3 - Le projet

L'exploration autobiographique, si elle a pour objet le passé, à partir du présent et des idées qui le conditionnent, n'en est pas moins tournée vers le futur et les réalisations que celui-ci implique. La vie consiste essentiellement en une possibilité d'avenir, une attente. Le moment présent reclasse un après, un pas encore qui va advenir. Par conséquent, l'être humain vit en pensant au lendemain et à ce dont il va être constitué. Cette dimension implique un prêt à agir, une orientation, un avoir à réaliser en terme d'actions et de projets. «Car c'est bien à chacun de trouver son chemin, de s'interroger sur ce qui le tient, de dépasser son angoisse, de laisser ses repères pour aller vers un territoire nouveau... de parcourir le trajet qui le mène au projet.»681

On ne peut pas ne pas se préoccuper du futur. Vivre, c'est faire des projets. Chacun de nous est un sujet dont la vie se conçoit en termes de projets. Le principe de la vie se manifeste à travers cette force qui habite l'être vivant, et le pousse à aller de l'avant. Vivre consiste à se projeter, à produire ses propres repères, à définir ce pour quoi on souhaite compter être reconnu. «L'existence humaine ne peut être séparée des réalisations significatives qu'elle va engendrer. Ces réalisations qui concrétisent l'expérience humaine, sont auparavant pour bon nombre d'entre elles, intériorisées, réfléchies, anticipées et orientées à travers les mécanismes du projet.»682

Le récit autobiographique constitue un support pour réfléchir à ses projets de vie, comme pour infléchir les projets déjà en cours. Il confronte à une série de questions essentielles, de l'ordre, du : comment se situer, comment affronter, comment envisager, comment accomplir sa vie ? Les réponses s'esquissent à travers ce qui anime, ce qui fait vibrer, ce que désire le sujet. Le désir est l'essence de l'homme. Il motive et fait avancer. Aller de l'avant suppose de pouvoir accomplir ce à quoi l'on tient, ce pour quoi l'on estime être fait, ce qui a le plus de valeur pour soi. Le désir passe dans la réalisation en actes de soi-même, s'actualise dans les choix que le sujet va faire, et s'inscrit dans une perspective de projet d'agir dans un contexte donné, celui de sa propre histoire.

La méthode à laquelle se référer semble bien être celle développée par la démarche autoformative de l'autobiographie-projet. La recherche se centre sur l'articulation du projet-temps, à travers une mise en sens des différents temps, qui fait entrer le futur dans le présent en tenant compte de l'expérience passée. Les trois dimensions passé, présent, avenir se trouvent balayées. Le retour sur le passé permet d'envisager l'avenir, dans la suite de ce que l'on a été, de ce que l'on a fait, dans une continuité. La dynamique du projet s'appuie sur le passé, le présent et ses évolutions. L'analyse de la situation du sujet permet de dégager l'ensemble des possibles et d'exercer des choix justifiés. Le projet s'inscrit toujours dans cet axe qui consiste à devenir acteur de soi, à maîtriser ses environnements et à conquérir son histoire. «[...] Cette construction (du projet) sert l'expression vitale mais répond aussi aux impératifs psychologiques d'affirmation de l'identité personnelle, de développement de l'autonomie, d'actualisation progressive de soi au travers d'une histoire personnelle qui peut d'autant moins être laissée en déshérence qu'elle s'allonge comme s'allonge l'espérance de vie.»683

La démarche de projet renvoie à un sujet acteur-créateur qui s'interroge en ces termes : par rapport à quel avenir et à quel projet, ma vie pourrait-elle prendre sens ? Quand je parle de mon projet qu'est-ce que cela fait résonner en moi ? A quoi cela me renvoie-t-il ? En direction d'un avoir-pouvoir et d'une réussite professionnelle ou dans le sens d'une réalisation personnelle de soi, vers l'être et l'aimé ? Qu'est-ce que je privilégie ? Qu'est-ce que recouvre pour moi le concept de projet ? «Un projet, c'est d'abord un avenir imaginé et souhaité, qui n'a de force que s'il puise son inspiration au plus profond de l'individu. Comme le rêve, il s'alimente à ses pulsions et ses besoins. Comme le souhait, il s'enracine dans sa personnalité, dans les habitudes et les valeurs que son passé lui a forgées.»684

