2 - La vie comme source d'approche et de connaissance

Le récit autobiographique découvre la vie comme lieu de connaissance et d'apprentissage, comme terrain où se manifeste les expériences, les actions, les rencontres. Il réunit l'ensemble des moments dont se compose une existence et transforme en expérience signifiante les événements quotidiens généralement subits de l'histoire.

La deuxième construction et la relecture qui s'opèrent alors font apparaître l'extrême globalité des sources qui concourent à la formation d'une personne. Cette opération se réalise de façon quasi quotidienne, mêle le formel et l'informel. C'est ainsi que la vie façonne chaque personne, que l'ensemble des circonstances, contribuent à l'élaboration d'un caractère et d'un type de personnalité. L'être humain se positionne à la faveur des situations traversées, des événements vécus dont il porte en lui la résonance. Il se révèle soumis aux aléas de la vie et c'est sur cette base que se construit sa particularité. Le moi ne se constitue pas indépendamment de tout événement, à l'abri de toute influence extérieure. Bien au contraire, il témoigne de son appartenance au monde. Le monde existe en chacun de nous, de la même façon que chacun de nous révèle à travers son existence et sa présence même, le monde qui l'englobe.

L'histoire de vie esquisse les différents stades de construction d'une existence jusqu'à en arriver au moment présent. Elle permet en quelque sorte de toucher les choses, de les sentir. C'est certainement cette façon de penser et de voir qui se révèle la plus percutante pour l'adulte. Le déploiement engendré par le texte permet d'approcher les différentes zones d'expérience, «les secteurs de vie». 647 Leur examen permet de mieux se cerner et de cerner son identité. L'analyse du secteur professionnel avec ses implications sociales, du style de vie adopté (mariage, cohabitation, célibat, vie de groupe, etc....), du type de famille, des relations d'intimité (amour-amitié-maternité-paternité), de la zone du self (sens de son identité, image du soi, valeurs, croyances), permettent de se définir, de se rapprocher de soi. La narration de la vie met en relief les choix opérés, les bifurcations prises. «Chaque personne pour devenir la personne qu'elle choisit d'être, écarte de multiples possibilités d'être, de multiples possibilités de son être, possibilités qui restent actives quoique non-activées dans son psychisme.»648

Le travail d'histoire de vie est méditation sur soi et sur son parcours. Il engage l'affectivité, l'intelligence et l'imagination afin d'appréhender la réalité totale de l'existence. Il ouvre au surgissement de l'indéfinissable et de l'imprévu, à une autre manière de penser. Les concepts descriptifs tels que la temporalité, l'expérience, l'adaptation, l'apprentissage, la connaissance, le savoir-faire mais aussi la subjectivité, l'identité constituent autant de supports et de pistes pour soutenir la réflexion. Il s'agit bien d'interroger sa propre vie, de saisir comment on s'est constitué, et comment on a pu agir dans le cadre qui nous a été donné.

Il faut dérouler le fil pour comprendre. Le récit écrit donne la capacité de devenir observateur de soi-même. La démarche est une démarche de recherche par l'intérieur. La réflexion engagée est une réflexion anthropologique, ontologique, axiologique. L'inventaire qui a lieu, donne l'occasion de se situer dans la généalogie familiale, d'y prendre réellement place. Il offre l'opportunité de pouvoir mesurer le poids des héritages familiaux, de repérer l'importance des valeurs transmises, de voir en quoi ceux-ci ont pu ensuite influencer le parcours et les choix posés. Nos origines nous rattachent à une classe, à une région, à un pays. Même chez ceux qui voudraient s'en détacher totalement, force est de constater qu'il en reste quelque chose et qu'une imprégnation subsiste. On pourrait dire que nous tenons là, la fondation, les premières briques, à partir desquelles s'élabore la construction progressive de toute personne. Celle-ci appartient à un moment de l'histoire, dans lequel elle prend place et évolue. Ses préoccupations, sa façon de penser s'en inspirent et témoignent des idées forces qui marquent toute époque. Mais par delà, elle n'en reste pas moins un être singulier et particulier, semblable aux autres par bien des points, mais aussi unique.

