3 - Etre l'auteur d'un texte dont on est soi-même le sujet-objet ou l'identité narrative.

En fixant sa vie par écrit, le sujet inscrit sa part de sécession par rapport au monde et tend à prouver qu'il ne peut y avoir d'univers sans un soi qui s'y trouve et qui agit. L'opération narrative donne forme et consistance à l'existence et témoigne de ce souci du moi qui anime celui qui écrit son histoire. Pourquoi se constituer simultanément comme auteur, narrateur, sujet et objet du récit, si ce n'est pour tenter d'établir son identité ? Paul Ricœur met en avant dans son œuvre le concept de construction narrative du sujet à partir de son histoire de vie.

Le récit de vie ouvre une voie majeure à la philosophie du sujet. Il établit la permanence du sujet dans le temps. Il suit le sujet dans les différents moments de sa vie à travers ses évolutions. Il favorise la prise de conscience des changements accomplis, en fixe les étapes, dévoile la structure du caractère et la personnalité, en esquisse les processus de construction. C'est pourquoi Paul Ricœur s'exprime en ces termes. «Je pose la question de savoir si toute mise en intrigue ne procède pas d'une genèse mutuelle entre le développement d'un caractère et celui d'une histoire racontée».598

Seule la reprise narrative permet de ressaisir la personne dans son entièreté. Chaque étape de la vie ne met pas en scène des personnages différents, mais un seul et même sujet, à des âges divers, synonymes d'une approche différente du monde, en prise avec des objectifs, des soucis, des convictions autres, selon les périodes examinées. La narration offre un panorama d'ensemble. Le récit permet de vérifier qu'il s'agit bien d'une seule et même personne. Il établit la permanence du nom et du sujet de l'action. « Raconter c'est dire qui a fait quoi, pourquoi et comment, en étalant dans le temps la connexion entre ces points de vue.» 599 La narration met en mesure de désigner spécifiquement un individu à l'exception des autres. «L'histoire racontée dit le qui de l'action. L'identité du qui n'est donc elle-même qu'une identité narrative.»600

L'attribution se recompose dans la narration. Elle tient à la double identification qui unit l'intrigue et le personnage. Le récit fonctionne comme un tout. L'histoire et les personnages ne se comprennent que l'un par l'autre. La structure narrative conjoint l'action et les personnages, ceux-là même n'existent et n'agissent qu'au sein d'une histoire. L'identité du personnage ne se laisse comprendre que par rapport à l'intrigue. L'attribution se compose dans la narration. Le récit suscite des questions telles que : qui a fait telle action, pourquoi, qui en est l'agent, qui en est l'auteur. La réponse à ces questions assure l'enchaînement et la progression du récit. Le mouvement du récit conjoint un personnage à une intrigue. L'identité du personnage se construit à travers l'intrigue, car la catégorie du personnage est une catégorie narrative. Le déroulement de l'histoire va de pair avec la découverte d'une identité. L'expression d'une intrigue procède d'une genèse mutuelle entre le développement d'un caractère et celui d'une histoire racontée. « C'est en effet dans l'histoire racontée avec ses caractères d'unité, d'articulation interne et de complétude conférés par l'opération de mise en intrigue que le personnage conserve tout au long de l'histoire une identité corrélative de celle de l'histoire elle-même.» 601

L'histoire et la fiction se révèlent constitutifs d'une identité spécifique qu'on peut appeler identité narrative. L'identité se recompose et se stabilise à travers le récit. Le maintien de soi est objectivé dans l'enchaînement de tous les actes. Le soi est impliqué dans des opérations dont l'analyse précède le retour. Le récit donne les moyens d'appréhender les circonstances, le contexte dans lequel le sujet a évolué. Il montre que la construction d'une identité s'effectue par rapport à une histoire, et en rapport avec celle-ci. «Le récit construit l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage.» 602 L'unité narrative contribue à l'examen et à la connaissance de soi. Elle concourt au fondement et à la prise de conscience de son identité. Le soi émerge et prend forme à travers le texte. «Le soi est constitué par la chose du texte.»603 La vision et l'appréhension de soi sont constitutives du texte. L'investigation de l'être soi conduit à la réappropriation de sa propre identité. Elle met à jour la notion de capacité et d'effectuation, c'est à dire le pouvoir de l'agent sur l'action et sur l'environnement, le degré de puissance de l'agir.

