II – LA MISE EN ŒUVRE DES TROIS DIMENSIONS DANS LE RECIT AUTOBIOGRAPHIQUE : LORSQUE LE SUJET CHERCHE A SE DEPASSER

N ous avons choisi de nous pencher sur le récit de trois cadres, Benoît (chef d'entreprise), Bertrand (chargé du développement local) et Michel (directeur des affaires sociales) pour analyser la mise en œuvre des trois dimensions de l'autobiographie dans un récit contemporain. Ces trois hommes ont été sollicités et interrogés par un chercheur en sciences de l'éducation Jean-Yves Robin (maître de conférences à l'Université Catholique de l'Ouest). Leurs propos recueillis au terme de quatre ans de rencontres, d'élaboration négociée, d'écoute attentive ont fait l'objet d'un ouvrage paru en 2001 (Biographie professionnelle et formation : quand des responsables se racontent). Dans ce livre, Jean-Yves Robin ne se contente pas seulement de procéder à une reformulation, à une élucidation de l'implicite et à une conceptualisation afin de saisir tout un vécu professionnel, mais s'interroge aussi sur sa position de chercheur, sur le travail d'extraction et de pénétration que suppose toute recherche biographique et sur les précautions méthodologiques à observer.

Les récits de Benoît Bertrand et Michel livrent un certain nombre d'éléments et d'informations vis-à-vis de leur histoire. Parmi ces données, certaines se rattachent à l'idée de transcendance, à travers un certain nombre de concepts que nous avons pu dégager. Ainsi en est-il du dépassement de soi, de la projection dans le futur, de l'engagement, du défi, du rapport à l'autre, de la liberté, de l'idéal.

Saint Augustin exhorte les êtres à sortir d'eux-mêmes, à ne pas se contenter du moindre et à viser toujours plus haut. Il place les hommes dans une sorte d'exigence vis-à-vis d'eux-mêmes et telle est bien la position de Benoît, Bertrand et Michel.

Benoît comme Bertrand et Michel se montrent toujours prêts à repousser leurs propres limites, à se dépasser et à se sublimer en quelque sorte. Ils s'imposent à travers leur ténacité et force de caractère. Ils veulent aller plus loin et faire jaillir du plus profond d'eux ce qui leur confère un plus, une sorte de dimension supérieure. Ils ne se contentent pas d'une sorte de minimum. Ils se situent dans un cheminement qui les entraîne au-delà d'eux-mêmes et qui suppose de donner le meilleur de soi.

Benoît ce chef d'entreprise inscrit toujours de nouvelles étapes à son parcours et franchit les marches les unes après les autres sans s'arrêter. «Benoît fait partie de cette trempe d'hommes prête à remettre bien des choses en question pour construire de nouveaux assemblages.» 691 Confronté aux chocs de l'existence, à la disparition de ses amis les plus chers il fait face et lutte encore davantage. «Or chose étonnante, ces incidents, loin de le désarçonner vont en quelque sorte le fortifier. De telles souffrances peuvent détruire bien des sujets et les réduire au naufrage. Rien de tout cela ne se produisit pour autant.» 692

Il en est de même pour Bertrand le directeur des affaires sociales. «Lors d'un contrôle médical Bertrand découvre qu'il est tuberculeux. Son rêve de jeune homme est brisé en mille morceaux. Pour autant, Bertrand ne s'installe pas dans le scénario du renoncement. Ce qui va le sauver, c'est ce don qu'il a de fixer son regard sur l'horizon. Dès son plus jeune âge il a su entretenir cette qualité qui va lui permettre de survivre.» 693 Il va lutter. «Après l'intervention, ses tissus pulmonaires sont sérieusement dégradés. Les soignants estiment que Bertrand doit prendre patience. Selon les experts trois mois sont nécessaires pour que Bertrand récupère. Mais Bertrand ne veut rien entendre, il ne peut plus attendre, c'est au-dessus de ses forces. Dès la fin de l'intervention, il s'engage dans une rééducation respiratoire et musculaire sans ménager ni son temps, ni son corps [...]. Il réussit en huit jours à dépasser l'essai. A la radio, le grand patron n'en revient pas et déclare à qui veut l'entendre mais ce type là s'est guéri tout seul ! ...» 694 Bertrand mobilise toutes ses forces, tout son énergie pour combattre le mal. Il ne se considère pas comme le jouet du destin et comme une victime. Il a la volonté de s'en sortir. Il ne s'enferme pas dans l'épreuve et dans la maladie. Il utilise la marge de liberté et de manœuvre dont chaque individu dispose.

Benoît et Bertrand à travers les épreuves qu'ils traversent et la manière dont ils réagissent, mûrissent, renforcent leur résistance, leurs capacités à faire face. Ils deviennent autres en quelque sorte, transforment les événements en expériences formatrices car : «Sortir indemne de cette expérience, c'est être fortifié pour la vie» 695 comme le dit Bertrand.

Par la suite, l'un et l'autre mettront en place des stratégies et des comportements témoignant d'une grande force de caractère, solidité et persévérance. Bertrand se reconnaît à travers cette opiniâtreté dont il fait toujours preuve. «Faire face à l'adversité en développant tout un tas de stratégies pour conjurer le sort, c'est le plus sûr moyen de rebondir. Sa vie durant sera marquée par cette capacité jamais démentie. Elle se résume en quelques mots, je ne cale pas, je rebondis.» 696 Et plus loin encore : «Même au fond du gouffre, il retrouvait toujours l'énergie nécessaire pour reprendre son ascension. Tel Sisyphe poussant obstinément son rocher, il n'a jamais abandonné.» 697

Benoît prouve par ses choix qu'il ne se satisfait pas de ce qu'il a fait, mais désire progresser encore et inscrire d'autres réalisations à son actif. Il entend en faire plus et davantage. «Renoncer à diriger une entreprise dont on connaît tous les rouages, «mettre en parenthèses» sa société pour se lancer dans l'aventure de l'ENA, créer une usine avec un groupe d'amis autant d'éléments qui peuvent laisser penser que Benoît abandonne la proie pour l'ombre. Dans tous les cas il faut être bâti sur du roc pour affronter les bourrasques d'une telle aventure.» 698

