2 - Se raconter sa propre histoire

Le texte est le lieu où l'expérience humaine se voit inscrite dans la mémoire humaine comme récit. Il est la manifestation de la relation effective entre le monde et l'être. Il est l'expression de notre vécu, de notre «agir et pâtir». Il remplit une fonction ostentatoire: il révèle, montre, démontre. «Ce que je suis pour moi-même ne peut être qu'à travers les objectivations de ma propre vie.»583

Chaque vie pose un problème d'ordre existentiel, impose de se choisir, de trouver son propre principe d'orientation et de maintenir, à travers les vicissitudes et les événements, la ligne de sa vérité personnelle. Cette recherche appelle une synthèse, une prospective et met sur la voie de sa propre histoire. Pour pouvoir se situer, il faut pouvoir identifier les différents aspects de son existence, il faut rassembler ses gestes, ses conduites, ses intentions au sein d'un texte qui reprend son histoire. «Comment en effet un sujet d'action pourrait-il donner à sa propre vie prise en entier une qualification éthique, si cette vie n'était pas rassemblée, et comment le serait-elle si ce n'était précisément sous forme de récit.»584

La vie ne se présente pas comme un ensemble structuré, ordonné. Elle semble marquée par la discontinuité, la confusion et donne une impression d'enchevêtrement. Elle apparaît comme la résultante d'expériences, d'accumulés divers. «C'est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière, rétrospectivement dans l'après-coup, quitte à tenir pour révisable et provisoire toute figure de mise en intrigue empruntée à la fiction ou à l'histoire.»585

Comment se faire une idée de sa présence et de son appartenance au monde, si ce n'est en tentant de se donner et de se construire une histoire ? Vouloir se doter de son histoire implique de construire narrativement le sens de sa vie. C'est à travers la mise en récit, au terme même de cette opération que l'histoire personnelle émerge. Elle prend forme au fur et à mesure de la narration. Le sujet se trouve et se définit à travers son histoire. La structure narrative permet de raconter, de suivre et de comprendre l'existence, car comme l'écrit Paul Ricœur « l'histoire répond de l'homme».

Les événements et les épisodes de la vie offrent des points d'encrage au récit. Ils demandent à être racontés, explicités. L'histoire s'écrit et se constitue parallèlement. Toute vie constitue une histoire à dire et à faire. «Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d'être racontées.»586 L'accès d'une vie à l'historicité se réalise à travers l'écriture. Celle-ci mémorise, fixe, conscientise les étapes et permet au-delà d'extraire un sens général, une vision d'ensemble. Ce travail permet d'accéder à ses propres sources, de prendre possession de sa propre genèse. L'homme se trouve dans son histoire et existe par et à travers son histoire. Il ne peut s'en séparer. L'herméneutique de soi, l'herméneutique de l'existence, exigent une construction narrative. « L'expérience humaine est médiatisée par des systèmes symboliques et parmi eux des récits.»587

L'éclairage du récit s'avère nécessaire. La signification ne peut être que narrativisée. L'existence pensée et réfléchie est une existence traduite en récit. Le processus d'écriture est un processus de mise en sens.»Suivre une histoire c'est avancer au milieu de contingences et de péripéties sous la conduite d'une attente qui trouve son accomplissement dans la conclusion.» 588 La narration organise la vie, tire d'une succession d'événements un tout, extrait des moments-clefs, des épisodes charnières, le tout constituant une histoire. Le récit dégage un continuum, introduit une visée de long terme, rend compte des évolutions accomplies. Il permet de savoir d'où l'on vient et où l'on va. «Comprendre l'histoire, c'est comprendre comment et pourquoi les épisodes successifs ont conduit à cette conclusion, laquelle loin d'être prévisible doit être congruente avec les événements rassemblés.»589

L'histoire émerge à travers une représentation de l'ensemble des expériences. La structure narrative introduit un ordre, réalise une synthèse. «Le récit met la consonance là où il y a seulement dissonance. De cette façon là le récit donne forme à ce qui est informe.»590 La narration donne accès à sa propre existence. Le récit oblige à rassembler, organiser et hiérarchiser les divers épisodes de la vie. Il opère une mise en ordre en vue d'aboutir à une production structurée. Il joint la rétrospection à la prospection.

L'histoire mise en scène figure comme la réplique de l'existence. Le récit se fonde sur une quasi-intrigue. Celle-ci schématise la vie humaine ses péripéties et son déroulement. Le divers des événements, les circonstances, le jeu des personnages, les actions s'articulent au sein de l'intrigue. «L'intrigue du récit prend ensemble et intègre dans une histoire entière et complète les événements multiples et dispersés et ainsi schématise la signification intelligible qui s'attache au récit comme un tout.»591

La narration s'appuie sur la dynamique de l'intrigue. Celle-ci confère intelligibilité et rationalité à l'histoire, permet de saisir le pourquoi des actions, les engagements, les comportements des personnages, leur évolution. La représentation donnée fait surgir du nouveau et apparaître les connecteurs déterminants d'une histoire. Elle projette un regard d'appréciation sur la vie. Elle découvre un sujet capable de commencer à agir pour des raisons déterminées, de hiérarchiser ses préférences, comme d'estimer le but de ses actions. La sélection des événements racontés s'effectue par rapport au projet existentiel et permet de s'en approcher. Ne sont relatés que les événements jugés intéressants et significatifs pour l'auteur, donc proche de son plan de vie et de ses attentes.

