4 – Savoir-faire sens et narration

Pour Paul Ricœur, la teneur du récit et sa finalité tiennent à cet extrême savoir-faire sens, cette nouvelle signification dont il se trouve détenteur. Raconter son histoire, entreprendre son récit de vie, constituent des opérations de mise en sens dont l'aboutissement se concrétise à travers un sujet capable de se désigner lui-même, en signifiant le monde, «un étant « constitué comme soi dans le monde.

L'œuvre littéraire, en vertu de son pouvoir d'auto-transcendance projette une manière d'habiter le monde. L'auteur comme le lecteur, au terme de l'écriture et de la lecture du récit, bénéficient des effets de refiguration croisés, propres à l'interaction de l'histoire et de la fiction, au plan de « l'agir et du pâtir humain «. « C'est à la faveur de ces exercices d'évaluation dans la dimension de la fiction que le récit peut finalement exercer sa fonction de découverte et aussi de transformation à l'égard du sentir et de l'agir du lecteur, dans la phase de refiguration de l'action par le récit.» 610 La transcription des choses, loin de les laisser dans leur état d'origine suscite une nouvelle réorganisation, une nouvelle lecture, corrélative d'une nouvelle façon de voir et entraîne une restructuration. La narration comporte un côté logico-pratique, à travers les propositions contenues dans le texte, les pistes dégagées, qui suggèrent une application et apparaissent comme autant de solutions à mettre en œuvre. Le récit demeure une catégorie d'action et se trouve détenteur de vérité. Il s'optimalise dans l'acte de lecture et l'après lecture. « Ce n'est donc qu'au delà de la théorie de la lecture [...] que le récit de fiction pourra faire valoir ses titres à la vérité [....] à la mesure du pouvoir qu'a l'œuvre d'art de détecter et de transformer l'agir humain.»611

Le lecteur trouve une configuration, une cohérence inédites à travers le texte, qui ne peuvent voir le jour dans l'immédiateté de la vie. De réflexions, en questionnements et réponses, il se trouve peu à peu entraîné dans une dynamique de réorientation. Le texte fait voyager dans la mesure, où il suggère une avancée des points de vue. Il donne l'expérience de l'intégralité d'un cours d'action, d'une tranche de vie. La structure narrative déjoue les contradictions, les nœuds de l'existence, suggère d'autres dénouements. La narration travaille les situations, les événements, les actions, les comportements, et les rend productifs. La structure narrative impose un ordre d'où émerge une nouvelle représentation et dans son sillage une nouvelle vision. Le récit de fiction transforme l'agir humain. La narrativité permet de réactualiser, de revivre et de repenser les différentes actions. Elle en remodèle les structures et les dimensions. « Par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d'être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne; fiction et poésie visent l'être non plus sous la modalité de l'être donné mais sous la modalité du pouvoir-être.».612

Cette dimension est extrêmement importante et réalise le lien entre texte et action. La fiction comporte un nouvel effet de référence et autorise une pluralité de lectures et de constructions. Par-là même, elle fait émerger un ensemble de ressources, des potentialités non utilisées et ouvre un champ de possibilités. Les situations ne sont plus figées, des ouvertures, des pistes se profilent. L'imaginaire permet d'évaluer son pouvoir-faire, de prendre conscience de ce qui est à sa portée et de ce qui peut être accompli. Il fonctionne par une sorte d'anticipation. le «Je pense», «je suis capable de», se conscientisent et se renforcent à travers l'exercice narratif. Le film narratif permet de se voir en tant qu'agent de ses propres actions et de prendre la mesure de ce que l'on a pu réaliser.

Le récit développe une «imagination anticipatrice de l'agir», appliquée de façon pratique, à travers une mise en place fictive, au sein de l'intrigue. « [....] L'imagination a une fonction projective qui appartient au dynamisme même de l'agir.»613 L'écrit donne au temps présent un sens plus fort, assorti d'un côté actif et opérant, dont l'initiative constitue le prolongement. Celle-ci apparaît comme la concrétisation de la certitude de pouvoir faire, de l'engagement à réaliser certaines actions et à s'y tenir. « Telles sont les quatre phases traversées par l'analyse de l'initiative, premièrement je peux (potentialité, puissance, pouvoir); deuxièmement je fais (mon être, c'est mon acte); troisièmement j'interviens ( j'inscris mon acte dans le cours du monde : le présent et l'instant coïncident); quatrièmement, je tiens ma promesse ( je continue de faire, je persévère, je dure).»614 Le texte fonctionne comme injonction, appelle à entreprendre. Il comporte un aspect évaluatif et prescriptif. La mise en écriture est assortie d'obligations morales.