Saint Augustin incite également chacun à ouvrir son cœur et à ne pas se cristalliser sur les échecs, les rancœurs. C'est ce que s'efforcent de mettre en application ces hommes. «Il ne restera de cette période aucune rancune ni rancœur. Il faut dire que Michel sait faire preuve de fermeté et de souplesse en fonction des situations. Par exemple après cette période d'agitation sociale et malgré le scepticisme de chacun, il assure lui-même des cours d'économie en dehors des heures de travail auprès des ouvriers et des employés dont certains disposent d'un mandat syndical.» 699

Quant à Bertrand : «Il quitte discrètement la région. Il n'est pas invité lors de l'inauguration de cette agence d'urbanisme dont il peut revendiquer la paternité. Certes, son nom est cité [....]. Mais cette absence remarquée illustre combien Bertrand a été sacrifié sur l'autel de la raison d'Etat. Il n'entretient ni aigreur, ni amertume. Son esprit est déjà à conquérir de nouveaux espaces.» 700

Benoît, Bertrand et Michel ont l'intelligence du cœur. Ils ont pris le parti de ne pas donner suite aux polémiques, de ne pas entretenir en eux tout ce qui évoque les déceptions, l'injustice quel que soit son fondement. Ils ont décidé de tirer un trait et de passer outre pour pouvoir poursuivre leur route. «Il a su très tôt ne pas cultiver la rancune, la rancœur et la haine. Ces sentiments profondément enracinés en tout homme sont chez lui progressivement congédiés. Car ils tuent l'énergie inhérente au désir d'entreprendre.» 701

Même vis-à-vis de la société qui l'a congédié, Bertrand choisit d'adopter une attitude de conciliation, de pratiquer une sorte de pardon. Il se refuse à en rester là et se risque à faire les premiers pas. «Et il va même jusqu'à s'engager dans un travail de réconciliation avec cette société au sein de laquelle il a éprouvé les plus grandes joies mais aussi les plus grandes peines. 702

Cette attitude ne se situe-t-elle pas dans une dynamique augustinienne !

Benoît, Bertrand et Michel ne vivent pas seulement dans le présent et le quotidien. Ils anticipent, font des projets, essaient de construire leur existence. Ils n'attendent pas d'être confrontés aux événements, essaient de prévoir, de se projeter sur le plan professionnel, de s'inscrire dans l'avenir.

Le fait de se projeter dans l'avenir se trouve lié à la notion de responsabilité vis-à-vis de soi et de son existence. Il importe de se prendre en charge, d'organiser son existence, de ne pas se laisser conduire par les événements, de ne pas se laisser porter par ceux-ci. Saint Augustin en son temps attirait déjà l'attention des hommes vis-à-vis de ce problème et leur conseillait d'être vigilant et lucide en ce qui concernait la conduite de leur vie.

Dès le début de sa carrière, Benoît marque sa volonté de bouger, de changer, d'acquérir de nouvelles connaissances. «Nommé chargé de mission pour le développement économique [...] il expérimentera de près les premiers germes d'une culture administrative. En 1972 il estime avoir fait le tour du problème et saisit une opportunité. Il devient secrétaire du comité d'expansion d'une zone urbaine.» 703 Il ne s'installe pas dans un poste. «Quelques mois plus tard, il préside aux destinées d'une technopole. Il prévient le président du conseil régional qui l'a recruté. Je me donne cinq ans pour réussir. Au terme de ce délai, si j'atteins mes objectifs je partirai.» 704 Benoît imagine les années à venir, établit des projets, se fixe des buts à atteindre et s'inscrit en terme de perspectives. «Après cette expérience de développement régional [....] Benoît accepte de présider plusieurs comités stratégiques de plusieurs établissements [....]. Il accompagne dans leur projet plusieurs créateurs d'entreprises. L'histoire pourrait s'arrêter là [...]. Pourtant une proposition lui est faite [...]. Pari gagné, Benoît accepte d'être président du directoire du groupe La Cigale.» 705

Pour ce chef d'entreprise, l'avenir se pense en terme d'inscription dans de nouveaux projets et de mise en œuvre de soi.

Bertrand au niveau de sa maladie montre la nécessaire inscription de l'homme dans un futur possible. Pour vivre, pour faire face aux aléas de l'existence, il faut se donner une représentation de soi et de son existence, dans un lendemain possible. «Or quand on se trouve isolé, sans permission de sortir, abandonné de tous [...] penser un futur possible, c'est être animé par la rage de combattre.» 706 Cette capacité permet de faire face et d'inverser les tendances. «Et quand on a le sens des perspectives, le don de se projeter dans le futur, il est alors possible d'entrer dans un processus de résilience.» 707 L'individu sujet, sujet de son histoire et de sa vie, s'inscrit dans un passé, s'exprime au présent et prend place dans un avenir. Vivre signifie de toujours avancer.

Michel bâtit son existence en se fixant des étapes à franchir, en esquissant une stratégie d'avenir, chercher à profiter de chaque expérience, réfléchit à son parcours. «Pour se protéger de l'arbitraire une seule solution : accéder aux étages de décision, devenir officier... et pour cela passer le concours des E.O.R. (Elèves Officiers de Réserve).» 708 Il établit un plan de carrière et se préoccupe de trouver des postes correspondant à son profil, à son évolutivité et ses compétences. «Mais il ne s'agit pas de partir à l'aventure sans avoir pris quelques précautions. Certaines sociétés ont mauvaise réputation [...]. Par l'intermédiaire de ces confrères de l'ANDCP, il sait les entreprises qu'il est préférable d'éviter. Lambert-Packaging jouit d'une solide renommée [...]. Marché conclu, il entre comme directeur des affaires sociales et participe au comité de direction.» 709 Et encore : «En septembre la suite est donnée à cette négociation. Il peut occuper son nouveau poste à Paris. Privilégier cette option n'est pas sans prix [...]. Mais il s'estime satisfait, il a su anticiper le pire.» 710

Bertrand en fin de carrière fait toujours des projets. «Au bout de deux années, il se retire définitivement de la vie active. Il n'abandonne pas pour autant sa passion d'entreprendre. La naissance d'une petite fille handicapée va le propulser vers une nouvelle forme de militantisme. Il est aujourd'hui directeur d'une revue liée au handicap.» 711

Benoît, Bertrand et Michel s'engagent vis-à-vis des causes qu'ils veulent défendre, s'investissent dans les actions qu'ils conduisent. Ils ne restent pas en marge, mais donnent de leur personne, de leur temps, de leur énergie pour favoriser la poursuite et la réalisation des objectifs qui leur paraissent prioritaires.

