1 – La pédagogie biographique

Le travail autobiographique offre l'opportunité d'envisager ses histoires de vie, ses orientations, sur la base d'une totalité possible, d'une unification qui articule les héritages, les expériences, les désirs. Il manifeste la permanence de certaines valeurs ou exigences fondamentales pour chaque individu singulier. L'auteur-sujet-objet de l'autobiographie, se rassemble pour se ressembler dans un vœu de fidélité et de cohérence. Il se saisit de sa propre image, confronte dans une sorte de bilan ce qu'il a fait, à la lueur de ce qu'il aurait aimé faire. Cette opération conduit à effectuer les prises de conscience nécessaires à la revendication d'être et d'exister et à sa réalisation si difficile soit-elle.

L'existence est mise à l'épreuve. Elle met face à la liberté, au choix d'exister selon ses propres croyances. L'autonomie, l'affirmation de soi se construisent progressivement dans des allers-retours, des réajustements constants entre soi-même et l'environnement, dans la tentative de rester fidèle à soi-même. La construction individuelle résulte d'une prise en compte et d'une intégration de la personne sous tous ses aspects, à travers l'ensemble de ses besoins et désirs, dans les différents secteurs de sa vie affective comme émotionnelle, spirituelle, sociale, professionnelle. Le processus concerne la totalité du sujet.

Il s'agit de devenir auteur de soi-même pour s'approprier son existence, dans la congruence de sa personne globale, par la capacité à se faire confiance, à affronter le réel, à faire face aux déterminismes sociaux, familiaux, culturels dans la maîtrise, l'ouverture, l'intelligence de soi-même et des situations tout en gardant à l'esprit, les limites de son pouvoir et le fait de son inachèvement. Il s'agit d'advenir à soi. La vie est aussi le fait d'un sujet qui ayant intégré une série d'influences, les extériorise et les restitue à sa manière propre, qui saisit et exploite les opportunités socio-culturelles, qui se montre capable d'identifier et de combiner contraintes et marges de liberté. Le Devenir soi comporte une incessante succession de transformation qui se manifeste par des opérations de séparation d'avec des définitions étriquées de soi et par des démarches et des actions, en correspondance avec la prégnance et la consistance de ses désirs.

La conscience de son historicité et de son expérience personnelle, fait acquérir aux individus, la conviction de leurs infinies possibilités de réalisation et de renouvellement. C'est ainsi que chacun peut engager son projet d'être et devenir sujet de sa vie en conscience. «Etant notre propre possibilité, nous pouvons nous choisir, nous conquérir, nous sommes capables d'une véritable compréhension du monde, de nous-même au-delà de la préoccupation utilitaire.»669 L'individu apparaît comme l'artisan de sa destinée. La relecture de son histoire fait apparaître chaque personne comme l'agent essentiel de sa réalisation vis à vis des situations dans lesquelles elle s'est trouvée placée. La vie n'est pas entièrement prédéterminée. Les individus ne se trouvent pas complètement soumis aux événements. Ils disposent d'une marge de manœuvre à condition de vouloir intervenir et agir. Le travail d'histoire de vie suggère une mise en œuvre, appelle à mobiliser ses capacités, à devenir «auto-nome». Le processus d'individualisation se constitue à travers cette transformation même, comme acte de création et d'affirmation de soi, qui se fait en situation historique sociale culturelle interpersonnelle. La possibilité de l'existence et de pouvoir disposer de tout ce qui nous entoure est liée à notre pouvoir-être et à notre façon de nous positionner dans l'existence.

