I - LA REARTICULATION DE LA DEMARCHE AUTOBIOGRAPHIQUE AU CONTENU DE LA FORMATION

La vie est le matériau de base à partir duquel l'individu se constitue. Toutes les questions ayant trait à l'existence de chaque être humain, à sa situation dans le monde et au fondement de sa personnalité entraînent un examen du parcours de vie accompli. Le qui suis-je renvoie nécessairement au qu'ai-je fait et à une histoire singulière.

Comme l'a fait remarquer Wilhem Dilthey, tout part de l'historicité de l'homme, de sa vie. La découverte de chaque personne, de ce qui constitue ses référents, ne peut se réaliser sans appréhender les dimensions éducatives de l'histoire personnelle. L'examen des différentes données permet de comprendre comment chaque sujet a pu se former et découvre l'importance des transmissions et des données éducatives, des influences au sein de chaque parcours. Le concept d'éducation est inséparable du dispositif mis en place par les hommes pour se maintenir, se reproduire, se développer et occupe une place centrale au sein des sociétés. «Toute science humaine, quel que soit son objet explicité, est confrontée à la question fondamentale de la constitution de l'humain, de l'autoconstruction de l'homme dans son histoire individuelle et collective, ontogénétique et phylogénétique, comme on dit en termes savants. Aussi l'éducation est-elle au cœur de tous les grands systèmes de pensée explicitement et implicitement.» 624

L'observation des modes d'apprentissage, des processus mis en œuvre en formation, appelle une lecture de type herméneutique afin de saisir la manière dont se réalise la formation et ce qu'elle signifie pour les personnes concernées. L'éducation et la formation ne s'inscrivent plus seulement dans l'ordre d'une maîtrise des savoirs mais vont bien au-delà. Elles prennent place dans le contexte global de la vie. Elles réunissent l'éducation donnée dans le cadre de la prime enfance, les apprentissages scolaires, les études réalisées, mais aussi les savoirs de toutes sortes acquis dans le cadre de l'existence, lors des échanges et des rencontres. Elles s'intègrent au sein de l’environnement de l'être humain, tendent à accompagner son devenir comme ses transformations. La formation apparaît comme indissociable de l'histoire personnelle. «L'éducation est un ensemble de pratiques et de processus par lequel de l'humain advient en l'homme. Considérée en référence à celui qui est ainsi éduqué et non plus à ceux qui l'éduquent, elle est le mouvement même de construction de l'homme comme homme, le devenir homme dans lequel chaque individu est engagé.»625

La mutation culturelle qui traverse le monde de l'éducation permanente conduit à porter de plus en plus d'attention à la question du rapport individuel à la formation. «La recherche de pédagogies «autonomisantes» tournées vers l'activité de l'apprenant, ses projets, ses choix dans les activités à partir de la mise à disposition de ressources variées et adaptées, dans le cadre d'activités individuelles et collectives d'exploration et de recherche [...] est étayée sur la longue tradition de l'éducation dite nouvelle [...].[...] Tout se passe comme si les idées des précurseurs des pédagogies de l'autonomie (de Rousseau à Freinet) triomphaient à travers les concepts et les outils de l'autoformation des adultes [...].» 626

Le sujet apprenant doit assumer une large part du développement de ses propres compétences, s'approprier les connaissances. La norme de l'autonomie traverse le champ de l'éducation. «En l'an 2000, le sujet social est condamné à assumer une large part du développement de ses propres compétences dans un environnement, une écologie que l'on souhaite favorable à la posture d'apprenance.» 627 Le sujet apprenant se trouve au cœur du débat. La réflexion menée cherche à analyser la dynamique interne des processus d'apprentissage, la construction de conduites par le sujet. La performance pédagogique varie en fonction du degré d'implication active de l'adulte, du sens et des prolongements que revêtent l'apprendre à ses yeux. L'engagement de l'adulte en formation s'inscrit dans une trajectoire de vie, correspond à un moment particulier de l'histoire du sujet. Il exprime les interrogations liées à une identité, à un tournant de l'existence, au questionnement qui se rattache à la représentation et à l'évolution de soi. Il s'accompagne d'une mobilisation cognitive et affective importante. La motivation, les buts recherchés par les individus doivent être examinés. Les projets de formation se font l'écho de la problématique des sujets. Ceux-ci sont non seulement associés mais investis dans le choix de la formation. L’autodétermination est un facteur essentiel dans le cadre de la formation. Les motifs d'engagement de chaque personne, la perception de ses propres compétences comme l'instrument de formation doivent faire l'objet d'une analyse combinée.