Saint Augustin met tout son être, toute sa personne au service du Seigneur. Il se donne pour la cause qu'il a choisie. Ses forces, son esprit sont mobilisés pour servir le Seigneur, l'honorer et pour convaincre autrui de la nécessité de retrouver le Christ et de se tourner vers lui. Sa vie se veut comme l'exemple de ce choix qu'il porte en lui et veut illustrer. Ainsi, en est-il de ces trois cadres vis-à-vis de leur existence. Ils expriment à travers leurs comportements et leurs choix, leur adhésion vis-à-vis de certains idéaux et laissent percevoir l'éthique qui les guide.

Michel propose de s'en remettre à lui en ce qui concerne la formation. «Par contre, il [Michel] engage à prendre en charge la formation du prochain peloton [...]. Il mobilise autour de lui quelques appelés, prêts à s'engager dans l'aventure. Grâce à leurs concours, il organise des enseignements en mathématiques et en français. Les résultats ne se font pas attendre. Leurs rapports écrits ne sont plus l'objet de risées. Leur autorité est désormais respectée.» 712 Il conçoit et organise entièrement par lui-même les actions de formation. «Michel admet difficilement de laisser perdurer ces situations. Il va mettre en place un dispositif afin que ces incidents ne se reproduisent plus puisque de nombreux salariés souffrent d'illettrisme, il est impératif d'engager un processus de formation afin que ces derniers puissent partiellement combler leurs lacunes [...]. Mais il est aussi indispensable à la suite de chaque accident, de réunir des groupes de réflexions chargés d'élaborer un rapport [...]. Il conduira lui-même des inspections surprises afin de vérifier si les consignes sont respectées.» 713

Benoît accepte de nombreuses charges dans le monde de l'entreprise : «Outre ses activités entrepreneuriales, Benoît accepte de nombreuses responsabilités : au CNPF, à l'Union patronale de sa région, à la Chambre de commerce. Il participe également à l'élaboration de la convention collective de la manutention au niveau national comme il l'avait fait auparavant pour la profession des fabricants de tubes et raccords plastiques.» 714

Ces responsables s'affirment comme des hommes de parole et d'action. Ils mettent en application leurs principes et leurs pensées. Leurs prises de position sont claires et sans équivoque. «Très vite la règle du jeu est claire, il n'a qu'une seule parole. Quand c'est non, c'est non, quand c'est oui, c'est oui [...]. Le respect des accords et des engagements souscrits est pour Michel un principe intangible contrairement à une autre conception qui voudrait que tout accord ne soit qu'un état de rapports de forces à un moment donné et qu'il puisse être transgressé si celui-ci change.» 715

Bertrand affirme nettement ses appartenances et n'hésite pas à les concrétiser. «La décision est prise, il entre au parti socialiste. Ce choix est risqué car dans les années 70 un cadre qui ose afficher de telles sympathies politiques ne s'attire pas toujours les faveurs de la direction.» 716 Bertrand essaie de favoriser la progression de ses idées au sein de son propre groupe. «Bertrand va même jusqu'à rédiger [...] une charte pour les cadres de l'industrie minière. Il ira clandestinement défendre ce texte en province auprès de quelques membres de l'encadrement. Ce document [...] évoque ce que devrait être l'entreprise et la place que pourrait occuper le personnel dans la société.» 717 Il va même plus loin : «Il engage tout un travail au sein de son entreprise en participant à la création d'une section syndicale CFDT-cadres.» 718

Bertrand, Benoît et Michel n'hésitent pas à affronter le destin, se lancent des défis. Ils aiment se donner des challenges. Ils cherchent à éprouver leurs capacités. Ils veulent prouver ce dont ils sont capables. Ils mobilisent toutes leurs forces pour franchir les obstacles, venir à bout des causes dites impossibles, des paris les plus fous et y parviennent. Ils s'affirment comme des hommes qui parviennent à relever l'impossible.

L'existence se pose aussi en termes de défis à relever, de missions à accomplir. La difficulté de la tâche est à la hauteur de la détermination mise en œuvre ici par les trois sujets. Il semblerait presque que ceux-ci ne soient jamais mieux et plus eux-mêmes que lorsqu'ils se heurtent à l'adversité, à des conditions défavorables comme si cette toile de fond leur était en quelque sorte nécessaire pour exprimer l'étendue de leurs potentialités.

N'est-ce pas au travers des difficultés, des embûches, des obstacles dressés sur son chemin et peu à peu surmontés, qu'Augustin s'est acheminé vers le meilleur de lui-même et vers la route qui allait progressivement le conduire vers le Seigneur et la vraie vie. N'y a-t-il pas nécessité d'affronter les obstacles et de les relever pour se trouver, esquisser la manière dont il est possible de donner du sens à sa vie et cerner les vrais combats qu'il convient de mener.

Plutôt que de s'installer dans une place toute prête, Benoît préfère se risquer à créer sa propre affaire. «Son environnement professionnel et familial pense qu'il peut légitimement revendiquer le rôle de P.D.G. [...]. Il refuse la perspective qui lui est offerte [...]. Parallèlement il crée avec quelques amis une entreprise de construction de chariots élévateurs antidéflagrant pour des zones à haut-risques. C'est un projet ambitieux fondé sur l'analyse d'un marché en émergence. Deux ans plus tard la société est devenue leader en Europe sur ce créneau.» 719 Il n'en restera pas là dans son histoire, à la fin de sa carrière alors que rien ne pouvait le laisser présupposer, il n'hésitera pas à prendre la direction d'une grande entreprise en difficulté. «Benoît devient président du groupe La Cigale [...]. Il sait les risques encourus mais il aborde «ce défi durable» avec «la sérénité» de ceux qui ont déjà vécu.» 720 «Il sait qu'il sera confronté à des oppositions mais le capitaine de vaisseau maintient le cap, c'est tout au moins le message transmis lorsqu'il déclare aux banquiers qu'il n'y aura pas de «big-bang»».721

