3 – La méthode historique – biographique

La Lebens philosophie, dont Wilhem Dilthey apparaît comme l'un des représentants les plus illustres, revendique un rapport de sens de l'homme à la vie historique et socio-culturelle. La personne ne peut se placer en dehors de la vie, existe grâce à elle et à travers elle. Les vécus et les expériences de vie, qui témoignent de cette participation totale à la vie, sont constitutifs de la personne.

Ce principe permet à Wilhem Dilthey de fonder un ordre de compréhension du fait humain, dans l'acte de réflexion de sa propre vie et de souligner le pouvoir heuristique de l'autobiographie. «Cette exploration rétrospective d'une individualité est une des opérations les plus élevées de l'entendement historique.» 560 C'est ainsi que dans la théorie diltheyenne, l'autobiographie s'énonce comme paradigme de la compréhension humaine. La relation fondamentale de l'expérience vécue et de la compréhension est une relation de dépendance. C'est dans l'expérience qu'il a de sa propre vie, que l'homme trouve les conditions de toute compréhension et de tout savoir sur l'homme.

La compréhension et la connaissance du monde socio-historique ne peuvent se faire sans passer par l'individu qui la crée. L'autobiographie se présente comme opération fondamentale pour manifester le sens spécifique d'une vie. Elle représente la forme prototypique de la compréhension. C'est en ce sens que Dilthey lui lie la préhension du sens des œuvres et des actions dans l'histoire. Chaque expérience, chaque moment trouvent leur place et prennent leur sens au sein de la forme construite dans laquelle l'homme se représente le cours de sa vie. «Le sens de sa vie est atteint quand nous l'appréhendons comme un ensemble signifiant où chaque présent remémorable possède une relation à un sens du tout.» 561

Le processus autobiographique oblige à une sorte de dénouement en vue d'établir une unité propre à la vie. Il génère la construction d'un ensemble logique au sein duquel s'intègrent les divers moments et événements. Toutes les étapes du parcours sont reliées dans la perspective d'un achèvement qui les oriente et les finalise. «Nous interprétons la vie comme la réalisation d'une finalité supérieure à laquelle sont subordonnées des fins particulières.» 562

Le travail biographique fait découvrir l'essence de la vie, ce qui en constitue le fondement et la raison. Le sens s'extrait et apparaît au fur et à mesure du déroulement de l'histoire. Il y a un dévoilement progressif. Le sentiment de ce qui est, se révèle à l'homme inséparable de sa valeur et de son idéal. Les représentations, les fins, les valeurs en viennent à s'impliquer réciproquement. L'autobiographie se révèle comme saisie signifiante. La préhension de la vie, réfléchie à travers l'écriture, mène vers la conscientisation, la construction, l'appropriation de l'existence et en dégage l'essentiel. Le travail d'interprétation est en réalité auto-interprétation car l'homme qui écrit sa vie, est en même temps celui qui en établit l'orientation et en fixe le sens. La forme et la figure données au parcours existentiel relèvent de la réflexion, de la conviction, de l'intuition personnelle, de l'auteur-narrateur objet de l'analyse. «Celui qui comprend le cours de sa vie est identique à celui qui la produit. De là résulte une intimité toute particulière de la compréhension. Le même homme qui recherche l'ensemble inscrit dans l'histoire de sa vie, dans tout ce qu'il a ressenti comme les valeurs de sa vie, dans tout ce qu'il a réalisé comme les buts de celle-ci, dans tout ce qu'il a projeté comme plan de sa vie, dans tout ce qu'il a saisi rétrospectivement comme son évolution ou prospectivement comme l'élaboration de sa vie et son but suprême, dans tout cela il a déjà, sous différents points de vue, constitué un ensemble de sa vie qui doit désormais être exprimé. Il a dans le souvenir fait ressortir et accentué les moments de sa vie qu'il éprouve comme importants, et il a laissé les autres sombrer dans l'oubli. [...] Ainsi les problèmes les plus immédiats de la préhension et de la présentation de l'ensemble historique sont-ils déjà à moitié résolus par la vie elle-même. Les unités sont forgées à travers la manière dont les expériences vécues sont conçues, sur un mode tel que présent et passé sont réunis par une signification commune. Parmi ces expériences vécues, celles qui ont pour elles-mêmes et pour l'ensemble de la vie une dignité particulière sont conservées dans le souvenir et extraites du flux infini de ce qui se produit et passe; ainsi un ensemble a-t-il été forgé dans la vie elle-même, à partir des divers moments de celle-ci.» 563