Il faut donc explorer et rechercher les traces de sa propre différence, celle-ci étant constitutive de son identité. Il faut reconstituer les réseaux d'événements intérieurs et extérieurs qui ont jalonné son existence, approcher les processus qui font, défont et remanient l'identité et la subjectivité. L'identité se construit dans une histoire. Celle-ci comporte des moments décisifs qui stabilisent ou affectent l'équilibre de la personne. Le récit pointe ces étapes, désigne les périodes de rupture, les crises qui jalonnent une trajectoire, oblige à les circonscrire. Il permet de se doter de repères, de faire émerger des idées et des notions, de comprendre que la construction naît des échanges inter-individuels, de l'expérience, de la réciprocité, de la parité.

C'est sur la base d'une combinaison de possibles, d'interactions, d'événements, d'influences, que se constitue progressivement l'être et que se dessine le chemin que chacun emprunte. Penser sa vie, c'est aussi se penser soi et réfléchir sur soi. C'est sur la base d'une totalité possible, d'une unification qui articule héritages, expériences, désirs qu'il devient possible de se saisir des structures de son être. L'unité personnelle, l'essence de son être s'appréhendent à travers l'assemblage de toutes les conduites. L'individualité se manifeste à travers la pertinence et l'imagination mises en œuvre pour résoudre certaines situations, trouver des solutions, développer des idées, inventer de nouveaux comportements. La récapitulation des âges de l'existence : l'enfant que j'ai été, l'adolescent, le jeune adulte, jusqu'à en arriver à ce jour d'aujourd'hui, oblige à se situer dans la perspective de ce que l'on a été.

Le transfert de l'écriture crée un autre temps, et un autre espace, qui provoquent de nouveaux objets. Il permet d'aller à la rencontre d'aspects fondamentaux de son existence, de son fonctionnement psychique et intellectuel, de se rendre attentif à ses propres registres. Tout ce qui se trouve de l'ordre de l'imaginaire, de la symbolique, prend forme et se découvre à travers le langage. Les non-dits émergent. «En écrivant, je reprends contact avec moi-même, je m'ouvre à ce qui se passe en moi, j'apprends à mieux me connaître [.....]. Ecrire m'aide à me reconnecter aux sources profondes de ma créativité, à me mettre à l'écoute du mouvement de ma vie.»649

L'écriture permet de se découvrir pluriel, pointe les appartenances, agit comme une reconnection au vivre et à l'agir. Elle engage un questionnement de fond qui ne peut faire l'impasse de réponses. Pourquoi cela a-t-il été important pour moi ? En quoi cela a-t-il pu favoriser les idées et les points de vue que je développe aujourd'hui ? Comment en suis-je arrivé à ce type de raisonnement ? D'où mes appartenances et mes référentiels découlent-ils? L'analyse dépasse la simple biographie chronique. L'examen engagé permet de disposer de ses propres pensées, d'avoir une vue d'ensemble, de se donner les moyens de construire quelque chose de personnel. «Le fait de se dire est en soi-même un processus de conscientisation, une voie d'appropriation de soi et de prise de sa propre forme [....].»650

Le travail sur l'expression conduit aux significations. La mémoire ne se limite pas à retrouver des informations emmagasinées. Elle les réforme, les organise, leur donne sens. La mise en mots est synonyme de découvertes, l'espace créé par la page produit une ouverture, et c'est dans cet interstice, cet intervalle que la personne se trouve et se pense. L'acte narratif apparaît comme création et médiation de soi. «La relation du sujet à lui-même vient du langage [....] et dans l'autobiographie, l'opération de se décrire se révèle être en même temps une action sur soi-même très concrète.»651