Bertrand quant à lui s'engage dans des voies tortueuses et étroites. Il dispose de peu de marge de manœuvre et doit faire preuve d'une grande habileté et d'une bonne dose d'opiniâtreté pour mener à terme son projet. «Bertrand, tel le funambule poursuit un chemin difficile où il risque à chaque instant de tomber. Il le sait mais il persiste et signe. Loin d'être un calculateur, il a plutôt l'âme d'un battant. Sa devise : plutôt missionnaire que pape.» 722 Plus loin encore : «Bertrand doit jouer serré, il est sur la corde raide. Mais il sait que le conseiller du prince se transforme parfois en fou du roi. C'est l'affrontement mais le politique cède une nouvelle fois.» 723

Bertrand fait face à des dossiers difficiles et épineux tels ceux concernant les reconversions. «Prendre en charge cette population peu qualifiée relève du défi. Elle présente de graves lacunes dans la maîtrise des savoirs fondamentaux (lecture-écriture-calcul). La tâche est rude, Bertrand n'hésite pourtant pas une seule minute. Il s'empare du dossier [...]. De fil en aiguille, d'investissement en investissement, de partenariat en partenariat, une partie des licenciés parvient à retrouver un emploi. Les autres s'engagent sur la voie de la formation. Après six mois, l'opération est une réussite.» 724 Il va jusqu'au bout de lui-même, jusqu'au but qu'il s'est fixé. «Cette persévérance, il la doit sans doute à sa famille, tout particulièrement à sa mère, elle qui lui disait qu'il était «fait pour être fusillé en gants blancs».»725

Michel prouve à travers ses réalisations, la justesse de ses intuitions, de ses points de vue, démontre son efficacité, sa capacité à apporter des solutions. «Il est également responsable d'une école d'apprentissage [...], il met en pratique un certain nombre de principes qu'il considère comme essentiels [...]. Au terme de deux années, les jeunes parviennent à passer les épreuves du B.E.P.. Ils obtiennent tous leur diplôme, c'est un exploit qui laisse très loin par derrière, le centre de formation des apprentis qui recueille un pourcentage nettement plus modeste : soixante pour cent de reçus.» 726 Quelques années plus tard dans une autre entreprise, il parvient à renverser les tendances. «L'expérimentation se révèle en fin de compte relativement payante. Ainsi, les services généraux connaissent des gains de productivité inattendus. Des hommes et des femmes qui vivaient leur travail sur le mode de la reconnaissance finissent par se responsabiliser. L'encadrement perçoit combien cette procédure est productive et rentable.» 727

Mais Michel ne s'en tient pas seulement là. Lorsque les circonstances l'exigent, qu'il sait avoir raison, il se montre prêt à la confrontation, ainsi lors d'un premier stage. «Sur une journée de travail ce sont désormais vingt trois pièces qui sortent bonnes. Pour atteindre un tel résultat encore fallait-il passer outre, refuser de respecter les règles admises, une fois encore faire preuve d'indiscipline en mettant clairement en évidence que les consignes de la maîtrise ou du chef d'équipe n'étaient nullement justifiées.» 728 Un épisode survenu lors de son service militaire confirme encore ce trait de caractère. «Dans le ciel, un nombre important d'avions de diverses nationalités doivent être guidés par radar et radio [...]. Mais avec une telle activité dans les airs, il est difficile d'identifier les bons éléments. Le commandant qui supervise les opérations [...] pense les avoir décelés. Il informe Michel et lui intime de faire changer le cap de la patrouille. Ce dernier convaincu de l'erreur d'appréciation fait comme s'il n'avait rien entendu. Une telle attitude relève de l'insoumission. Le commandant se précipite vers le véhicule où se trouve le récalcitrant au moment précis où celui-ci vient de repérer les avions qu'il a pour tâche de guider. Ce ne sont pas ceux désignés par son supérieur [...]. 729

Les témoignages de Benoît, Bertrand et Michel expriment une certaine idée des rapports aux autres, de la façon dont ils leur font place, les écoutent, les comprennent.

A travers les Confessions, Augustin cherche aussi à démontrer qu'en toute créature se retrouve un frère, un condisciple dans le Christ et un autre soi-même. Il invite donc chacun à se souvenir de cette dimension pour accueillir, respecter et considérer autrui. Car cette voie est celle qui conduit vers la vraie vie et vers le Christ. Il appelle chacun à aller à la rencontre de l'autre, il veut faire comprendre à tous que l'erreur consiste à rester replié sur soi, sourd aux appels et aux détresses d'autrui. Cette attitude ne peut être que préjudiciable et risque même d'entraîner à la longue toutes sortes d'égarements. Se servir soi, c'est se condamner pour Augustin, c'est se perdre. C'est en se tournant au contraire vers autrui, en s'ouvrant à lui, en se portant à son secours lorsque cela est nécessaire que l'on se trouve et que l'on donne du sens à son existence. Défendre la cause des opprimés, relever l'injustice, rétablir l'égalité et l'équité, faire en sorte que tous aient les mêmes droits et puissent bénéficier d'un traitement équivalent, sans discrimination, ni arrière pensée, voilà quelques-uns uns des motifs qui justifient les prises de position et les combats que mènent ces trois cadres.

Pour Michel cette attitude se retrouve dès l'enfance : «Michel décide de défendre la cause d'un élève victime de la bêtise et de l'incompétence dont savent faire preuve certains enseignants [...]. L'un de ses camarades de fortune qui se prénomme Henri éprouve les pires difficultés dans l'apprentissage de la lecture. Il devient vite le bouc émissaire de la classe [...]. C'en est trop, Michel rejoint les minoritaires de la classe décidés à le protéger. Il ira jusqu'à échanger quelques coups pour disperser la meute hurlante d'élèves qui se rend complice de l'humiliation et de la violence.» 730 Lors de son service militaire il fera en sorte de mettre en place une formation pour les cadres de proximité dont les bénéfices se feront rapidement ressentir, afin que ceux-ci puissent justifier leur position, assurer correctement le travail et les missions qui leur sont dévolues. «Belle démonstration pour quelqu'un qui ne supportait pas de voir ces personnes traitées de couilles molles. Comme il le dit lui-même, je vous assure que si j'avais été armé, il se serait passé quelque chose.» 731

