3 - L'Apprentissage expérientiel

Le récit de vie permet de mettre en place une lecture de ses expériences, de s'orienter vers une heuristique expérientielle. L'éducation et la formation relèvent d'une expérience qui appartient au sujet et qui à ce titre font partie d'une histoire. L'expérience se trouve au cœur de l'éducation et de la formation. Elle fournit la totalité de la compréhension du fait éducatif et de son sens.

L'expérience renvoie chaque personne à son environnement, au monde qui l'entoure. L'homme fait partie intégrante de la vie historique et socio-culturelle. La formation de chaque individu se pose en termes de rapports avec cette réalité. L'être humain se forme en comprenant sa vie, en attribuant un sens à ses vécus et ses expériences. Cette notion nous ramène au concept de vécu chez Dilthey (cf chapitre II, 2ème partie). L'approche biographique confronte chaque sujet à la formation par les expériences de vie. Celle-ci se trouve directement liée à la totalité de l'existence et de la personne. La compréhension s'avère inséparable de la vie quotidienne. L'expérience apparaît comme point de jonction entre la nature psychologique et sociale de l'homme et son environnement matériel. L'interaction avec l'environnement est décisive.

John Dewey (1859-1952) base sa réflexion pédagogique sur le rapport entre expérience et éducation et souligne dans ses travaux l'importance de ce contact avec les choses et la vie elle-même pour tout individu. «[...] Nous évoluons dans un champ de forces qui alimente et provoque incessamment notre expérience. Il faut le connaître, prospecter et entrer avec lui en contact, en mieux, en perpétuel échange, comme nous pouvons avec l'atmosphère, sous peine d'anémie mortelle.» 655 Il s'exprime encore plus loin en ces termes : «Facteur essentiel parce que qu'inévitable l'environnement l'est encore en ce qu'il prélude à la conscience et à la pensée.»656 La matière même de la vie, ce dont elle est faite, ces multiples rencontres, connexions, ces contacts qui nous constituent et font notre histoire, voilà ce à quoi nous renvoie Dewey. L'homme existe de par son environnement qui le fait et le fait être. «Or en éducation la vie est indispensable. Elle est [...] une réaction incessante à un environnement qui stimule incessamment.»657

Ces principes fondent le courant de l'éducation nouvelle. Il s'agit d'apprendre en agissant. «[...] L'éducation, si elle veut atteindre à ses fins, d'une part à l'égard de l'enfant, d'autre part à l'égard de la société, doit être fondée sur l'expérience, qui est toujours l'expérience actuelle et vitale de quelqu'un.»658

Rousseau en son temps défendait déjà un tel point de vue et plaçait la médiation de l'expérience au cœur de la pédagogie de l'existence. Favoriser les occasions d'expérimentations pour l'élève, les provoquer, lui faire rencontrer le donné, voilà ce à quoi devait s'atteler en priorité le précepteur. Le but était de permettre à l'enfant de s'approprier par lui-même, la notion des choses et des éléments. Le philosophe avait déjà circonscrit les données de la formation, celle-ci renvoyant à soi, aux autres et aux choses. Il suffit pour cela de se reporter à l'Emile «Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature; l'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes ; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'éducation des choses....chacun de nous est formé par trois sortes de maîtres.»659

En énonçant sa théorie tripolaire de la formation Gaston Pineau fait référence à Rousseau. «De ce travail dans ce chantier éducatif «au noir», sont remontés des éléments d'une théorie, que nous avons appelées Tripolaire. Cette théorie ne fait qu'essayer de balbutier avec des concepts écosystémiques modernes, la problématique des trois maîtres en éducation énoncée voilà plus de deux siècles par un grand précurseur de la formation expérientielle Jean-Jacques Rousseau. Cette problématique des trois maîtres, soi, les autres, les choses, que la vie fait expérimenter en direct, revitalise à notre avis les théories éducatives en obligeant à les revisiter.»660

L'adulte passe le plus clair de son temps à vivre des expériences et se faisant, se forme. La formation est intégrée à la texture même de la vie. Chaque expérience s'articule avec l'ensemble des expériences. Le récit autobiographique s'offre comme moyen d'observation majeur pour interroger et revisiter l'ensemble des situations éducatives, ce qui fait dire à Pierre Dominicé : «Comment interpréter les expériences significatives de la vie, et comment se décider à courir le risque d'expériences nouvelles, sans procéder à une forme d'analyse de son histoire personnelle ?.» 661 Et d'ajouter encore : «Les processus de connaissances et d'apprentissage sont ancrés dans l'histoire de vie, comme nos recherches biographiques nous l'ont montré.» 662 Le récit de vie permet de faire le tour de la quasi-totalité des événements, activités, rencontres, situations qui ont servi d'apprentissage, depuis les premières années et les premiers souvenirs jusqu'au jour présent. Il offre là une matière très riche, bien souvent laissée à l'abandon, faute d'analyse et de questionnement. Comment se situer vis à vis de son environnement, parvenir à une connaissance de soi et de ses savoirs, de ses référentiels, si ce n'est en interrogeant précisément son capital d'expériences. Le récit confronte son auteur à l'observation de ses expériences. Il se situe dans une phase d'après l'expérience et de ce fait bénéficie de recul nécessaire pour restituer à chaque moment son importance et sa portée, et en déduire les apports respectifs.