Le jugement moral accompagne la réception du texte, les actions ne manquent pas d'être approuvées ou désapprouvées, les personnes louées ou blâmées. L'action de raconter se situe au carrefour entre décrire et prescrire. Elle est corrélative d'un engagement moral, de la nécessité de réaliser certaines tâches, qui apparaissent comme autant de manquements et de failles, à la faveur de cette vie examinée. Qu'est-ce qui a été recherché, atteint et manqué ? Le récit développe des implications éthiques. « Sur le second versant, qui regarde vers les études morales qui suivent, la question est celle des appuis et des anticipations que la théorie narrative propose à l'interrogation.» 615

L'intrigue a des idéaux et des rêves d'accomplissement, au regard desquels, une vie est considérée comme plus ou moins réussie. Le texte joue un rôle médiateur en tant que capacité, effectuation et devoir-être. La narration détient un pouvoir de projection. Elle déploie un horizon d'attente, éclaire l'avenir en refigurant le passé, esquisse un être en avant de soi. Des projets, des attentes, des anticipations, se glissent parmi les faits relatés, qui figurent pour le sujet comme autant d'orientations possibles de son avenir. Le récit s'inscrit en terme de bilan d'orientation de vie, de choix référentiels et d'engagements à suivre. Il fixe le chemin parcouru et trace une voie pour l'avenir. Il est détermination de soi et de l'existence. « [...] C'est dans un travail incessant d'interprétation de l'action et de soi-même que se poursuit la recherche d'adéquation entre ce qui nous paraît meilleur pour l'ensemble de notre vie et les choix préférentiels qui gouvernent notre pratique.» 616 L'écriture favorise la maturation. Au fur et à mesure de la progression du récit, une clarification se fait d'où émerge une compréhension de soi, des moments de sa vie, ainsi que la certitude de ce qui constitue les bons et vrais choix pour son existence. « Entre notre visée de la vie bonne et nos choix particuliers se dessine une sorte de cercle herméneutique en vertu du jeu de va et vient entre l'idée de «vie bonne» et les décisions les plus marquantes de notre existence [...].»617 Le récit possède une force, en tant qu'attestation, preuve d'une histoire et inscription d'un certain style de vie et d'une certaine conduite. Il appelle donc son auteur à suivre les idées et les lignes directives dégagées lors de l'analyse. « Tous les actes de langage considérés du point de vue de leur force illocutionnaire engagent le lecteur par une clause tacite de sincérité en vertu de laquelle je signifie exactement ce que je veux dire.»618

Le faire sens se double d'un engagement personnel. A la modalité du raconter, et du faire récit s'attachent une compréhension de soi et du monde. Le texte est l'instrument de médiation par lequel nous parvenons à cette compréhension. «Dès lors se comprendre, c'est se comprendre devant le texte, non point imposer au texte sa propre capacité finie de se comprendre mais s'exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste qui serait la proposition d'existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition du monde. «619

La compréhension est le contraire d'une constitution dont le sujet aurait la clé. Elle nécessite un cheminement et passe par l'écriture. « [....] Le texte est la médiation par laquelle nous nous comprenons nous-même.»620 C'est au terme de l'opération narrative que le sujet parvient à se situer dans le monde et à trouver l'orientation de son existence. La compréhension se prolonge en interprétation, celle-ci découvre les traits constitutifs du soi comme les axes prioritaires de l'existence. L'écriture représente un véritable processus de formation intellectuelle et de construction de soi. Elle permet à son auteur de s'approprier son existence et de s'en faire en quelque sorte le co-auteur. «En faisant le récit d'une vie dont je ne suis pas l'auteur quant à l'existence, je m'en fais le co-auteur quant au sens.»621

Notes
610.

P. RICOEUR ,Soi-même comme un autre, op., cit., p. 194

611.

P. RICOEUR ,Temps et récit II, op., cit., p. 234

612.

P. RICOEUR ,Du texte à l'action, op. cit., p. 115

613.

Ibid., p. 249

614.

Ibid., p. 272

615.

P. RICOEUR ,Soi-même comme un autre, op., cit., p. 180

616.

Ibid., p. 210

617.

Ibid., p. 211

618.

P. RICOEUR ,Du texte à l'action, op. cit., p. 115

619.

Ibid., p. 117

620.

Id.

621.

P. RICOEUR ,Soi-même comme un autre, op., cit., p. 191