Benoît monte au créneau et n'hésite pas à prendre en main le dossier lorsqu'il estime que les droits des uns sont bafoués par les autres, que les règles ne sont pas respectées et que certains, au mépris de tout scrupule et toute déontologie, sont prêts à étouffer et à écraser les autres. «Benoît est aussi scandalisé par les formes tronquées de capitalisme qui s'orientent vers la spéculation et la fondation de monopole. C'est pourquoi il n'hésite pas à se lancer dans la bataille pour défendre les intérêts des P.M.E. novatrices lorsque ces derniers sont menacés par les grands groupes industriels. Aussi va-t-il prêter main forte au chef d'entreprise d'une boulangerie industrielle produisant du pain biologique lorsque celle-ci est sur le point d'être englobée par les grandes surfaces.» 732 Benoît s'affirme comme quelqu'un de particulièrement attentif à la solidarité. Il se refuse à ce que certains soient laissés de côté, ignorés et méprisés par les autres. Il veut prendre en compte les plus démunis et les plus humbles. «J'éprouve spontanément du respect pour ces gens là car je sais quelque part la souffrance qu'ils endurent en terme de reconnaissance [...] et chaque fois que j'arrive dans une entreprise, je tiens à être au contact de ces personnes [...] non par démagogie mais par respect.» 733 De même : «Cette qualité d'écoute permet ainsi de repérer les souffrances et les blessures de ceux qui furent marginalisés et pour lesquels un effort reste à faire.» 734

Michel et Benoît entretiennent en eux une conception de la justice, de la morale, de la dignité, du respect d'autrui. Ils sont mûs par un certain humanisme et altruisme qui les conduit à s'interposer et à agir dès lors que les situations l'imposent. Ils ne restent pas indifférents, se sentent concernés et se mobilisent. Ils montrent que l'on peut aussi «servir gratuitement», sans attendre de bénéfices, ni de retombées personnelles, au nom de certaines valeurs et idées. Bertrand se présente aux élections municipales en vertu d'un sens du dévouement et de la participation à la vie collective : «Bertrand sait qu'il ne sera pas élu. Il est cependant heureux d'avoir participé à la vie de la cité.» 735 Lorsque, au sein de l'association catholique à laquelle il adhère, la place de président est déclarée vacante, il estime de son devoir de postuler et d'offrir ses services. «La présidence nationale arrive en fin de mandat et doit être renouvelée. Il envisage de poser sa candidature [...]. Il se rend en congrès national.» 736

Bertrand, Benoît et Michel apparaissent comme des personnalités sur lesquelles il est possible de s'appuyer, de compter, que l'on peut solliciter et suscitent ainsi l'estime de la part d'autrui. «Michel décide de partir. A cette occasion petite satisfaction, les principaux syndicats manifestent individuellement leur regret de voir un interlocuteur qu'ils apprécient les quitter.» 737 De même :»La famille confie à Bertrand le soin de reprendre ces documents, de les classer et d'imaginer ce qu'il serait possible d'en faire. C'est dire combien il joue un rôle central au sein de la tribu.» 738 Et plus loin encore : [...] «Lorsqu'il se présente aux élections sous l'étiquette législative, il prend la précaution d'en avertir au préalable son beau-père. Celui-ci réagira avec hauteur et dignité, je ne voterai pas pour vous mais je respecte votre démarche. Par un certain côté des choses j'ai beaucoup d'estime pour ce que vous faites, même si je ne cautionne pas un seul instant vos idées.» 739

Benoît, Bertrand et Michel cherchent à préserver leur liberté, ne se veulent pas comme l'homme d'un système de pensée unique et d'une seule fonction. Ils désirent garder leur liberté de pensée, d'initiative, d'action et leur libre arbitre. Ils ne veulent pas être prisonniers d'un milieu, enfermés dans un rôle. Ils entendent rester eux-mêmes quels que soient les événements et les circonstances.

Lorsqu'il incite les hommes à se convertir, à se retrouver dans le Christ, Augustin fait aussi appel à leur libre décision et arbitre. Chaque être humain dirige sa propre vie comme il l'entend, prend les décisions qu'il considère comme les plus appropriées par rapport à chaque situation, agit conformément à ses idées. Chaque personne se trouve au bout du compte responsable des choix et des orientations de son existence. Car la liberté dont dispose l'homme ne doit pas être gaspillée mais au contraire générer une lucidité et une perspicacité accrues. Augustin découvre la liberté comme libre disposition de soi, de ses décisions, de ses comportements et souligne qu'elle ne saurait se départir de la notion de responsabilité, ni même de la lucidité, car il n'y pas de liberté sans choix. Celle-ci renvoie l'homme à lui-même, à ce qu'il est et à ce qu'il veut faire de son existence. A travers les Confessions Augustin expose les principaux faits de son existence, depuis le départ de la maison familiale jusqu'à sa rencontre avec le Christ, et sa conversion finale. Il montre qu'il a été à l'origine des choix de son existence, de ses erreurs comme de son ralliement au Christ. En aucun cas, il n'a laissé quelqu'un d'autre décider pour lui. Il a disposé de sa pleine et entière liberté.

Dès l'adolescence, Benoît marque son désir d'être lui-même et cherche à préserver son espace personnel. «A chaque fois que je passais une classe, mon père exigeait que je travaille plus longtemps le soir... alors sans doute par rébellion et pour respirer un peu, j'ai fait l'école buissonnière en 5è....» 740 Parvenu à l'âge de dix huit ans, il revendique sa pleine indépendance et sa totale autonomie. Il est prêt à présider à sa propre destinée. «Il décide lui aussi de voler de ses propres ailes. En même temps, il se refuse à prendre le risque de l'enfermement. Il ne veut en aucun cas être dépendant d'une institution qui pourrait lui garantir une certaine sécurité.» 741

Plutôt que de se soumettre et de se plier à certaines contraintes, Benoît préfère s'accommoder et faire siennes les conditions qui accompagnent l'exercice d'une totale liberté : «Or cette solitude est probablement le prix que Benoît a dû payer pour étancher sa soif de liberté comme il le dit lui-même. Dès que je pressens la moindre menace pesant sur ma liberté, je lève immédiatement la tente.» 742 Il se comporte de la même façon tout au long de sa carrière professionnelle. «Il éprouve secrètement le sentiment d'échapper ainsi à un piège : celui d'être emprisonné dans un espace social et un rôle professionnel rendant à terme toute initiative et prise de risques quasiment impossibles.» 743