Dans ce texte capital Wilhem Dilthey expose sa théorie. Il s'efforce de montrer comment il est possible de construire un savoir universellement valable du monde historique, à partir des données, que constituent les expressions historiques de la vie. Au niveau du cas particulier que constitue l'autobiographie, s'élabore un type de compréhension généralisable à tous les niveaux du monde historique. Dans l'autobiographie, l'absence d'extériorité entre l'observateur et celui qu'il observe facilite la compréhension. C'est une même vie qui se déploie et se comprend. Au plan de la compréhension historique, d'une époque par une autre, c'est en un sens une même vie qui s'étant déployée, cherche à ressaisir réflexivement la logique et la signification de son déploiement.

Ce qui vaut pour l'autobiographie pourrait bien apparaître comme susceptible de valoir pour l'histoire, sur la base d'une philosophie et d'une unité de la vie. Ce qui rend effectivement possible la compréhension, c'est que la construction de l'ensemble au sein duquel les divers moments vont trouver un sens, n'est pas en fait suspendue à la préhension préalable de ces moments. L'aporie du cercle herméneutique se trouve dénoncée par la vie elle-même, qui à mesure qu'elle se découle, opère une sélection à travers la mémoire, rejetant l'inessentiel et retenant le significatif. La totalité de la vie se constitue ainsi par rectifications successives à travers la succession de ses moments.

Dilthey s'essaie à concevoir comme vie la totalité du monde de l'esprit, dans la mesure où les virtualités offertes par le modèle autobiographique, se trouvent susceptibles de pouvoir résoudre dans toute sa généralité le problème de la connaissance historique, au point que non seulement l'autobiographie apparaisse comme le prototype de l'histoire, mais que l'histoire puisse être pensée comme une variante de l'autobiographie.

Le sens et la signification se produisent d'abord dans l'homme et dans son histoire. L'individu pense d'abord et à travers son histoire personnelle, car la réalité vécue possède le caractère de l'expérience vitale. La vie a un sens vécu enraciné dans l'existence même et un sens théorique qui équivaut à la capacité de la désigner ou de la rendre intelligible. La compréhension se déploie à partir du travail de réflexion engagé sur son propre parcours, dans tous ses aspects et ouvre sur l'horizon de l'universel.

La conception diltheyenne va dans le sens d'un éclaircissement des rapports entre la conscience et le contexte socio-historique dans la perspective de l'histoire universelle. Le savoir historique singulier et les vérités universelles se développent conjointement en une relation d'action réciproque et appartiennent à la même unité de préhension. Le principe autobiographique est celui d'une relation signifiante et repose sur le jeu de la temporalité de la conscience des structures socio-historiques.

La doctrine de la signification se fonde sur la découverte de Wilhem Dilthey et s’énonce en deux temps. L'homme apprend et comprend par l'histoire et en tout premier lieu à travers sa propre histoire. La connaissance de l'histoire et le sens de l'existence se conditionnent. Ces deux principes justifient le recours à la méthode autobiographique et la rendent incontournable. La production autobiographique s'impose comme modèle de compréhension pour Wilhem Dilthey.