Les processus et objectifs de la formation ne peuvent pas être désolidarisés de la personne de l'apprenant. Ils doivent faire sens avec son histoire, se trouver en lien avec son projet de vie. La formation ne peut se construire et se réaliser qu'en tenant compte des structures de la personne. Les savoirs de l'adulte ont une genèse liée à l'histoire du sujet lui-même. Celui-ci base son système de pensée sur ses acquis antérieurs. Son répertoire de connaissance résulte de ses apprentissages. Il s'agit de prendre en considération, les caractéristiques propres du sujet dans sa singularité, ses dispositions personnelles psychiques, socio-affectives.

Les adultes en situation de formation demandent à s'autogérer et s'impliquent d'autant plus que les connaissances, compétences, valeurs présentées se trouvent en lien avec leur situation réelle. Les personnes apparaissent comme désireuses d'entreprendre une lecture critique de leur expérience, de l'enrichir de signification, de la réorienter. Elles veulent se donner de nouvelles capacités d'action et d'adaptation, se mettre en situation d'acquérir de nouvelles compétences. La démarche de formation s'inscrit en terme de développement vocationnel. Elle vise à créer les conditions les plus propices en vue d'un acheminement vers une plus grande maturation et une meilleure actualisation de soi. L'utilisation optimale du potentiel de chacun reste l'un des objectifs majeurs des théories et des actions de développement personnel. Elle correspond à la demande des apprenants qui recherchent une configuration et une légitimation de leurs savoirs préalables. Les adultes souhaitent que leur histoire, leur passé soient pris en compte et intégrés dans la formation.

Face à cette demande, l'itinéraire le plus approprié semble être celui de la méthode historique-biographique de Dilthey. Les questions liées à l'âge adulte restent pour une bonne part dépendantes du traitement que l'individu fait de son expérience et de la reconnaissance que l'environnement social attribue à cette expérience. L'instrument autobiographique permet la capitalisation des expériences et offre à l'auteur-narrateur-objet de recherche, la possibilité de prendre en compte ses processus de formation dans le cours de sa vie. Il permet d'interroger le passé. Il donne la possibilité de questionner les étapes décisives du processus de formation, d'en évaluer le retentissement dans la construction de l'individu. Cette observation œuvre dans le sens d'un développement des aptitudes, d'une actualisation des potentialités et d'un élargissement des capacités d'initiative et de création.

L'écriture autobiographique favorise la formabilité de l'individu et s'en révèle constitutive. Elle contribue au développement affectif, cognitif de la personne. Elle relève d'une «mise en forme» et correspond à un processus d'autoformation. Il s'agit bien d'une injonction à agir, à se former par soi-même, d'un accomplissement par soi de sa propre formation. Cette démarche est très impliquante pour la personne qui l'entreprend. Elle revêt un côté éthique. Elle esquisse les étapes d'un cheminement dans le sens d'un passage que chaque sujet doit accomplir, à partir de ce qu'il est, afin de parvenir à ce qu'il doit être. On peut donc parler d'autodétermination formative. La formation à travers la dimension autobiographique apparaît bien comme un processus qui fait route avec l'homme, car celui-ci est fondamentalement un être en devenir. Chaque moment de l'existence est formation pour l'individu. Cette découverte ne s'accomplit cependant qu'à travers la dimension autobiographique. Celle-ci travaille et questionne la trame de la vie afin d'en retirer un savoir et une plus-value pour les individus.

L'approche biographique tente de saisir dans l'histoire personnelle du sujet, la logique qui conduit ses choix en matière de formation ainsi que son fonctionnement comme apprenant. Elle cherche à trouver les points d'articulation possibles entre la trajectoire du sujet et les dynamiques que sous-tendent les processus d'apprentissage. Elle s'efforce pour cela de repérer d'une part, les procédés mis en œuvre par l'individu lors de la construction et de l'acquisition des premiers savoirs, et réfléchit d'autre part à la façon dont il est possible d'activer, de confronter et de faire émerger de nouvelles structures.

