1 - Le sujet comme interprète

Le travail de mise en perspective de la vie confère du relief au vécu et découvre des aspects oubliés ou écartés. Il montre que chaque existence est digne d'intérêt et restitue à chaque personne sa place et son rôle dans un univers social. Il n'y a pas d'existence qui ne mérite que l'on ne s'y attarde. A chaque fois se découvre quelque chose de nouveau, d'inédit. Chaque expérience vaut la peine d'être relatée. L'histoire est celle de tous et se lit à travers cette multitude d'existences singulières qui sont à replacer dans un collectif général. La vie est souvent bien plus riche qu'on ne le croit.

La démarche autobiographique est révélatrice à cet égard. Je suis né dans telle famille, dans telle classe sociale, j'ai fréquenté tel type d'établissement, j'ai fait tel type d'étude... je suis devenu ce que je suis aujourd'hui. Oui, mais comment...., de quelle façon... et comment cela peut-il m'aider à orienter mon avenir ?...La réflexion engagée conduit à mettre en œuvre une véritable analyse. Il est important de se saisir de ces éléments, de comprendre son itinéraire, d'identifier les facteurs déterminants qui ont orienté les choix, voire pesé sur les décisions, de même que les circonstances. Revenir sur le passé avec le regard d'aujourd'hui est synonyme d'une nouvelle compréhension et orientation. La mise à distance et l'effet du temps se révélent bénéfiques. L'interaction avec le groupe et le formateur, dans le cadre d'une biographie éducative peuvent contribuer à désamorcer certains vécus douloureux et à remettre en place certaines choses.

Quelque soit le point de vue induit par le groupe, l'éclairage apporté, l'auteur n'en reste pas moins le seul détenteur des significations. Le sens attribué aux événements relève de son jugement. En écrivant son histoire, la personne inscrit ses propres significations. Elle marque les faits importants, insiste sur certains aspects qu'elle considère comme essentiels, en laisse d'autres de côté. Par son intervention, et son interprétation, le narrateur structure son vécu et lui donne sa figure définitive. La reconstitution de l'histoire, sa configuration, son déroulement sont orchestrés par celui qui écrit. Il établit les rapports entre les faits et ce qu'il est devenu. Il préside au déchiffrement.

L'auteur-narrateur s'affirme comme seul interprète de sa vie. Il établit l'équilibre dans l'organisation du récit entre l'unité de sens et la présence du vécu. Il veille à alterner explication et évocation. Il n'est pas hors de sa vie mais bien dedans en tant qu'acteur présumé et auteur d'actions. Il se retrouve, se resitue. Il s'intègre dans une histoire dont il remet ensemble les bouts et esquisse la finalité. Il produit la mise en sens, celle-ci émane de lui. En écrivant, l'auteur met à plat une part de sa mémoire. Il peut la décomposer et la recomposer en organisant son texte et découvrir par là, des éléments de sa pensée et de ses actions qui demeuraient jusque-là implicites. «C'est justement l'un des intérêts du travail d'histoire de vie en formation que de susciter cette prise de conscience rétrospective du rôle du sujet que l'on a tenu dans son itinéraire passé.»643

L'histoire de vie restitue à la personne qui l'entreprend sa place de sujet dans son histoire. L'énonciation produit le sujet. Celui-ci se déduit à partir de ses actes et de l'ensemble des paroles fixées par l'écrit. Le récit pose à travers un trajet, un itinéraire de formation dont il porte la trace écrite. Le document relate un parcours. La matérialité des pages confère consistance au sujet. «[....] Ce qui se déduit de mon histoire de vie, c'est moi non seulement en tant que contenu matériel d'un trajet, mais aussi en tant que choix, décisions, projets, rejets qui jalonnent le cours de mon histoire et n'apparaissent jamais autant qu'au moment où je prends la peine de rédiger cette histoire.»644