Bertrand tout comme Benoît, manifeste cette nécessité ne pas être encadré de toute part, réduit à fonctionner dans un espace clos, un système où tout a été prévu. Il a besoin pour être lui-même de pouvoir donner libre cours à ses potentialités. «Il étouffe dans une organisation pyramidale au sein de laquelle il ne peut faire fructifier ses intuitions ou ses convictions.» 744 Il n'accepte pas non plus de rentrer dans un groupe et de se soumettre. «Les membres du parti communiste présents lors de ces rencontres demandent à Bertrand de devenir l'un des leurs en participant aux travaux de la municipalité qu'ils dirigent. Ce n'est pas l'homme de l'organisation pyramidale, il ne sera pas celui de l'embrigadement politique. Il refuse.» 745

Benoît et Bertrand veillent à rester maîtres de leurs décisions et actes, à ne pas se laisser imposer des choix, et dicter des conduites, Michel agit de même. «A trois reprises le capitaine exercera des pressions pour que la plupart des candidats soient reçus. Il se heurte à une résistance polie mais résolue. Michel connaît trop ces situations délicates dans lesquelles les cadres dits de proximité ne sachant se faire comprendre sont la risée de leurs hommes. Il est par conséquent hors de question d'être complice d'un tel marché de dupes.» 746 Michel prend du recul et exerce son jugement. Il ne se laisse pas influencer et anticipe les conséquences de ses actes présents. C'est là sa grande force et sa liberté. «Cette prédisposition à la «désobéissance intelligente», issue d'un héritage culturel bien particulier permet de comprendre pourquoi Michel lors d'une grande manœuvre refuse d'obtempérer à un ordre sans fondement.» 747

Benoît, Bertrand et Michel sont habités par un idéal. Ils adhèrent à des valeurs, sont mûs par des convictions. A travers leur travail et leur action, au sein de l'entreprise, où ils exercent leurs fonctions, ils essaient de faire passer un message, de contribuer à l'ouverture des esprits.

Augustin dans les Confessions donne l'exemple d'une vie tout entière éclairée par un idéal : sa foi chrétienne. C'est en fonction de cette adhésion qu'Augustin donne sens à son existence et l'oriente. Il entend célébrer la présence et l'action de Dieu au cœur de sa vie et le choix qui est le sien. Pour avoir jadis erré loin de la «vraie voie et de la vraie vie», Augustin s'attache à celle-ci de la façon la plus étroite possible. Il s'est rallié à la cause du Seigneur et depuis lors cherche à le servir. Il a souscrit au principe divin, placé pour toujours son espoir et sa raison en Dieu, port et refuge assuré. Augustin fait état d'un projet de vie : vivre la vérité sous le regard de Dieu et témoigner en sa faveur. Il restitue l'image d'une foi totalement vécue et d'une appréhension du divin. Augustin agit en fonction des valeurs chrétiennes qui l'habitent; celles-ci orientent ses actions et contribuent à lui donner ce sentiment d'avoir une mission à remplir auprès de ses frères : leur faire prendre conscience de leur destination et de la nécessité de retrouver le Christ.

Benoît, Bertrand et Michel refusent les idées toutes faites, les classements opérés de manière définitive, les oppositions déclarées. Ils affrontent la vie à la lueur de leurs croyances et leurs idées. Celles-ci leur donnent la force de lutter, d'entreprendre, de convaincre. Leur quête s'inscrit dans une démarche qui allie charisme, humanisme et spiritualité. Ces exigences sont toujours présentes et figurent au premier rang de leurs préoccupations quel que soit leur travail et les objectifs économiques qui s'y trouvent rattachés.

Bertrand ne s'est-il pas battu jusqu'au bout pour éviter à des hommes et des femmes de se retrouver face au chômage et à la précarité, au nom du service aux autres, du respect de chaque personne, du partage et de l'intégration ?

Benoît n'a-t-il pas eu à cœur de sauver La Cigale, ne s'est-il pas senti impliqué et concerné plus que quiconque dans la reprise de ce groupe ? N'était-ce pas là aussi à la faveur d'une mission qui lui semblait tout particulièrement dévolue et pour lequel il se sentait mandaté ? Pourquoi se mobiliser pour une opération d'une telle ampleur, comportant autant de risques, si ce n'est au nom de principes tels, que la prise en considération des personnes, de leur dignité, la valeur des savoirs et compétences et la notion de progrès social ?

Michel n'a-t-il pas cherché coûte que coûte à œuvrer et à proposer des solutions pour permettre aux cadres de proximité de l'armée comme aux jeunes de BEP en difficulté de s'en sortir, de pouvoir être respectés et considérés ? Là encore, ce fut bien au nom de convictions personnelles car il faut être mû par ce quelque chose de plus qui fait tout pour s'investir personnellement dans de telles entreprises. «Il faut sortir des sentiers battus, ne pas être prisonnier de ses premières impressions qui ne sont souvent que des à priori trompeurs.» 748

Michel résume ainsi tout un état d'esprit. Comme Bertrand et Benoît, il milite pour une pensée transversale, au-delà des frontières établies et des affirmations partisanes. Celle-ci prône l'association, la coopération, la mise en commun, source de richesse et de progrès pour tous. Car travailler dans une entreprise, c'est certes s'efforcer de réaliser des profits économiques, produire du capital, savoir concurrencer et battre les autres sur le terrain (et en cela Benoît, Bertrand et Michel ont fait leurs preuves) mais non pas seulement ! C'est aussi prendre en considération des objectifs humains et sociaux, permettre à tous de s'insérer, de trouver une place dans la société, et être animé par des priorités autres que spécifiquement économiques, comme celles qui consistent à faire avancer une région, à faire travailler ensemble des hommes et des femmes, à préserver des savoirs artisanaux ou encore à rapprocher des instances différentes qui s'ignorent (par exemple en raison d'appartenance politique différente) pour contribuer au développement local et régional.

