1 - L'approche philologique et herméneutique du récit.

La philologie et la linguistique structurale, ouvrent de nouvelles possibilités à l'herméneutique et permettent à Paul Ricœur d'étudier les critères de la textualité. Le texte se rattache à ce vaste ensemble que constitue le système linguistique et apparaît comme une extension du langage. Il présente la même composition que la langue et fonctionne de manière analogique. Les catégories d'agent-sujet, d'action prédicat, qui commandent l'organisation et la mise en sens du récit correspondent aux catégories grammaticales du nom, du verbe, de l'adjectif. La hiérarchie du tout prévaut sur les parties. Les unités syntaxiques supérieures prennent le pas sur les propositions, de telle sorte qu'une intelligence narrative se dessine comme opération configurante.

La narration comporte trois niveaux de formalisation, les actions (avec leur logique), les personnes (avec la syntaxe), et le discours (qui inclut le temps et les aspects du récit). Ces derniers figurent comme autant de portes d'accès en vue d'une analyse du texte. Le récit opère une véritable synthèse. Il réunit et articule les événements, les actions, les personnes, établit les liens de causes à effets et allie forme et sens. L'écrit est communication et correspond à un mode d'être pour l'homme «Parce que nous sommes dans le monde et affectés par des situations, nous tentons de nous y orienter sur le mode de la compréhension et nous avons quelque chose à dire, une référence à porter au langage et à partager» 571 .

Le texte prolonge et fixe les actions et réflexions au fil du temps. Il véhicule un ensemble d'expériences, reflète des idées, des opinions, témoigne de préoccupations et transmet un savoir qui atteste de l'historicité de l'expérience humaine. Le récit est dépositaire d'un ensemble de découvertes, d'expériences, de connaissances, que son auteur cherche à transmettre à autrui. La mission du monde se construit aussi, à travers l'image et les renseignements que donnent les textes. «L'événement complet, c'est non seulement que quelqu'un prenne la parole et s'adresse à un interlocuteur, c'est aussi qu'il ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui une expérience nouvelle.» 572

Le langage est l'instrument de la pensée. Il établit la relation entre l'homme et le monde. C'est par l'intermédiaire du texte que l'homme atteste de sa présence au monde, de ses actions, de ses initiatives, de sa volonté. C'est par le biais du récit qu'il cherche à comprendre le monde et à se comprendre. La pensée prend forme et se précise à travers les mots. Toute réflexion sur l'existence transite par le langage. «Le caractère universellement langagier de l'expérience humaine [...] signifie que mon appartenance à une tradition où à des traditions passe par l'interprétation des signes, des œuvres, des textes dans lesquels les héritages culturels se sont inscrits et offerts à notre déchiffrement.» 573

La vie ne peut s'appréhender, que fixée dans une expression structurée. Elle n'atteint son potentiel de significations que portée par des formes qui l'élèvent au-dessus des considérations immédiates. Le détour par le texte s'avère nécessaire et fournit les conditions de la compréhension. L'inscription constitue la destination du discours. L'écriture fixe le dit de la parole, l'extériorisation intentionnelle qui constitue la visée du discours en vertu de laquelle le dire devient énoncé. Le passage de la parole à l'écriture s'accompagne de nouvelles fonctionnalités. Paul Ricœur souligne en particulier la distanciation et l'objectivation introduites par cette opération et le nouveau statut qui en résulte pour le texte «Le texte est pour moi beaucoup plus qu'un cas particulier de la communication interhumaine, il est le paradigme de la distanciation dans la communication [....]».574

L'opération d'écriture qui a aboutit à la production d'un texte confère à celui-ci sa propre autonomie et ses caractéristiques. Le texte vit par lui-même, tend à se dégager de l'empreinte et des intentions de son auteur. «Cette autonomie du texte a une première conséquence importante; la distanciation n'est pas le produit de la méthodologie [...] elle est constitutive du phénomène du texte comme écriture, du même coup elle est aussi la condition de l'interprétation.» 575

Le récit existe en tant qu'unité indépendante, distincte du discours oral. Il devient œuvre lors du processus de mise en écriture qui le fait passer du stade oral au stade écrit et rentre ainsi dans le champ littéraire. Par sa configuration, son style, sa composition, l'œuvre acquiert ses propres caractéristiques. L'inscription ouvre une nouvelle destination et réalise la synthèse de l'hétérogène.