La pédagogie autobiographique est celle d'un pouvoir-être. Elle invite à penser les enjeux de la formation comme mise en œuvre personnelle de sa créativité, dans toutes les dimensions de son être. L'objectif consiste à se former en tant que sujet conscient de sa formation, c'est à dire en tant que sujet qui utilise consciemment son savoir-faire, ses apprentissages, qui intègre la connaissance de ses attributs d'être, ses compétences, instrumentales, relationnelles de ses facultés de compréhension et d'exploration. La formation se donne à comprendre comme processus de croissance dans une invention permanente de soi. Le cheminement engagé par l'autobiographie met sur la voie d'appropriation de son propre pouvoir de formation. «Parce que tout objet théorique se construit grâce à la spécificité de sa méthodologie, il en est ainsi du concept de formation qui s'enrichit des pratiques biographiques au cours desquelles il est pensé à la fois comme histoire singulière et comme manifestation d'un humain objectivant ses capacités autopoïétiques.»670

L'autobiographe se considère comme porteur de quêtes et par là responsable du sens de sa vie. Il apprend à intégrer sa propre image et à s'accepter. Cette reconnaissance de soi permet d'envisager son itinéraire de vie, ses investissements et ses visées, sur la base d'une direction, conforme à ce que l'on a reconnu comme essentiel pour soi. La phase de travail sur le récit agit à travers les projections qu'elle renvoie, favorise une nouvelle compréhension et approche de la profondeur de l'existentialité de chacun. Elle met en évidence les référentiels, les stratégies, les ressources utilisés dans la recherche d'un savoir-vivre. Le sujet apprend à questionner sa marge de liberté, à négocier les orientations de sa vie, malgré ses interdépendances affectives, sociales, culturelles, et se positionne afin de devenir auteur du sens de son existence. Il envisage sa formation dans la multi-référentialité et se conçoit comme totalité vivante et orientée.

La construction du récit de formation introduit à une réflexion anthropologique, ontologique et axiologique. Elle met en scène un auteur qui s'autorise à penser sa vie dans sa globalité temporelle, dans ses lignes de force, dans les acquis et les marques du passé, dans une mise en perspective des enjeux du présent, à travers un futur déjà actualisé et visité. Elle découvre la complexité des causes et des conditions qui fondent un art de vivre. Elle s'inscrit comme recherche de signification et d'orientation et esquisse notre communauté d'appartenance, le sens singulier de notre choix de vie, les connaissances et critères d'action à développer. «...Ainsi, la démarche «histoire de vie et formation» peut non seulement engendrer une connaissance de son existentialité et de son savoir-vivre comme ressources d'un projet de soi auto-orienté, mais encore elle convoque le sujet de la formation à se reconnaître comme tel, à en assumer la part de responsabilité qui lui revient, et finalement, à se placer dans un rapport renouvelé ainsi, aux autres, à l'environnement humain et naturel.»671

La recherche autobiographique pose la question du rapport du sujet à son existence et incite celui-ci à y réfléchir. Elle met en évidence les ressources et stratégies utilisées dans la recherche d'un savoir-vivre, dans la quête d'une sorte d'équilibre et de sagesse. Elle en découvre le caractère formateur. «La relation de formation doit être interrogée dans la co-appartenance de l'homme et du monde. Le monde existe pour nous en nous incluant dans son existence.» 672

L'approche biographique se situe dans une perspective existentielle, dans un axe bio-cognitif et place la formation comme processus vital d'émergence et comme trait fondamental de l'existence pour qui veut évoluer et se saisir de sa vie. «La formation ne constitue pas en elle-même une pratique, elle est un trait fondamental de l'existence. L'homme existe en formation. Il est dans un rapport de formation en ce monde qu'il installe et organise. Il existe par son avoir à former tout au long d'une vie [...]. Il existe dans le chemin d'une œuvre.» 673 Le processus biographique joue sur la transformation d'une vie en tant qu'œuvre inédite à construire et l'inscrit comme une tâche et un donné à accomplir pour l'homme.

Notes
669.

M. HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, trad. R. Munier, Aubier, 1983, bilingue, p. 27

670.

M.C. JOSSO, «Les Expériences au cours desquelles se forment identité et subjectivité», Education permanente, n° 100-101, 1989, p.p. 161-168

671.

La Formation au cœur des récits de vie : expérience et savoirs universitaires, op. cit., p. 267

672.

B. HONORE, Vers l'œuvre de formation : l'ouverture à l'existence, l'Harmattan, 1992, p. 75

673.

B. HONORE, Sens de la formation, sens de l'être : en chemin avec Heidegger, l'Harmattan, 1990, p. 9