La démarche de Benoît, Bertrand et Michel s'effectue donc à la faveur de ces idées et de ces principes qui les guident dans leur vie. «Entreprendre, risquer, solliciter les talents, favoriser les synergies, avoir l'esprit d'œuvre.» 749 Benoît croit en la force mobilisatrice des hommes en leur union et pense que celle-ci se révèle déterminante et capitale pour faire marcher une entreprise. «Mais il sait d'expérience que la réussite dépend des hommes et des femmes qui participent à la construction d'un projet d'entreprise innovant, vivifiant et dynamisant pour les acteurs. C'est sa conviction.» 750

Pour Benoît, Michel et Bertrand capitalisme et humanisme ne s'opposent pas mais doivent au contraire faire l'objet d'une coopération réfléchie et intelligente. Ces trois responsables s'efforcent de mettre en œuvre cette pensée. Michel cherche à travailler dans des entreprises qui affichent conjointement impératifs économiques et préoccupations sociales. «Lambert Packaging, quant à elle jouit d'une solide renommée. La direction générale tente d'associer deux impératifs qui ne sont pas contradictoires : rigueur économique d'un côté et humanisme de l'autre.» 751 Il donne la priorité à la formation et en fait son objectif principal. «Mais alors d'où vient cette ardente foi de pédagogue et de formateur.» 752

Benoît affiche clairement son point de vue. «Et si Benoît vente les vertus du capitalisme, ce sont celles de l'investissement au profit des hommes et des territoires.» 753 Benoît s'inscrit et se pense dans un sens qui se veut comme l'accomplissement de sa pensée et de la passion qui l'anime, ses motifs relèvent de la croyance en l'homme, de la volonté de faire et de réaliser. «Pour faire fructifier une telle dimension sans doute faut-il avoir acquis une capacité, celle de transmettre une passion.» 754 Benoît ne se livre pas à de seuls calculs financiers, ne s'en tient pas à de seuls bilans comptables. Il va plus loin. «Abandonner les certitudes pas trop objectivantes, faire confiance, entreprendre malgré tout, récuser l'idéologie des renoncements tels sont les principes qui président à la mise en œuvre d'un tel projet.» 755

Benoît veut promouvoir une autre façon de penser et de gérer. Il tient compte de la particularité d'une région, de la nécessité de préserver des savoirs face à une modernisation accrue. Il veut permettre à des hommes et des femmes de continuer à mettre en œuvre des compétences qui confèrent intérêt et sens au travail. «Il s'agit pour créer une nouvelle dynamique compétitive de revaloriser des métiers, des savoirs faire rendus obsolètes par la mécanisation liée à la baisse tendancielle des prix (globalisation). Toutes ces données sont à mille lieux des critères objectifs brandis par les managers.» 756

Bertrand se place dans une optique de projet. Il veut insuffler un élan porteur à l'équipe qui travaille avec lui, mobiliser tous ses membres autour d'une même cause. Il croit en l'établissement d'un projet capable de réunir et de cristalliser les énergies et les volontés. «Il se préoccupe d'abord et avant tout de la question du sens qui anime une entreprise ou une collectivité territoriale [...] ce qui importe, c'est de mobiliser les acteurs autour d'un dessein, d'une idée, d'un idéal qui ne peuvent être enfermés dans une équation si savante soit-elle.» 757 Il veut établir des passerelles entre les institutions. «Il est pourtant essentiel que des instances différentes apprennent à travailler ensemble. Université technologique, centres de recherche, entreprises locales pourraient en associant leur force cristalliser leur énergie autour d'un projet de développement qui contribuerait à l'enrichissement des uns et des autres.» 758

Bertrand veut déboucher sur une coopération des acteurs politiques et sociaux d'une même région pour en favoriser l'expansion économique et générer la création d'emplois. Il apparaît comme l'homme qui dépasse les clivages, qui va plus loin. Il a la force de ceux qui croient en leur intuition. «Pour Bertrand ces deux mondes traditionnellement opposés peuvent se comprendre et apprendre l'un et l'autre. C'est à cette occasion qu'il conçoit son rôle de passeur. Il essaie autant que faire se peut de rendre les frontières moins hermétiques.» 759 Bertrand porte en lui une théorie qu'il veut faire fructifier et appliquer. Il centre ses actions et ses efforts dans cette direction, cherche à prouver la pertinence de son raisonnement. «Pour lui, le développement, c'est non seulement l'aménagement mais aussi l'animation politique d'un territoire.» 760 Il va donc tout faire en ce sens.

Bertrand se veut comme une sorte de médiateur. Il se préoccupe de rapprocher les points de vue, de surmonter les divergences. Il tente de montrer l'intérêt d'un dialogue pour les uns comme pour les autres, les apports respectifs qui peuvent s'en suivre (ici pour les membres du parti socialiste et les cadres de l'entreprise). «Il défend la bannière de l'entreprise auprès de ses camarades militants. Il récuse des dichotomies qui interdisent de penser et qui entretiennent des clivages où seraient classés d'un côté les purs, de l'autre les impurs.» 761

Les idées de Benoît, Bertrand et Michel résultent aussi d'un parcours, d'une formation philosophique et religieuse. Car ces hommes ont lu, ont été marqués par certains auteurs dont ils ont médité la pensée, par certaines rencontres qui les ont durablement influencés. C'est à la lueur de ces différentes empreintes qu'ils ont progressivement forgé leur système de pensée et de référence.