L'histoire racontée s'exerce dans le sens d'attestation de soi, attestation confiance en quelque sorte, puisque le récit développe le pouvoir de dire, de faire, de se reconnaître comme personnage du récit. Le locuteur fait en parlant. Cette dimension se trouve constitutive du principe de reconnaissance de soi, de sa propre singularité et du caractère éminemment personnel de sa vie. « [...] Le personnage tire sa singularité de l'unité de sa vie considérée comme la totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue de tout autre.» 604 Le sujet se reconnaît dans l'histoire racontée. La signification qui s'attache à cette vie mise en scène revient à une interprétation donnée par l'auteur lui-même «Interpréter le texte, c'est pour l'agent s'interpréter lui-même.» 605 L'exercice narratif n'est pas un exercice inutile et futile. « Le sujet de la connaissance de soi n'est pas le moi égoïste et narcissique....il est le fruit d'une vie examinée [...] or une vie examinée est pour une large part, une vie épurée, clarifiée, par les effets cathartiques du récit tant historique que fictif.»606

La dimension de soi, la définition de la personne se trouvent contenues dans le récit. L'appropriation de soi, la prise de conscience de sa propre identité s'effectuent narrativement. L'histoire est constitutive de l'identité personnelle. Le récit est indicateur et opérateur d'une certaine identité. Il met à jour un autre soi, « le soi-même en tant qu'autre».

Le soi-même est refiguré par l'application réflexive des conditions narratives. La voie de la référence identifiante ouvre sur celle de la réflexivité. L'intrigue engendre la dialectique du personnage, donc celle de la mêmeté et de l'ipséité.

L'identité narrative renvoie à un ipse, un soi-même réfléchi, se construisant par cette réflexion même, qui par le récit déploie et conjugue la dialectique de reproduction d'une base identique (idem) à l'altération permanente des autres (alter). L'identité que suggère le même est à décomposer entre deux significations majeures : l'identité-idem des choses qui persistent inchangées, à travers le temps et l'identité-ipse de celui qui ne se maintient, qu'à la manière d'une promesse tenue. L'identité d'une personne est ainsi faite d'identification à des valeurs, normes, idéaux. Le soi contribue au «se reconnaître à». L'autre soi-même appelle l'autre que soi et entraîne l'altérité. Mêmeté et ipséité se conjuguent, ipséité et altérité aussi.

L'herméneutique du soi ouvre un débat sur l'usage du se et du soi, le dédoublement du même et de l'autre, selon le régime de l'idem et de l'ipse et des corrélations entre soi et autre que soi. De l'autre entre toujours dans la composition du même. Il y a ainsi d'un côté le caractère, ce par quoi la personne se rend identifiable et réidentifiable; et de l'autre le maintien de soi d'où découle la notion de responsabilité, le fait de pouvoir compter sur. Le récit donne les traits reconnaissables entre ces deux tendances. « L'identité narrative fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi.»607 Le soi requiert le détour d'analyses. Le concept du soi sort enrichi du rapport entre interprétation du texte, de l'action et auto-interprétation. Le récit permet de porter une appréciation sur ses actions et par-delà de s'évaluer. « L'ipséité est ainsi d'un celle d'un soi instruit par les œuvres de culture qu'il s'est appliqué à lui-même.»608

La structure narrative rend possible toutes sortes de variations imaginatives. La littérature permet d'exercer sa pensée, d'envisager de multiples situations. Le mouvement de la narration, la configuration du récit autorisent maints tours et détours, favorisent l'étude des caractères, dans leurs réactions les plus extrêmes et les plus inattendues, comme l'exploration des traits les plus méconnus de la personnalité. La problématique du soi trouve réponse dans la dualité de la mêmeté et de l'ipséité. Celle-ci rend compte de tous les aspects d'une identité personnelle, de la multiplicité des sens de l'être. «La nature véritable de l'identité narrative ne se révèle que dans la dialectique de l'ipséité et de la mêmeté. En ce sens, cette dernière représente la contribution majeure de la théorie narrative à la constitution du soi.» 609 La narration apparaît comme seul recours susceptible d'éclairer les différents paramètres de l'identité personnelle. Elle s'offre comme médiation dans cette quête de soi. Le récit procède d'une investigation de caractère ontologique portant sur le mode d'être du soi.

Notes
598.

P. RICOEUR, Soi même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, L'ordre philosophique, p. 171

599.

Ibid., p. 174

600.

P. RICOEUR Temps et récit III, op., cit., p. 355

601.

P. RICOEUR ,Soi-même comme un autre, op., cit., p. 170

602.

Ibid., p. 175

603.

P. RICOEUR ,Du texte à l'action, op., cit., p. 117

604.

P. RICOEUR ,Soi – même comme un autre, op. cit., p. 175

605.

P. RICOEUR, Du texte à l'action, op. cit., p. 175

606.

P. RICOEUR ,Temps et récit III, op., cit., p. 356

607.

P. RICOEUR ,Soi même comme un autre, op., cit., p. 196

608.

P. RICOEUR ,Temps et récit III, op., cit., p. 356

609.

P. RICOEUR ,Soi même comme un autre, op., cit., p. 167