L'existence ne se décompose et ne se recompose que narrativement. La structure narrative déploie tous les paramètres de l'existence. Le récit articule le temps avec l'histoire, organise la succession et le déroulement des faits, à travers le temps et en assure la représentation. La vie est tributaire de cette notion du temps. Chaque événement se situe à un moment précis du temps et acquiert sa signification par rapport à celui-ci. La structure narrative se fait l'écho de cette donnée et en cela s'accorde fondamentalement à la pensée humaine. «Il existe entre l'activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l'expérience humaine une corrélation qui n'est pas purement accidentelle mais présente une forme de nécessité transculturelle.»592

La temporalité se retrouve dans le langage. Le temps agi et vécu est redessiné à l'intérieur de l'espace ouvert par le langage. «Le monde déployé par toute œuvre narrative est toujours un monde temporel [...].»593 La fiction refigure l'expérience temporelle. L'expérience vécue n'accède à l'histoire, à un sensé ordonné et daté, que si elle s'exprime et se représente dans le cadre d'un récit et d'une chronologie. L'accès au sens, le sentiment de son histoire, sont tributaires du déroulement d'un récit qui en retrace dans le temps les principaux épisodes. «Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l'existence temporelle.»594

Paul Ricœur identifie ce processus à travers trois phases du récit définies dans le concept général de Mimesis (entendu en tant qu'imitation ou représentation). Le premier moment du récit « Mimesis I «correspond à la préfiguration du récit dans l'expérience temporelle. Chaque épisode de la vie comporte tous les éléments propres à constituer une histoire. Le récit ne fait que reproduire et analyser tous les faits et le divers dont se compose l'existence. « Imiter ou représenter l'action, c'est d'abord pré-comprendre ce qu'il en est de l'agir humain : de sa sémantique, de sa symbolique, de sa temporalité, c'est sur cette pré-compréhension commune au poète et à son lecteur, que s'enlève la mise en intrigue et, avec elle, la mimétique textuelle ou littéraire.»595

Le deuxième stade du récit revient à la configuration de l'expérience vécue par la narration ou mise en intrigue « Mimesis II «. Le retour narratif entraîne une mise en ordre. Les divers moments de la vie trouvent leur juste place au sein de la narration, et apparaissent comme autant de maillons constitutifs de l'enchaînement du récit. « Une histoire, d'autre part, doit être plus qu'une énumération d'événements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible, de telle sorte qu'on puisse toujours demander ce qui est le « thème « de l'histoire. Bref, la mise en intrigue est l'opération qui tire d'une simple succession une configuration.» 596 L'intrigue apparaît comme post-compréhension de l'ordre de l'action et de ses traits temporels, à travers la distanciation et la réflexion provoquées par la mise en écriture.

La troisième et dernière étape renvoie à la refiguration de l'expérience vécue par l'acte de lecture ou « Mimesis III «. C'est à travers l'acte d'audition et de lecture que le texte trouve son accomplissement et son achèvement. Il ne prend sens et ne se constitue comme référence que dans le processus de communication qui le porte à la rencontre du lecteur et de l'auditeur. «L'auditeur ou le lecteur reçoivent selon leur propre capacité d'accueil, qui elle aussi se définit par une situation à la fois limitée et ouverte sur un horizon d'attente.» 597

La lecture confronte deux points de vue, celui du monde du texte et du lecteur, et fait entrecroiser leurs références respectives. Elle suscite une interprétation qui induit implicitement une nouvelle évaluation du monde et du lecteur lui-même. Le rapport entre les trois temps mimétiques constitue la médiation temps-récit. Le passage d'une existence temporelle humaine, à une conscience et à une existence historique, s'effectue par l'intermédiaire du récit. Le récit de vie apparaît comme la résultante de la tension entre horizon d'attente et espace d'expérience. Il montre que la personne dont on parle, l'agent dont l'action est décrite ont une histoire et sont leur propre histoire.

Notes
583.

Ibid., p. 88

584.

Soi-même comme un autre, op. cit., p. 187

585.

Ibid., p. 191

586.

Temps et récit I, op. cit., p. 114

587.

Ibid., p. 113

588.

Ibid., p. 104

589.

Id.

590.

Ibid., p. 111

591.

Ibid., p. 12

592.

P. RICOEUR, Temps et récit I, op., cit., p. 85

593.

Ibid., p. 17

594.

Ibid., p. 85

595.

Ibid., p. 100

596.

Ibid., p. 102

597.

Ibid., p. 110