2 - La Gestion de soi

Le récit autobiographique permet de garder des traces ordonnées des grands moments de sa vie, rassemble des observations, contient des redescriptions des situations vécues, les réflexions, impressions que celles-ci suscitent dans l'après-coup. Il souligne les moments structurants du vécu, les formes d'actions privilégiées. Il met à jour une pensée qui se forme au fil de l'examen des épisodes les plus importants de l'existence, des divers événements comme des remarques inspirées par sa propre conduite.

Le récit de vie se révèle comme un outil d'analyse interne et un véritable instrument de mesure. Il possède une réelle fonctionnalité et s'impose comme support privilégié pour tout adulte qui veut établir son identité, clarifier ses opinions et évaluer ce qu'il a fait. L'écriture de soi renvoie aux «arts de soi-même» 674 , à la direction que l'on souhaite imprimer à son existence et au gouvernement de soi. Le regard projeté sur le passé, à travers la perspective autobiographique, offre l'opportunité d'une réflexion sur son action et ses comportements, met en exergue cette faculté de pouvoir se gérer soi-même et se contrôler. En tant qu'être actif, chaque individu se trouve capable de tirer des leçons du passé, de s'auto-déterminer, de choisir parmi divers objectifs.

La question du pouvoir sur soi est très importante. Dans la tradition antique, on retrouve ce «souci de soi» chez les Stoïciens et les Epicuriens. Ceux-ci avaient axé leur existence sur la recherche intellectuelle, la maîtrise de soi, la pratique de la vertu et la découverte du bonheur. A travers l'ataraxia (absence de passions et de tensions intérieures), l'apatheia (impassibilité face au danger, à la douleur et au plaisir), la sérénité, ces philosophes cherchaient à conjuguer un art de vivre, une sagesse leur permettant de faire face aux vicissitudes de l'existence. Ils avaient acquis la conviction qu'il était possible de mettre en place des stratégies concrètes de gestion de soi. Le récit épistolaire de soi-même fonctionnait comme une vaste mémoire où l'on consignait les menus incidents du quotidien, les rencontres, les choses lues, observées, les conversations abordées. L'écriture nourrissait une médiation sur soi-même et le monde, en vue de l'élaboration de règles de conduite, de principes moraux, indispensables à l'action. La pratique de l'écriture constituait une étape essentielle dans la démarche de maîtrise de soi. Elle permettait d'avoir prise sur sa vie, de se placer en tant que juge de sa propre existence.

L'acte d'écriture avait une finalité éthique, se trouvait garant d'une sorte de rectitude morale, d'une amélioration de l'âme. L'écriture de soi jouait le rôle d'épreuve de vérité avait une fonction «éthopoïétique». Pour les Anciens, elle faisait partie des techniques de l'askesis autrement dit, du travail de soi sur soi. L'idée du contrôle de soi demeure fort ancienne, même si elle a donné lieu à des études scientifiques récentes, en psychologie, de la part de Frédéric Skinner, qui s'est imposé en ce domaine, à travers ses différents ouvrages (Science and human behavior (1953), Studies in behavior therapy (1953), Beyond freedom and dignity (1971), About behaviorism (1976), etc...).

La narration autobiographique attire l'attention sur les dimensions essentielles de la gestion de soi. Elle invite à entreprendre un travail mental vis à vis de soi. Elle découvre chaque individu comme gestionnaire de lui-même. Celui-ci en tant que tel doit s'efforcer d'harmoniser ses conduites et ses comportements. «Notre survie et notre épanouissement sont conditionnés par la mise en œuvre d'une multiplicité de conduites. Lorsque nous voulons améliorer la gestion de nous-même, nous devons affirmer notre capacité de comprendre les déterminants essentiels de nos actions et nous devons élargir notre répertoire de modes d'actions efficaces.» 675

Nous nous retrouvons dans des situations données en rapport avec des dispositions psychiques. Or, nous agençons une large part des stimuli qui nous affectent et nous motivent. Il apparaît important de parvenir à une meilleure régulation de ses cognitions, de ses affects, à une mobilisation plus importante de ses ressources et de ses capacités. Nous sommes sujets à des impulsions et contrôlons parfois difficilement des habitudes néfastes que nous ne parvenons pas à changer. Nos comportements indésirables sont bien souvent le fruit de mouvements réfléchis impulsifs, constituant autant de réactions inadéquates à des situations problématiques.

La lecture autobiographique montre que chaque personne est toujours impliquée personnellement dans la manière dont les événements lui apparaissent et la motivent. L'essentiel se joue en soi-même au niveau de ses représentations, de sa façon de voir et de juger. Nous éprouvons selon notre façon de penser. La modulation de la structuration cognitive dans la relation environnement-comportement dépend seulement de nous. Le monde extérieur n'a pas d'autre réalité que les idées que nous nous en faisons...Marc Aurèle s'exprimait déjà en ces termes, au IIè siècle : «Tout est opinion et l'opinion dépend de toi. Donc supprime l'opinion quand tu le veux, et, comme pour le navire qui a doublé le cap, c'est le calme, l'immobilité totale, le golfe sans vagues» 676.