Le phénomène de l'œuvre détermine de nouvelles possibilités. L'action réfléchie, repensée à travers la mise en écriture acquiert sa véritable signification dans l'histoire. Elle s'inscrit dans une durée, dans la succession des événements. Il devient possible d'en analyser les causes, de se pénétrer des circonstances et de saisir les effets. «Ma thèse est que l'action elle-même, l'action sensée peut devenir objet de science sans perdre son caractère de signifiance à la faveur d'une sorte d'objectivation semblable à la fixation opérée par l'écriture.» 576 Dans le cadre du récit, l'action se dégage de son agent et prend son autonomie de la même façon qu'un texte existe par lui-même et se distancie de son auteur. La fixation écrite est assortie d'un nouvel entendement. «Le faire narratif re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans la mesure où raconter, réciter, c'est refaire l'action selon l'invite du poème.» 577

L'action est présignifiée au niveau de l'agir humain et commentée. La narration est propice au développement et se prête à la matière même du divers dont se compose une existence. La littérature configure ce qui est esquissée dans le quotidien. L'œuvre introduit une lisibilité un sens, une continuité par une perspective de long terme opposée à l'immédiateté. «Le paradoxe de l'événement fuyant et du sens identifiable et repérable qui sont au départ de notre méditation sur la distanciation dans le discours, trouve dans la notion d'œuvre une médiation remarquable.» 578

La fiction a ses propres ressources temporelles. Le texte redécrit, refait, introduit de nouvelles dimensions. Il recèle la capacité de déployer le temps d'une autre manière. «[...] La temporalité ne se laisse pas dire par le discours direct d'une phénoménologie, mais requiert la médiation du discours indirect de la narration.» 579 Si l'on s'en tient à l'aspect structural, trois sortes de temps, se côtoient dans le récit, le temps mis à raconter, le temps raconté et celui de l'énonciation - énoncé. Si l'on se situe du côté du faire sens dans la fiction, le temps devient un temps unique, celui du temps du récit qui réunit l'ensemble des expériences. Les distinctions passé-présent-futur prennent une connotation différente et ne sont plus aussi marquées. Le temps est un temps linéaire et homogène et correspond à un autre façon d'habiter le monde. La voix narrative aborde n'importe quel moment du temps qui devient un quasi présent. «Tout se passe comme si la fiction en créant des mondes imaginaires ouvrait à la configuration du temps une carrière illimitée.»580

Le temps raconté est un temps différent où les expériences acquièrent force et puissance, où les événements et épisodes s'organisent comme autant de parties constitutives d'un tout. Ces nouvelles données suscitent une approche différente, une nouvelle appréhension du monde et des choses. L'œuvre introduit ses propres références, sa propre signification. L'œuvre de fiction projette le monde de l'œuvre. Elle ouvre à l'immanence. «Ce qui se donne à comprendre n'est pas la situation initiale du discours mais ce que vise un monde possible. La compréhension a moins que jamais à faire avec l'auteur et sa situation. Elle se porte vers les mondes qu'ouvrent les mondes du texte.»581

Paul Ricœur découvre ici une des propriétés majeures de l'œuvre, son caractère heuristique. Dès lors, la tâche de l'herméneutique ne se limite plus à la recherche d'un autre et de ses intentions dissimulées derrière le texte, elle se joue à travers l'interprétation du texte, les projections déployées, les perspectives et significations afférentes à ce même texte. « Si nous ne pouvons plus définir l'herméneutique par la recherche d'un autrui et de ses intentions psychologiques, qui se dissimulent derrière le texte [...] qu'est-ce qui reste à interpréter? Je répondrai interpréter, c'est expliciter la sorte d'être au monde déployée par le texte.»582

Notes
571.

P. RICOEUR, Temps et récit I, Paris, Seuil, L'ordre philosophique, p. 118.

572.

Id.

573.

P. RICOEUR, Du texte à l'action, op. cit., p. 100

574.

Ibid., p. 102

575.

Ibid., p. 112

576.

Ibid., p. 191

577.

P. RICOEUR Temps et récit I, op. cit., p. 122

578.

P. RICOEUR, Du texte à l'action, op., cit.., p. 109

579.

P. RICOEUR, Temps et récit III, Paris, Seuil, 1985, L'ordre philosophique, p. 349

580.

P. RICOEUR, Temps et récit II, Paris, Seuil, L'ordre philosophique, p. 233

581.

P. RICOEUR, Du texte à l'action, op. cit., p. 208

582.

Id.