Benoît s'est construit et a établi son mode de pensée à travers l'élection de certains philosophes, l'écoute de ses professeurs d'Université, et les liens qu'il a établis avec le père mariste qui l'a hébergé au sortir du bac. «Il en fut probablement ainsi de certains enseignants comme Deleuze ou Madinier qui exercèrent une influence décisive sur le parcours intellectuel et spirituel de Benoît sans parler d'auteurs comme Teilhard de Chardin, Bergson, Mounier ou Lacroix.» 762 Sa réflexion s'est constituée au gré de son cheminement : «Cette formation philosophique fut pour lui l'occasion de privilégier nombre de questions essentielles. Car la lecture de cet itinéraire montre en définitive que son intérêt pour l'entreprise et l'économie ne supplante pas l'impérieuse nécessité de respecter la dignité de l'homme.» 763

Benoît a bâti peu à peu ses convictions et dégagé des principes de vie. «Il souscrit à cette pensée d'Emmanuel Kant : ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par la suite n'admet pas d'équivalent, c'est ce qui a une dignité.» 764 Ses positions, son style de conduite sont issus de ses apprentissages successifs, de ses découvertes et de la réflexion personnelle qu'il a entreprise au fur et à mesure du temps. «Ce goût pour la vie, il le doit probablement à des hommes qui ont joué d'une manière ou d'une autre, un rôle crucial dans son existence à commencer par ce père mariste [...].[...] Pour lui ce religieux est devenu un maître. Mais il fut probablement beaucoup plus que cela. Probablement un mentor qui par ses qualités d'écoute, a su transmettre auprès de son protégé, et non de son élève, une manière d'être au monde et de concevoir la vie.» 765 Benoît s'affirme aussi comme un homme qui possède de fortes convictions religieuses, qui s'y réfère et s'y reporte lors des moments importants de sa vie. «Conscient de l'enjeu que revêt un tel choix, il se rend huit jours dans une trappe pour méditer [...].» 766

Michel tout comme Bertrand reste imprégné des cours suivis pendant ses études supérieures et particulièrement de la pensée de certains professeurs. «Les cours de Jean Fourastié l'ont marqué. Une citation du célèbre économiste qui pourrait s'appliquer aussi bien à l'échelle de l'entreprise résume assez bien les opinions de Michel : un pays sous développé est un pays sous instruit» 767 Michel a fait sienne cette pensée et souscrit à la formation comme école de pensée et de dignité. «[...] Il adopte un principe qui ne le quittera plus : la formation, c'est d'abord et avant tout une école de la dignité.» 768 C'est en vertu de ces différents apports et de la somme de ses expériences que Michel a acquis sa façon de penser.

Bertrand de son côté a beaucoup réfléchi et adopté certains auteurs pendant son isolement forcé en sanatorium: «Il découvre ainsi l'œuvre autobiographique de Raïssa Maritain. Plusieurs fois durant cette période, il va parcourir cet ouvrage offert par sa fiancée [...]. Bertrand a «religieusement» conservé cet ouvrage : il fut un précieux compagnon de route à une période douloureuse de son histoire.» 769 Il porte en lui les valeurs transmises par sa mère et s'efforce au jour le jour de mettre en pratique ses préceptes quels que soient les obstacles dressés sur son chemin. «[...] Elle (sa mère) va jouer un rôle prépondérant auprès de ses enfants. C'est elle qui va leur transmettre des valeurs auxquelles il adhère toute sa vie : le service aux autres, l'idéal à défendre.» 770

Au-delà d'une dimension proprement religieuse, ces témoignages expriment une manière d'être au monde, en harmonie avec ses prochains, un altruisme, une idée du don de soi, et de la recherche de la sagesse. Ils font état de cette question fondamentale du sens de l'existence et de ses données. Benoît, Bertrand et Michel se préoccupent de leur destinée, de la manière dont on peut s'accomplir, dépasser ses égoïsmes et le cadre étroit de sa propre personne. Ces hommes portent en eux une foi qui les fait avancer, qui soutient leurs actes et une croyance profonde en l'homme.

Il est donc possible d'esquisser des liens avec la démarche d'Augustin. Les différents concepts étudiés ici, apparaissent comme autant de jalons et de points d'inflexions qui nous font rejoindre Augustin, dans un autre contexte et revenir vers lui, à travers la dimension de la transcendance dans le récit autobiographique.

Notes
691.

J.Y. ROBIN, Biographie professionnelle et formation : quand des responsables se racontent, l'Harmattan, 2001, p. 37, Défi-formation

692.

Ibid., p. 40

693.

Ibid., p. 49 (Bertrand voulait intégrer St Cyr)

694.

Ibid., p. 50

695.

Ibid., p. 51

696.

Id.

697.

Ibid., p. 68

698.

Ibid., p. 37

699.

Ibid., p. 85 (il s'agit ici de mai 68)

700.

Ibid., p. 67

701.

Ibid., p.69

702.

Id.

703.

Ibid., p. 29

704.

Ibid., p. 32

705.

Ibid., p. 33

706.

Ibid., p. 50

707.

Ibid., p. 51

708.

Ibid., p. 79

709.

Ibid., p. 89

710.

Ibid., p. 93

711.

Ibid., p. 68

712.

Ibid., p. 79 (Il s'agit ici du peloton des officiers gradés)

713.

Ibid., p. 97

714.

Ibid., p. 30

715.

Ibid., p. 85

716.

Ibid., p. 58

717.

Ibid., p. 57

718.

Ibid., p. 59

719.

Ibid., p. 30

720.

Ibid., p. 33

721.

Ibid., p. 33

722.

Ibid., p. 59

723.

Ibid., p. 66

724.

Ibid., p. 60

725.

Ibid., p. 68

726.

Ibid., p. 86

727.

Ibid., p. 88

728.

Ibid., p. 82

729.

Ibid., p. 80

730.

Ibid., pp. 74-75

731.

Ibid., p. 79

732.

Ibid., p. 38

733.

Ibid., p. 28

734.

Ibid., p. 42

735.

Ibid., p. 59

736.

Id.

737.

Ibid., p. 86

738.

Ibid., p. 48

739.

Ibid., p. 52

740.

Ibid., p. 27

741.

Ibid., p. 43

742.

Ibid., p. 35

743.

Ibid., p. 30

744.

Ibid., p. 55

745.

Ibid., p. 57

746.

Ibid., p. 79

747.

Ibid., p. 80

748.

Ibid., p. 73

749.

Ibid., p. 25

750.

Ibid., p. 34

751.

Ibid., p. 89

752.

Ibid., p. 73

753.

Ibid., p. 42

754.

Id.

755.

Ibid., p. 34

756.

Id.

757.

Ibid., p. 69

758.

Ibid., p. 64

759.

Ibid., p. 58

760.

Ibid., p. 64

761.

Ibid., p. 58

762.

Ibid., p.41

763.

Ibid., p. 41

764.

Id.

765.

Id.

766.

Ibid., p. 27

767.

Ibid., p. 83

768.

Ibid., p. 80

769.

Ibid., p. 51

770.

Ibid., p. 47