Nos idées et nos émotions ne peuvent être uniquement attribuées aux circonstances. Les événements extérieurs ne nous déterminent pas de façon mécanique. Ils nous stimulent en fonction de variables, au premier rang desquelles, se trouve la dimension cognitive et plus précisément, notre façon particulière de percevoir, de nous souvenir et d'interpréter. Il est possible d'agir sur ses perceptions et ses schémas de façon à les modifier, de changer progressivement ses approches. «Nous avons le pouvoir d'élaborer des structures cognitives et des stratégies d'action relativement générales et transférables.»677 L'autobiographie autorise cet examen des comportements, ce retournement sur soi-même. Les regards portés en arrière constituent autant d'occasions de s'interroger, d'apprendre.

Face aux événements qui dépendent de nous et sur lesquels nous pouvons agir, il est important de savoir quelles attitudes développer et quelles tendances réfréner. La conscience des erreurs passées, d'une mauvaise utilisation de ses ressources incite à développer des stratégies d'adaptation, à se préparer vis-à-vis de certaines situations stressantes, à imaginer des modes de réaction efficients. «La gestion de soi procède avant tout de la dimension cognitive de l'être humain, capable structurellement en toute situation de prendre du recul vis à vis de lui-même et des événements, capable d'envisager diverses façons de percevoir, d'interpréter et d'agir. La gestion de soi est une façon relativement réfléchie de se comporter». 678 Le principe de gestion de soi passe par la sélection des buts essentiels, la formulation d'objectifs comportementaux, accompagné des stratégies à mettre en œuvre, des modifications à opérer. «La définition d'objectifs essentiels est importante pour orienter globalement l'existence. La formulation explicite d'objectifs «comportementaux» ou de «comportements-cibles» est indispensable pour réaliser certains objectifs essentiels et pour résoudre des problèmes complexes d'autogestion.» 679 Le moteur essentiel de la gestion comportementale se trouve dans la perception des effets négatifs de comportements et dans la prise de conscience de choix malencontreux.

Même si la gestion de notre existence n'est jamais homogène, nous gardons, pourtant, tout au long de la vie, la possibilité de définir des objectifs et d'agir sur nous-mêmes. Le degré d'autogestion et sa qualité varient selon les secteurs de l'existence et les circonstances. Ainsi, vis-à-vis de ce qu'on ne peut changer, des événements, sur lesquels on ne peut avoir de prise, il convient d'adopter une acceptation détachée et sereine, à l'image des stoïciens, plutôt que de s'enfermer en vain dans des emportements et des révoltes. Par contre, l'affrontement de situations difficiles, l'engagement dans des expériences, exige une mobilisation, une adaptation et un raisonnement appropriés, une analyse des processus cognitifs afin de mieux les contrôler. « [...] Une gestion de soi performante suppose une réflexion [...] sur les réalités physiques, psychiques et sociales, sur les comportements habituels et leurs déterminants, sur les possibilités et les limites de l'auto-contrôle, sur les objectifs personnels à court et à long terme, sur les moyens concrets de modifier son propre comportement et les contingences de l'environnement, sur le rapport entre les ressources mises en œuvre et les résultats effectifs.» 680

La démarche autobiographique met sur la voie de la découverte d'un style de vie personnel caractérisé par une gestion de soi compétente. Elle fait émerger la nécessité de l'efficience personnelle, du contrôle de soi. Elle entraîne une analyse des processus cognitifs, affectifs, pratiques afin de mieux les gérer. Le passé et le présent constituent les moyens de l'analyse. L'avenir se présente comme la fin. La distanciation introduite par le temps et l'écriture favorisent la création de nouvelles interprétations, l'émergence de nouveaux moyens, l'anticipation. La prise de conscience d'effets d'actions possibles, pousse à agir. Elle prépare aux éventualités imaginables, aux choix à arrêter, à la programmation d'objectifs et de stratégies réalistes en tenant compte des habitudes prises.

La question de l'autogestion se profile constamment à l'horizon de l'existence. Aussi, il appartient à chaque individu, de mettre en œuvre des principes de gouvernement de soi, d'expérimenter sa capacité à s'appuyer essentiellement sur lui-même, sans se sentir menacé par sa responsabilité ou ses erreurs. Le qualificatif d'adulte caractérise cet être humain, parvenu à l'indépendance, tant intellectuelle qu'affective, qui se montre capable d'affronter le réel, de prendre en compte la totalité de ses désirs et de ses besoins. La progression est infinie et jamais limitée car on devient toujours. La méthode autobiographique dévoile la trajectoire, le processus de maturation qui fait chacun. Elle invite à se gérer et à gérer sa vie dans la permanence de ses valeurs fondamentales. Elle met l'homme en position de ce qu'il est, face à la liberté de se choisir, et fait reposer sur lui la responsabilité totale de son existence.

Notes
674.

Voir M. FOUCAULT, Le souci de soi, Histoire de la sexualité, Tome III, Gallimard, 1984, Bibliothèque des histoires, Chapitre II (La culture de soi), p.p. 53-85

675.

J. VAN RILLAER, La Gestion de soi, Mardaga, 1992, Psychologie et sciences humaines, p. 211

676.

MARC AURELE, Pensées, VIII, 47, p. p. 1133-1247, in : Les Stoïciens, Gallimard, Pléiade, 1962,

677.

J. VAN RILLAER, op. cit., p. 95

678.

Ibid., p. 94

679.

Ibid., p. 283

680.

Ibid., p. 94