont inséparables afin de rencontrer la réalité objective du monde ou compréhension. C'est dans cette perspective que Dilthey lie précisément l'expression, l'articulation et le comprendre. «L'articulation de la vie, de l'expression et du comprendre [...] est le processus par lequel la vie s'éclaire elle-même dans ses profondeurs et nous ne comprenons nous-même et les autres qu'en transformant notre expérience de la vie dans toutes les formes d'expression que la vie peut prendre, qu'elles soient nôtres ou celles d'autrui. Ainsi par tous les domaines, l'articulation de l'expérience vécue, de l'expression et du comprendre est le processus spécifique par lequel l'humanité se constitue pour nous comme objet de connaissance scientifique [...]. Une science n'appartient aux sciences humaines que si son objet nous est accessible par la méthode qui est fondée dans l'articulation de la vie de l'expression et de la compréhension.». 555

L'agir et l'expérience vécue rendent possible la compréhension mais celle-ci ne peut se départir pour autant d'une réflexion plus théorique pour déboucher sur une connaissance, un savoir. Le passage à l'expression, et à la formulation correspond à ce degré supérieur.

«Le rapport fondamental sur lequel repose le processus de compréhension élémentaire est le rapport de l'expression à ce qui est exprimé.».556 La médiation s'effectue à travers le travail d’éclaircissement et de mise en ordre que suppose l'expression formulée. Celle-ci résulte d'une activité intellectuelle, d'un cheminement de la pensée et apparaît comme un aboutissement. Chez l'homme, la vie prend conscience d'elle-même à travers le langage articulé et la capacité de communication et de réflexion dont il est l'instrument. L'essor de la conscience objective dans la formulation permet un élargissement de la présence au monde et des significations. L'expression se révèle porteuse d'un savoir.

Pour Dilthey, c'est entre l'expérience vécue qui porte déjà en elle une compréhension originaire du monde, et l'expression qui aboutit à une œuvre, que s'effectue le travail de création. Celui-ci revêt une dimension herméneutique. L’herméneutique devient ici une interprétation du sujet connaissant. Le principe de la compréhension justifie l’herméneutique diltheyenne comme épistémologie de l'interprétation. La vie est le lieu où naît la compréhension, où s’ébauche la réflexion qui précède la formulation et d’où émerge la conscientisation de l'interprétation herméneutique. «Nous appelons interprétation la compréhension méthodique des extériorisations de la vie fixées de manière double. Mais puisque c'est dans le langage que la vie de l'esprit trouve son expression pleine, exhaustive et qui rend donc possible une appréhension objective, l'interprétation s'accomplit dans l'interprétation des traces de l'existence humaine fixées par écrit. Cet art est le fondement de la philologie. L’herméneutique est la science de cet art».557

L'interprétation mène vers la compréhension et la signification. Elle relève de la personne seule et se trouve librement fondée. Dans l'optique diltheyenne, l'interprétation suit le chemin de la compréhension du sens, comme cellule germinative de l'œuvre. Le cœur de l'interprétation coïncide avec l'acte d'un sujet qui exerce une reprise sur l'univers culturel en prélevant sur la masse des significations disponibles, un certain nombre d'informations qu'il ordonne à sa manière. Le but est atteint à partir du moment où l'on saisit la forme intérieure qui justifie l'organisation du texte dans son ensemble.

L'interprète a alors mené à bien son programme, qui est de comprendre le discours, aussi bien, et mieux que son auteur. L'interprète tire au clair ce qui demeure confus. Le but de l'interprétation serait la reconstitution d'une œuvre à partir du germe spirituel de sa création. L'interprétation relève d'un processus en trois temps : une première forme qui se rattache au vocabulaire et à la grammaire, une deuxième au sens, et une troisième qui s'achève avec la restitution de l'esprit où la signification est recherchée en référence à la vie spirituelle de l'auteur, considéré dans le contexte de l'époque. «L'essence de l'interprétation est la reconstruction de l'œuvre en tant qu'acte vivant de l'auteur. La tâche de la théorie de l'interprétation est d'établir les fondements scientifiques de cette reconstruction à partir de la nature de l'acte producteur, dans son rapport avec la langue et la forme esthétique et aussi en lui-même.» 558 La spécificité du sens, dans l'interprétation, est entièrement donnée et déterminée par le sujet. A travers cet acte, l'homme manifeste sa liberté, sa capacité de création, et s'affirme comme sujet pensant et connaissant. Il intervient comme individu singulier, prend place avec son vécu, ses états de conscience, ses intentions, ses sentiments, ses valeurs. Ces éléments s'insèrent dans son analyse. Le sujet est inséparable des données de sa vie. Le point de vue est inhérent à l'expérience vitale personnelle.

Pour Dilthey, la compréhension engage l'existence. «Nous sommes une possibilité ouverte car sens et signification se produisent d'abord dans l'homme et dans son histoire [...].»559 Dès lors, la réflexion de Dilthey va se porter sur la manière dont l'homme se saisit de sa propre vie, pour lui donner une forme et un sens, et le conduire à se pencher sur l'autobiographie, comme constitution originaire du sens de l'histoire racontée par l'individu lui-même.

Notes
552.

W. DILTEY, Introduction aux sciences de l’esprit, trad. et pres. de S. Mesure, Cerf. 1992, p. 163.

553.

H.G. GADAMER, op. cit., p. 148

554.

W. DILTHEY, Gesammelte Schriften, Band VII, ed. par B. Groethuysen, Stuttgart, B.G. Teubner, 1927, p. 206 (édition citée de 1965)

555.

W. DILTHEY (1992), op. cit., pp. 98-99

556.

Ibid, p. 318

557.

W. DILTHEY, Gesammelte Schriften, Band VIII, ed. par B. Groethuysen, B.G. Teubner, 1931, p. 217 (édition citée de 1962)

558.

G.S. XIV, 2, p. 699

559.

Ibid., p. 291