L'expérience apparaît comme une rencontre au cours de laquelle le sujet établit une relation avec un donné, quelque chose ou quelqu'un au monde. Le terme avoir l'expérience de ..., sous entend avoir été confronté à...., avoir su résoudre la situation, le problème en question. Dans ce cas de figure, le sujet prend une décision, réagit. Il y a une transaction qui se réalise entre le sujet et son environnement d'une part, entre le sujet et lui-même d'autre part. A travers ses expériences, le sujet établit son réseau de relations avec le monde et se constitue lui-même. L'expérience réfère au fait de vivre un événement, d'éprouver des émotions, comme à l'effet de ce vécu sur notre compréhension du monde, de nous-mêmes et des autres, sur notre jugement, notre devenir. On parle d'expérience comme fruit d'une connaissance personnelle directe, et d'homme expérimenté pour celui qui ne connaît pas seulement le monde par ouï-dire mais parce qu'il a été là, a vécu, souffert, agi, a rassemblé dans son propre corps des connaissances par l'essai, l'épreuve, l'erreur et la confirmation. L'expérience n'est pas qu'impression sensible ou affective. Elle est interprétation de ce qui nous arrive et impression de cette interprétation. C'est à ce dernier niveau que se constitue l'expérience en tant que porteuse de sens.

L'expérience est sociale, culturelle, personnelle. Elle est aussi liée à la pratique, l'action répétée mais aussi réglée, réfléchie. L'expérience personnelle est vecteur de recherche. Il importe donc de lui trouver un sens et un ordre. «Mais il ne suffit pas de dire : j'ai eu telle expérience ou telle expérience a été marquante. Rien n'a été dit si l'on ne dit pas quelle a été la marque de l'expérience, c'est à dire les raisons pour lesquelles un événement a fait expérience et en quoi il a pu être structurant et constituer, pour les apprentissages ultérieurs, une prémisse, un pré-supposé, un référentiel, qui oriente la connaissance que l'apprenant essaie de s'approprier.»663

Il faut donc tirer parti de cette expérience, la réfléchir, l'objectiver. Tant que le savoir reste collé à l'expérience rien ne se passe. L'expérience devient source d'apprentissage et de connaissance sous certaines conditions : l'observation réflexive, la conceptualisation abstraite. Qu'est ce qui à partir de l'expérience va mettre sur la voie de la connaissance en passant par des hypothèses ? Il s'agit de la réflexion. La connaissance résulte d'une réflexion cognitive opérée sur l'expérience. La théorie de Kolb prend en compte les acquis expérientiels et théoriques et semble résumer la manière dont peut s'opérer le travail sur l'expérience. «[....] Le processus d'apprentissage expérientiel est un cycle composé de quatre étapes : l'expérience concrète, suivie de l'observation et de la réflexion, qui conduit à la formation de concepts abstraits et des généralisations, qui mène à la création d'hypothèses portant sur les implications des concepts abstraits et des situations nouvelles. La vérification des hypothèses et des situations réelles conduit à de nouvelles expériences et le cycle peut recommencer.»664

A travers la lecture qui en est faite, l'expérience prend le chemin de la conscience. La personne s'achemine vers une compréhension d'elle-même dans sa relation avec le monde, saisit ses buts, ses valeurs et objectifs et parvient à avoir une image d'elle-même et de ce qu'elle est. Elle amplifie son expérience d'une conception renouvelée de ses actes. Une démarche de mise en œuvre devient possible, dans la mesure où la situation de construction du récit de formation crée les conditions de dévoilement et de formativité propre à chacun. En questionnant l'expérience de la relation à ce qui l'entoure, le sujet peut arriver à déceler la caractère formatif de cette relation. Il prend possession des représentations, référentiels et savoirs-faire qui lui permettent d'entrer en contact avec l'environnement humain et naturel, de le percevoir et de l'appréhender. La description des processus de formation et de connaissance, sous la forme de savoir-faire et de connaissances, permet de regrouper ce qui a été appris en terme de transactions possibles avec soi-même et le monde. Elle dévoile l'éventail des capacités utilisées dans les circonstances de la vie.

L'analyse des actions découvre un sujet avec des buts et des motifs, des moyens choisis, pour atteindre un objectif, et révèle parallèlement les résultats des choix, les démarches entreprises, les relations comme les circonstances qui les ont déterminées et dans lesquelles se sont déroulées les faits. L'observation, la compréhension des faits passés mettent en jeu la personne, dans son évolution et son développement. «Du fait qu'il rencontre ce qui est différent de lui et le prend en compte, le sujet évolue. Il évolue du fait des transactions qu'il opère. A la limite en peut penser qu'il n'est fait que de ces transactions : elles font plus que le caractériser, elles le constituent. Dans l'expérience, l'homme se constitue en même temps qu'il donne au monde une forme humaine et qu'il transforme les événements en histoire.»665