Les faits historiques se situent dans un contexte biographique, portent sur des réalités vécues par les êtres humains. La biographie se trouve toujours au bout de la chaîne, pour Wilhem Dilthey, d'où son intérêt majeur. Elle rassemble toutes les traces (documents, écrits, relations contemporaines) relatives à une personnalité pour reconstituer la vision du monde à un moment donné. Elle se rapporte à une expérience de vie (Erlebnis) et témoigne de la manière dont peut se réaliser une prise en charge personnelle de la vie. Les termes d'expérience vécue, d'événement vécu d'ordre existentiel, de cours de la vie (Lebensverlauf) (Erlebnis) se révèlent de première importance, dans l'analyse diltheyenne. Ces mots accompagnent toute la démarche du philosophe, jalonnent la recherche d'une intelligibilité en première personne centrée sur le sujet.

Wilhem Dilthey cherche à mettre au point des concepts qui expriment la liberté de la vie et de l'histoire. «Les catégories de la vie et de l'histoire devraient se dégager de l'expérience même de la vie dans son devenir temporel, elles proposeraient les structures communes des expressions humaines une sorte d'analyse existentielle permettant d'articuler une vie dans sa totalité (Lebenszusammenhang) 564

La vie doit être interprétée en fonction d'elle-même, la réflexion intervenant comme une reduplication de l'existence, en vue de parvenir à une compréhension concrète de la vie, élevée à une puissance supérieure. La vision du monde, la saveur de la vie, ne peuvent s'appréhender que par le biais d'une existence individuelle. La biographie, l'autobiographie restituent toutes les influences à partir desquelles un individu définit sa propre structure intime. L'univers historique ne nous est réellement accessible que dans son reflet au sein d'une existence individuelle.

La biographie représente «donc l'unité de coordination, la plus originaire entre la vie et l'histoire» et constitue le modèle idéal du savoir historique. Wilhem Dilthey propose un autre type de lecture de l'histoire : le seul véritable, qui aille au-delà d'une constatation des actes et des événements, qui cherche à en cerner les intentions réelles comme la cohérence et qui se propose de mettre à nu le cœur et l'esprit propre à toute histoire donc à l'histoire de tous. Le but poursuivi par Wilhem Dilthey consiste à mettre au point une herméneutique de la vie, procédant à la manière de l'interprète, qui s'efforce de dégager les significations inscrites dans le texte qu'il doit étudier.

Les perspectives déployées par le texte, l'action de l'histoire agissent conjointement en vue d'une perception renouvelée du sens et de la finalité de l'existence. L'opération d'interprétation engage l'existence et permet de trouver ses propres orientations intérieures. Le travail d'écriture oblige à une extériorisation de soi et passe par une sorte de mise à nu, dans la mesure où il renvoie aussi aux moments de la vie les plus enfouis et les plus secrets. Il implique une explicitation de ses expériences afin de saisir leur vraie valeur. Le texte possède un caractère d'objectivité, garantit une stabilité et se prête à une recherche de cohérence et de significations. Il fonctionne selon un va et vient présent-passé et passé-présent. L'unité de la vie se reconstitue à travers la signification rétrospective des expériences passées. L'intentionnalité présente explique le passé et permet de comprendre ce qui va advenir. La structuration de la vie, sa représentation comme unité s'effectue à travers le travail du ressouvenir. Chaque moment de la vie (tout en ayant son expérience propre) se trouve relié à un passé et à un avenir, et ne signifie quelque chose qu'articulé à la totalité de l'existence. «C'est avant tout dans leur relation à vie, à ses valeurs et à ses fins, à la place que quelque chose y occupe, que les parties du cours de la vie ont une signification.» 565

La synthèse autobiographique s'avère nécessaire pour ressaisir l'unité de la vie, en projeter la fin et esquisser l'avenir. Elle produit l'entendement. Les moments de la vie s'insèrent comme autant d'anneaux pour former une chaîne et produire une continuité, puisqu'il s'agit bien d'une seule et même personne. L'examen de l'existence personnelle loin d'enfermer le sujet sur lui-même, le ramène aux autres et à la société. La conscience personnelle et le monde sont impliqués.