Le projet est l'expression des croyances, des aspirations, des besoins de son auteur. Il est lié à la réalisation de soi, à la défense de son identité et à son renforcement. Il n'est pas dicté par autrui. Il émane d'une personne qui se veut sujet et cherche à se reconnaître et à s'affirmer comme telle dans sa vie. Le futur n'est pas un futur flou, fermé. Il est synonyme d'ouverture et de réalisations. Il a été préfiguré, imaginé, a donné lieu à des images mentales précises. Ce que l'on se propose de réaliser prend place dans le contexte global de la vie. Le projet et la position existentielle sont liés car le projet existentiel donne sens à sa destinée. «Le projet existentiel recouvre la définition pour une personne donnée de ce que signifie vivre pour elle : une ligne de conduite générale qu'elle se donne et, à laquelle elle tendra à rapporter dans un essai permanent de cohésion, l'ensemble des actes de sa vie.»685

La narration autobiographique découvre chaque individu comme porteur d'un projet, d'une manière d'être toute personnelle, d'une façon de concevoir la vie. Ce que je souhaite faire prend place dans une conception personnelle de la vie et de ce qu'elle est pour moi. L'auteur revendique la responsabilité de ses anticipations. En choisissant son projet, il choisit d'inscrire dans son avenir certaines expériences et pas d'autres.

Le projet de vie se reconnaît dans la possibilité ouverte à tout homme de devenir ce à quoi il aspire. Nous sommes des êtres de possibles, en puissance de devenir un individu unique. A ce titre, chaque personne apparaît comme source et expert vis à vis des réalisations auxquelles elle donne forme. Elle choisit les référents culturels qui lui correspondent le mieux et avec lesquels elle se trouve en phase. Elle se projette dans un cadre dont elle fixe les limites, se donne un espace où développer sa vocation, ce pour quoi elle estime être prête et faite. Elle imagine les conditions qui lui permettent de maintenir son identité et de progresser vers ses aspirations.

La réappropriation du parcours effectué met sur la voie du «projet authentique» 686 et en constitue la condition. Il faut savoir d'où l'on vient où l'on en est exactement, pour décider où l'on veut et où l'on peut aller. Il n'y a pas de véritable projet sans reprise en compte du trajet. «Quand je dis «mon projet», qui parle en moi, selon quelle grammaire ? Et ma façon de me projeter, d'où vient-elle, que traduit-elle ? Il me faut donc comprendre mon passé, l'explorer pour le connaître ; élaborer une nouvelle culture, un nouveau savoir, celui de ma propre histoire. Il me faut devenir une histoire de vie.»687 La construction du projet est enracinée dans la temporalité. Le projet représente le passage du désir à l'intention et de l'intention à l'acte. Il est issu d'une maturation progressive où les valeurs, les représentations, et la sensibilité s'articulent et se confrontent par allers-retours.

Pour prétendre à l'authenticité et demeurer viable, le projet doit s'appuyer sur un certain nombre de principes. Le principe de réalité : le projet doit tenir compte des capacités de son auteur et des situations que celui-ci sera amené à affronter. Le principe de congruence : l'auteur doit se reconnaître et se retrouver dans son projet. Le principe d'auto-contrôle : l'auteur doit s'interroger sur la faisabilité de ses options. Le principe d'emboîtement : chaque option particulière doit s'articuler et s'intégrer au projet général de vie. Le principe d'ordre : le projet doit s'inscrire dans le temps et tenir compte des étapes successives qui conduisent à son achèvement. Le principe de maïeutique : l'auteur doit reformuler ses souhaits et ses options, afin de les clarifier, et d'être pleinement conscient de leurs effets.

Le projet rend compte de l'histoire et de la créativité humaine. Il apparaît à la fois comme dépassement du passé pour en faire quelque chose et durée. Il agit dans le sens d'un élargissement des choses à connaître, se construit lui-même en permanence et se propose presque toujours de nouveaux objets. La démarche de projet, loin de se présenter comme un substitut, un palliatif ou encore un repli sur soi, pour des individus, en panne, dans une société en crise, témoigne, au contraire, des essais d'ouverture et d'évolution d'acteurs qui agissent de façon volontaire, à l'intérieur de leur vie, de leur cadre social et veulent s'engager dans un processus d'affirmation de soi, de productivité et de changement. Elle correspond à des sujets qui ne s'en remettent pas à des modèles proposés, mais ont le désir de se trouver, de développer leurs compétences et qui décident d'eux-mêmes pour un temps à venir.