Les apprentissages ne trouvent pas leur point de départ dans une forme d'immédiateté au réel, mais dans une réflexion introduite à plus long terme, et dans des ruptures. La rencontre de phénomènes semblables déclenche la mise en route d'automatismes et ne produit rien de nouveau. Seule la confrontation à l'inconnu ouvre à l'enrichissement, se trouve porteuse de nouvelles informations. John Dewey insiste sur la notion de rupture au cœur de l'expérience. «Tant que cette expérience qui n'est autre que la vie même, se poursuit dans des conditions favorables, sans accroc ni rupture, elle se déroule toute entière dans l'inconscient; quant au contraire quelque chose la heurte et l'arrête, un malaise survient et des fonctions nouvelles son obligées de se faire jour sous peine, pour la vie, de se ralentir et de disparaître. C'est alors que surgit la conscience, dont le rôle précisément consiste à réajuster l'expérience, rôle critique et créateur, rôle essentiel.»666

L'expérience se situe en terme d'avancée possible et de progrès dès lors qu'elle place le sujet face à de nouvelles situations qui exigent une réflexion et un réel effort d'adaptation. Elle débouche alors sur de nouveaux apprentissages. Le processus de composition du récit articule l'ensemble des expériences successives dans une totalité cohérente. Il permet au sujet de prendre possession de ce capital, d'en extraire des informations. Il se révèle comme source de connaissance. Le sujet sait jusqu'où il est allé en terme de réalisation. Il réalise pleinement l'étendue de ses capacités, est conscient de ses compétences. «Autrement dit la valeur et la portée formatrice de l'expérience vécue ne sont totalement effectives qu'à partir du moment où cette expérience est reconnue après coup par celui qui l'a vécue. Savoir et savoir-faire c'est bien, mais savoir que l'on sait et sait faire, c'est beaucoup mieux.»667

La reprise en compte qui s'effectue à travers l'histoire de vie se révèle comme porteuse de potentiel et d'avenir. Le texte joue le rôle de miroir. Il permet de réfléchir à ce qui été donné à vivre à travers les expériences, de penser ces pratiques en termes de savoirs, et plus encore d'envisager de mettre en place certaines expérimentations, dans le sens de ce que le sujet souhaiterait se donner à vivre. La distinction est opérée entre les expériences existentielles qui bouleversent une vie, remettent en cause ses valorisations orientatrices et l'apprentissage par expérience qui transforme des comportements et génère des acquis. L'analyse peut se faire sur le plan affectif conscientiel, comme sur le plan instrumental, pragmatique et compréhensif.

La phénoménologie des expériences est extrêmement composite. Les vécus s'imposent comme infiniment de transitions. Ils atteignent le statut d'expériences à partir du moment où un certain travail s'est réalisé dessus, celui-là même, qu'induit l'approche biographique orientée dans une perspective de formation. La synthèse s'opère ici de façon complète. Les enjeux des processus d'élaboration de vécus en expérience sont riches : élargissement de la créativité, de la responsabilité, de l'autonomisation. «Par conséquent tout acte biographique de repérage et d'auto-évaluation des acquis constitue à la fois un acte d'intégration, de remise en cause et une pensée vers l'action. En fournissant à la personne ce sentiment de maîtrise de sa trajectoire passée, la démarche ne fait pas que favoriser l'émergence d'une image de soi positive. Le regard qui pour certains signifie une «re-vision» pourrait se révéler un élément à la fois cathartique et déclencheur de comportements qui permettent de situer l'avenir.» 668 L'expérience existentielle vue sous l'angle biographique engage la présence active de l'être et le sens de son existence.

Notes
655.

J. DEWEY, Expérience et éducation, pres. et trad. de M.A. Carroi, A. Colin, 1968, p. 13

656.

Ibid., p.14

657.

Ibid., p. 13

658.

Ibid. p. 145

659.

J.J. ROUSSEAU, l'Emile, Garnier – Flamarion, 1966, p. 37

660.

G. PINEAU, «Formation expérientielle et théorie tripolaire de la formation», p.p. 29-40 in : La Formation expérientielle des adultes, coordonné par B. Courtois et G. Pineau, La Documentation Française, 1991, Recherche en formation continue

661.

P. DOMINICE, «La Formation expérientielle : un concept importé pour penser la formation», p.p. 53-58, in : La Formation expérientielle des adultes, op. cit.

662.

Id.

663.

P. DOMINICE, «Que faire des histoires de vie : retour sur quinze ans de pratiques», Education Permanente, n° 142, 2000,p. 231

664.

D. KOLB, L'Expérience en tant que facteur d'apprentissage et du développement, p.p. 25-28, in : La Formation expérientielle des adultes, op. cit.

665.

G. BONVALOT, Eléments d'une définition de la formation expérientielle, p.p. 317-325, in : La Formation expérientielle des adultes, op. cit..

666.

J. DEWEY, op. cit

667.

A. LAINE, «L'Histoire de vie comme processus de «métaformation»», Education permanente, n° 142, 2000, p.p. 29-43

668.

A. BARKATOOLOK, «L'Apprentissage expérientiel une approche transversale», Education permanente, n°100-101, 1989, p.p. 47-55