Le rapport de l'individu au monde est semblable à celui d'une partie à un tout. Les expériences et les significations de la vie tirent leur contenu et leur validité des relations intersubjectives du sujet à la communauté. L'intériorisation des normes et des contenus de la culture structure le comportement de l'individu, comme membre d'une société et participe à son individuation. L'entreprise autobiographique est prolongement, et tout à la fois dépassement de chaque existence singulière. Elle reflète le mouvement perpétuel de la vie dans le temps. Elle restitue l'inépuisabilité du sens de l'existence. Dans la doctrine diltheyenne, le récit autobiographique prend place à part entière comme itinéraire de connaissance, car la source du tout savoir se concentre fondamentalement dans l'expérience de vie. Il figure également comme véritable formation intellectuelle pour les opérations de constitution de sens que met en œuvre l'homme qui écrit sa vie. La recherche autobiographique débouche sur une compréhension élargie de l'ordre des choses, du monde et des hommes en général. «Dans la transposition de la réflexion de l'homme sur son propre parcours de sa vie à la compréhension de l'existence d'autrui, l'autobiographie se présente comme la forme littéraire de la compréhension de la vie de qui nous est étranger.» 566

Le récit autobiographique est producteur de significations. Initiation et découverte, il structure et valide les certitudes émises. Il relève d'une herméneutique de la compréhension et d'une philosophie de la connaissance. Il possède un caractère médiateur et se trouve doué d'opérabilité. L'horizon autobiographique ouvre des choix, découvre des potentialités insoupçonnées, la possibilité de nouvelles orientations. Le sens de l'existence n'est pas figé à jamais. L'avenir ouvre un éventail de perspectives. La vision des choses, le jugement évoluent avec la personne et le temps. Les ressaisies cumulatives des expériences inscrivent l'existence dans un perpétuel devenir. Cette caractéristique confère à l'homme une dimension supérieure et en fait un «être des possibles» dans la pensée diltheyenne. «Nous sommes une possibilité ouverte car sens et signification se produisent d'abord dans l'homme et dans son histoire [...].» 567

L'être humain dispose d'une marge de liberté pour influer sur le cours de sa vie. Il parvient à créer et à produire son histoire même s'il reste parallèlement déterminé par la société. La personne est un projet librement choisi en vue de se réaliser. Elle peut décider ce qu'elle veut être. Nous accédons à la liberté dans la recherche de signification la plus authentique de notre être passé, présent et avenir liés. Celle-ci s'effectue fondamentalement à travers le récit autobiographique. Seule l'autobiographie peut restituer à l'homme son existence et entraîne une telle prise de conscience. Elle est lieu d'engagement de la vie et application de soi à la réalisation d'un destin.

Les données de l'objectivation de la vie que visent les sciences humaines, se trouvent réunies au sein de la méthode autobiographique. Celle-ci s'impose comme condition de la compréhension de l'histoire de l'homme (puisqu'elle réalise la fusion entre l'extériorité et l’intériorité). Elle exprime à elle seule la condition de l'homme, la compréhension de l'agir humain et se fait l'image des représentations d'une époque donnée. La réconciliation des études objectives de l'histoire avec l'expérience que fait l'homme de l'historicité radicale de la compréhension, se réalise à travers l'autobiographie. Wilhem Dilthey désigne le processus autobiographique comme axe de recherche scientifique au sein des sciences humaines et établit la validité de la méthode autobiographique. Il la dote d'un cadre théorique, d'une terminologie précise et d'une valeur conceptuelle. L’œuvre de Wilhem Dilthey exerce un rôle de fondation et constitue une étape primordiale pour la reconnaissance de l'autobiographie.

Notes
560.

W. DILTHEY, Gesammelte Schriften, Band V, ed. par G. Misch, B.G. Teubner, 1924, p. 83 (édition citée de 1964)

561.

G.S. VII, p. 199

562.

Ibid., p. 288

563.

G. S. VII, p. 200

564.

G.S., VII, p. 203

565.

G.S., V, p.119

566.

G.S., VII, p. 305

567.

G.S., VIII, p. 291