La lecture biographique se prête au repérage des éléments du processus de formation: cursus, identité professionnelle, études universitaires, origines, déplacements, autonomie vis à vis de la famille. Elle débouche sur une prise de conscience des besoins propres du sujet, de ses objectifs de formation et des processus qui peuvent les favoriser. Elle génère une dynamique éducative. Elle réunit dans son analyse, l'aptitude à se connaître et à connaître, l'accès à ses propres savoirs et au savoir. L'enjeu consiste non seulement à trouver ses dynamiques d'être, ses modes de fonctionnement; mais encore à accéder à ses propres processus de formation et au processus de connaissance qui l'accompagne. Le travail permet de se situer comme sujet, comme acteur social et de prendre position comme tel dans l'environnement. Il ouvre à une pluralité de points de vue, encourage la pensée personnelle. Cette approche et cette compréhension se révèlent déterminantes pour engager le sujet dans une auto-éducation permanente, et conditionnent ses perspectives d'évolution et d'avenir. «Dans l'interprétation que l'adulte fait de son parcours éducatif, il livre une manière de penser sa vie et son éducation. Il rend compte de ses choix et indique un horizon de référence dans lequel il inscrit son avenir.»628

Dans le système autobiographique, la personne s'empare de sa vie et se l'approprie. Elle s'expérimente et se construit simultanément. Elle parvient à mettre au point un système de significations, à partir duquel elle pense ce qui advient dans son existence. C'est à travers la vérité de ces principes que Wilhem Dilthey élit et retient la méthode autobiographique. Il en justifie l'utilisation comme seul axe de recherche, susceptible d'éclairer le comportement humain et les composantes de la vie individuelle. Il considère l'éducation comme étant l'histoire d'une vie et se prononce en faveur d'une «pédagogie valable en général» dans un écrit fondamental publié en 1888, «über die Moglichkkeit einer allgemeingültigen Pädagogik». «S'il y a un domaine de l'humanité où le devenir peut être saisi dans son mouvement même, c'est bien l'éducation, elle est développement historique d'une forme associée à une matière individuelle.» 629

La formation constitue un espace herméneutique pour l'action éducative. La connaissance de la formation du sujet renvoie à la vie comme lieu où se déploie les faces multiples de celle-ci. Elle fait appel à un récit de pratique, pour en saisir, à travers le temps, les processus, les dynamiques, les évolutions. Elle prend sens dans l'expérience réfléchie engendrée par le texte. L'approche biographique, constitue une méthodologie de recherche construite pour approcher la question de la formation. Abordée sous cet angle, elle est instrumentalisée comme pratique de connaissance de ses processus d'éducation et d'apprentissage. Le récit devient prise en charge et moyen de rendre compte de son parcours éducatif.

Wilhem Dilthey fournit un appui théorique essentiel pour penser la formation. La formation s'inscrit fondamentalement dans un mouvement de reconfiguration de l'histoire de vie. «L'approche biographique est par ailleurs l'héritière de positions philosophiques et disciplinaires qui méritent d'être reconnues [...]. Penser l'éducation à la lumière des recherches biographiques consiste ainsi à savoir se situer face à la philosophie allemande de Dilthey aussi bien qu'au courant socioethnologique américain de l'Ecole de Chicago.»[...]. 630 L’inscription socio-historique s'avère nécessaire pour conduire à un dépassement des potentialités et pour jouer sur les conditions de formabilité des personnes.

Notes
624.

B. CHARLOT, Les sciences de l’éducation, un enjeu, un défi, Paris, E.S.F., 1995, Pédagogies, p. 23

625.

Ibid.

626.

P. CARRE, «La Galaxie de l'autoformation», Sciences Humaines, Hors série, n° 24, 1999, pp. 54-56

627.

Savoirs et compétences en éducation, formation et organisation,, sous la dir. de Jean-Claude Ruano-Borbalan, Paris, Demos, 2000, p. 103

628.

P. DOMINICE, La Contribution de l’approche biographique à la connaissance de la formation, Raisons éducatives, n° 12, 1998, pp. 277-291

629.

Cité par W. BÖHN et M. SOËTARD, L'Evolution de la pensée pédagogique allemande (RFA) depuis les années soixante, Revue française de pédagogie, n° 84, 1988, pp. 67-31

630.

P. DOMINICE, (1998), op. cit, p. 284