Le sujet de l'histoire se nourrit de ce qui est l'objet de l'histoire. Le récit introduit à un «Je» écrit et un «Je» actant. Le texte féconde le questionnement, opère une déconstruction, reconstruction. Le passé ouvre à une pluralité de sens pouvant être redéfinie à chaque moment de l'existence. En fonction de la situation présente l'auteur reconstruit un sens qui constitue son existence en histoire. Le caractère communicable du texte achevé conduit l'auteur à une sorte de degré supérieur d'élucidation. Il doit harmoniser son texte pour être lu. Il en vient à différencier ce qui a été de l'ordre de sa stratégie de production (écriture) de ce qui est de l'ordre du produit écrit.

L'écriture impose un ordre, une cohérence, un enchaînement logique afin que le texte puisse être compris et partagé. Il découle parallèlement du respect de ces principes, une intelligibilité et une clarté vis-à-vis de tout ce qui a été vécu. L'écriture déchire le voile de l'opacité, lutte contre le flou et la confusion. Elle met en mesure de saisir un tout, de relier des morceaux isolés. Elle montre que ce qui fait le quotidien, tisse l'histoire, devient matière de ce qui constitue chacun au fil du temps. Elle découvre que l'histoire ne se conçoit pas, sans un sujet responsable, agissant, opérant qui se saisit de son existence. «A travers l'écriture, j'émerge comme sujet qui s'affirme, puisque je prends la parole en mon propre nom ! «Sujet» qui se met à écrire, je m'active, je deviens davantage conscient(e), je me ressens plus vivant(e), et davantage en mouvement»645

L'opération d'écriture auto-biographique achemine l'auteur vers cette prise de conscience capitale de son statut de pilote de son histoire. Comme le dit George Lerbet : «Si l'on veut aller plus loin, il faut tenter de comprendre comment s'opère le rôle de pilote quasi général formé par les processus d'écriture de la personne en formation.»646 La mise en écriture de la vie se révèle déterminante pour engager totalement la personne. L'éveil et la prise de conscience progressive qui s'effectuent sont liées au processus de maturation, à la réflexion, à l'effort de production demandé par le texte. L'autobiographe se trouve bien au cœur de sa vie dont il déroule le fil, s'y situe en tant qu'acteur et procède à la composition en tant que narrateur. Dans le cadre de la formation, il se sent totalement impliqué dans son texte, d'autant plus que celui-ci donne lieu à une présentation et communication devant l'ensemble des participants.

Le partage de son histoire avec le groupe restitue à la personne son importance et sa dimension réelle. Elle est un tout indissociable d'une histoire. Elle est quelqu'un qui possède un vécu et qui existe aux yeux des autres. Le miroir des autres, joue son effet. Se voir à travers le regard d'autrui permet aussi de se situer, de mieux se rendre compte de son parcours. Si mon histoire est écoutée, si elle suscite l'attention, c'est que je vaux quelque chose. Cette perspective restaure la confiance en soi et donne envie d'être acteur de sa vie. J'ai encore des choses à faire, à réaliser. Je ne dois pas m'arrêter en route. Je suis en chemin vers quelque chose qu'il me faut réaliser. La définition de ce quelque chose, de son projet de vie, se fait aussi à travers cette narration de l'existence. La description du je d'hier par le moi d'aujourd'hui engage sur le terrain du futur.

Notes
643.

A. LAINE, De l'histoire du sujet au sujet de l'histoire, Pratiques de formation Analyses thématiques, n° 31, 1996, p. 48

644.

Ibid. p. 49

645.

J.M. GINGRAS, «Histoire de vie et créativité», pp. 123-230, in : la Formation au cœur des récits de vie : expériences et savoirs universitaires, sous la dir. de M.C. Josso, L'Harmattan, 2000

646.

G. LERBET, Recherche-action, écriture et formation d'adultes, Education Permanente, n°102, 1990, p.p. 143-147