La narration renvoie le sujet à lui-même avec tout ce qui le constitue, le physiologique, l'affectif, l'intellectuel, le relationnel. Le texte joue le rôle de miroir. Le sujet se dédouble en objet(s). Des parties de lui-même comme des fragments d'existence apparaissent et se détachent plus nettement de l'ensemble. «Ce dédoublement existentiel de la solitude en sujet-objet(s) crée une situation où l'individu, en entrant en contact direct avec des parties de lui-même, s'expérimente. On peut s'expérimenter. A condition d'accepter cette situation auto-référentielle et de la réfléchir. C'est ce que nous avons appelé en terme de formation le début du régime d'autoformation, c'est-à-dire la prise en charge par soi-même de soi-même.»652

L'exercice autobiographique est un acte de production et de création de soi à travers lequel le sujet s'affirme et affirme sa volonté de prendre en main son existence. Derrière, la mise en mots et la forme achevée, se cache tout un travail de recherche, de réflexion, de prise de conscience qui atteint et ébranle l'auteur dans ses structures les plus profondes. Celui-ci engage sa vie et son être dans cette récapitulation. Le récit esquisse la ligne de direction de l'existence, est indicateur d'une certaine façon de vivre. Il s'affirme comme véritable outil de travail pour clarifier ses attentes, ses priorités, ses engagements. Il souligne les intérêts de connaissance récurrents, les directions développées ou ignorées. Les changements sont compris en rapport avec des choix, une optique de vie et non pas seulement en tant que phénomènes de maturation et d'adaptation. La narration cadre et recadre la manière dont l'auteur-sujet de l'histoire se représente sa vie. «Il se peut d'ailleurs, que ce ne soit pas une seule chose, mais un ensemble de faits, d'indices, de prises de conscience qui «travaillent» en moi et me conduisent à renouveler l'image que je me fais de moi et à recadrer la manière dont je me représente la vie.»653

Le texte esquisse les conditions dans lesquelles il est possible de réaliser son potentiel, ouvre à l'historicité. En s'ouvrant à son histoire, l'auteur acquiert la conviction que la constitution de son être s'effectue dans le rapport au passé et à l'avenir. Ces dimensions respectives ouvrent d'infinies possibilités de réalisation et de renouvellement.

L'approche biographique s'affirme comme moyen de penser son être au monde, ses relations à autrui, à l'environnement. L'usage du récit touche au projet d'existence et de devenir. La dimension narrative fait échapper à la platitude de l'ici et maintenant reflète la complexité multidimentionnelle d'une existence singulière et de son histoire. Le récit oblige à construire une théorie de vie acceptable sur le plan moral, esthétique, logique. «Ainsi construire son histoire aide à se repérer dans son existence en la situant dans un plan d'ensemble et en l'insérant dans son environnement.»654

Notes
647.

Nous empruntons cette terminologie à Renée HOUDE. Voir son article : «Les Transitions de la vie adulte et la formation», Education permanente, n° 100-101, 1989, p.p. 143-150

648.

Ibid., p. 148

649.

J.M. GINGRAS, «Histoire de vie et créativité», pp. 193-230, in : La Formation au cœur des récits de vie, op. cit.

650.

M. de LORETO PAIVA COUCEIRO, «Libérer les souvenirs, reconnaître les convergences, oser de nouveauchemins», pp. 173-192 in : La Formation au cœur des récits de vie, op. cit.

651.

L. FORMENTI, «Les Histoires de vie dans ma vie, reconstruction, découverte, invention de soi», p.p. 101-150 in : La Formation au cœur des récits de vie, op. cit.

652.

G. PINEAU, La Formation expérientielle en auto-éco- et co-formation, Education permanente, n°100-101, 989, p.p. 23-30

653.

M. de LORETO PAIVA COUCEIRO, op. cit., p. 196

654.

M. LANI-BAYLE, «Formation de mon histoire avec les histoires de vie», p.p. 151-172, in : La Formation au cœur des récits de vie, op. cit.