En interrogeant la personne au niveau de sa globalité et en l'incitant à produire un savoir sur elle-même et pour elle-même, la méthode autobiographique s'incarne comme lieu privilégié pour permettre l'élaboration d'un véritable projet existentiel. Elle explore la genèse du désir de chaque acteur à travers une recherche temporelle. Elle fait jouer une combinatoire entre ce qui est possible et ce qui est souhaitable pour assurer les fondements du projet. A travers le principe de la confrontation et de l'échange (en groupe dans les sessions de formation), elle offre la possibilité à l'auteur de vérifier la cohérence et consistance de son projet. Chaque personne réalise qu'elle choisit de se choisir d'une certaine façon, à travers son projet, et que cela correspond à ses vœux. Elle invente sa propre forme et ce faisant se forme. «Nos actes nous forment. Donc nos projets nous forment dans la mesure où ils déterminent nos actes.» 688

Il paraît donc justifié de parler de pratique autoformative de l'autobiographie-projet. Tenter de construire sa vie selon ce que l'on est, consiste bien à travailler à se former par soi-même. Cette recherche apparaît comme la clé de toute autonomie. Ce qui fait dire à Jean Vassillef, que nous citons encore : «La pédagogie du projet se donne comme principale finalité, l'accroissement du potentiel d'autonomie des personnes qui se forment. [...] Elle définit le potentiel d'autonomie comme une disposition présente chez chacun à organiser sa vie en fonction de son projet existentiel, c'est-à-dire de sa conception personnelle globale de la vie [...].» 689 Elle montre que le processus formatif ne peut être dissocié de la personne.

Comprendre la formation consiste à comprendre la personne, à se saisir de la manière dont elle agit pour opérer cette prise en forme. Cette opération réside dans une recherche de ses propres voies d'accès, selon une compréhension de l'avoir-à-former, dans l'existence en cours. L'homme s'affirme en tant qu'être existant dans le monde par les rapports de formation qu'il entretient avec ce même monde. La prise en forme s'effectue dans cette coexistence qui relie l'homme au monde. L'avoir-à-former et le pouvoir-être se conjuguent. L'avoir-à-former est accès au monde dans l'ouverture du pouvoir-être. Il nécessite un engagement, engagement à dépasser la quotidienneté, engagement dans la présence de soi, tendue vers l'accomplissement d'un agir, dans une démarche résolument formative d'ouverture à la vie, engagement dans le chemin d'une œuvre. «L'homme ne se satisfait pas dans sa vérité d'être-Homme, par l'acte de produire ou de reproduire des effets, il met en œuvre, ce qui signifie qu'il installe et aménage un monde ouvert selon son pouvoir-être et son avoir-à-former les plus propres. L'acte prend le sens de l'œuvre lorsque l'homme, en s'engageant, consent à l'exigibilité la plus propre qu'est l'avoir-à-former. L'engagement est le sens de la formation.»690

Notes
681.

F. BERNARD, R. SIMONET, Le Parcours et le projet : quel fil d'ariane ? La méthode autobiographie-projets de vie, Ed d'Organisation, 1997, p.25

682.

J.P. BOUTINET, Anthropologie du projet, 5è éd., Presses Universitaires de France, 1999, Psychologie d'aujourd'hui, p. 236

683.

Ibid., p. 298

684.

P. GOGUELIN, «Comment faire naître un projet», Sciences Humaines, n°39, mai 1993, pp. 30-31

685.

J. VASSILLEF, «Projet et autonomie», p.p. 93-134, in : Le projet nébuleuse ou galaxie, sous la dir. de B. Courtois et M.C. Josso, Demachaux et Niestlé, 1997, Textes de base en sciences sociales

686.

Voir G. BONVALOT, «Pour une définition de son projet en vue de son utilisation en autoformation», p.p. 75-91, in : Le Projet nébuleuse ou galaxie, op. cit

687.

J. VASSILLEF, op. cit., p. 134

688.

Ibid., p. 90

689.

J. VASSILEF, Histoires de vie et pédagogies du projet, 2è éd., Chronique sociale, 1995, Pédagogies-formation, p. 87

690.

B. HONORE, En chemin avec Heidegger, l'Harmattan, 1990, p. 214