III – LORSQUE LE SUJET SE RACONTE

L es témoignages de Benoît, Bertrand et Michel constituent une réappropriation et une reprise de leur histoire et s’éclairent à travers la dimension d’interprétation. Celle-ci se décline à travers un certain nombre de concepts que nous avons mis en exergue : l’interprétation, le retour sur soi, l’égocentration, la justification, l’accomplissement de soi, le choix des événements et la notion de liberté.

Benoît, Bertrand et Michel profitent de ce rendez-vous autobiographique pour se livrer à une analyse des différents faits et événements et nous en donner leur interprétation. Ils remettent en ordre leur vie, s'efforcent de suivre leur cheminement et leur évolution, situent les événements importants et essayent de cerner comment ils ont peu à peu constitué leur manière de penser, de voir, de juger, de se positionner.

Rousseau dans les Confessions se livre à une expérience similaire. Il tente au même titre de se comprendre en examinant les divers événements de sa vie, en s'arrêtant plus particulièrement à ceux qui ont contribué à lui donner une certaine forme de pensée, de jugement. Il s'interroge vis-à-vis de lui-même, de son parcours, de sa façon de fonctionner, de se comporter et esquisse une explication au fil des pages. A travers les développements qu'il livre, s'esquisse une interprétation, interprétation d'une vie, interprétation d'un homme et plus encore d'un soi propre, confronté à la turbulence de l'existence et ainsi en est-il pour Benoît, Bertrand et Michel.

Benoît réalise pleinement l’importance de l’aide apportée par le père mariste (qui l’a hébergé et conseillé au sortir de chez ses parents) après sa rupture familiale. Celle-ci fut décisive pour lui. «Le soutien de cette communauté éducative va lui permettre d'affronter les premières bourrasques de son itinéraire professionnel.» 771 Car Benoît se retrouve manutentionnaire. «Voyage au bout de l'enfer ? Certes pas mais sérieuse transition culturelle. Car ce jeune homme doit désormais subvenir à ses besoins. Il en est réduit à accepter un poste de manutentionnaire à la gare de Nyol.» 772 Il découvre le monde ouvrier, le travail à la chaîne et les implications d'un tel système. «Il devient ouvrier, à la chaîne, fonctionnaire de l'entreprise taylorienne […] Se taire, respecter les cadences, rester à son poste, ne formuler aucune proposition, ne pas s'opposer au pouvoir de l'ingénieur ou de la maîtrise même si l'on sait avoir raison telles sont les règles […].[…] La discipline qui règne dans une telle entreprise rend caduque une éventuelle participation et ne favorise pas l'émergence d'une culture de l'initiative.» 773

Avec le recul des années, il mesure l'importance et la variété de ses expériences dans le champ de l'entreprise et combien celles-ci furent précieuses pour se présenter au concours interne de l'E.N.A.. «Remplir des fonctions diversifiées, c'est sans doute l'une des chances de sa vie. Il ne le sait pas encore mais il va le découvrir.»774 Son passage à l'E.N.A. lui permet de mesurer la distance qui sépare les jeunes premiers tout à la théorie et leurs aînés déjà aguerris par l'expérience professionnelle. «Ceci montre bien que le temple de l'élitisme français n'avait pas anticipé les conséquences de cette rénovation «d'autant plus qu'ils avaient tout mis en œuvre pour que les forces économiques du marché n'aient pas accès à cette formation.» 775 Benoît prend également conscience de sa double appartenance (à la grande administration comme au monde de l'entreprise) qui fait de lui un sujet à part ne rentrant dans aucun cadre prédéterminé. «Or Benoît appartient à cette catégorie de sujets ayant parcouru les reliefs de deux cultures qui, dans notre société, se saluent mais ne se parlent guère.» 776 .

Bertrand avec le recul des années se saisit de l'impact de sa tuberculose, des retombées, et des conséquences de celle-ci, de la façon dont il s'est ressaisi et a construit sa vie. «En conséquence, considérer sa tuberculose comme d'une des grandes fractures de son existence, ce serait n'offrir qu'une représentation partielle et pessimiste de ce qui ne fut somme toute qu'un incident de parcours.» 777 Il se rend compte de ses erreurs en début de carrière et notamment de ce que son attitude pouvait inspirer à ses supérieurs hiérarchiques. «Bertrand commence par comprendre la leçon. Il sait que pour avancer, être créatif, il est difficile de ne prendre aucun risque. Mais il pressent qu'il est périlleux de négliger trop la hiérarchie. En fait, il a besoin d'être encadré pour donner le meilleur de lui-même, c'est ce qu'il va apprendre à ses dépens.» 778 Il fait peu à peu le tour de lui-même, de ses potentialités et cerne ses limites. «Il comprend qu'il a besoin pour travailler d'être en contact avec ceux qui sont en quelque sorte aux antipodes de ce qu'il est. Il lui faut un patron auquel il puisse s'adosser. Il ne peut se passer de la présence d'un chef qui endosse la responsabilité politique des choix stratégiques. Bertrand peut être l'un des concepteurs mais ne sera jamais un décideur.» 779 Plus loin encore : «Les questions d'intendance ne l'intéressent pas, l'horizon d'un dessein soulève son enthousiasme.» 780

Bertrand mesure également combien ses premières années passées en région parisienne l'ont marqué et ont durablement influencé sa formation comme sa manière de penser. « Habiter la région parisienne, vivre les événements mai soixante-huit, c'est découvrir une culture, des hommes et des femmes engagés dans des associations de quartier, des partis politiques, des actions syndicales… c'est également briser des idées préconçues qui aveuglent plus qu'elles ne libèrent. De cette période, Bertrand dira qu'elle fut à l'origine d'un apprentissage politique et idéologique.» 781

Il réalise également que c'est au cours de ses combats les plus durs qu'il a pu se forger les amitiés les plus fortes. « Au cours de ses engagements tel le petit soldat défendant une cause, il n'a esquivé aucun débat, aucune rencontre, aucune polémique. C'est probablement à la faveur de ce militantisme qu'il s'est forgé les plus belles amitiés de son existence auprès d'un certain nombre de militants. « 782 Il acquiert progressivement une conviction au gré des années et de ses expériences de développement local. « L'avenir appartient à ceux qui font parti de ce territoire : les élus, les chefs d'entreprise, les acteurs syndicaux, sociaux… le salut viendra d'eux encore faut-ils qu'ils en soient convaincus […]» 783

Michel ne peut manquer de faire le lien entre ses expériences scolaires sa découverte du fonctionnement de cette institution, ses souvenirs avec son jeune demi-frère et son orientation vers la formation. «Ces premières expériences vont sans doute sceller définitivement son destin […] elles jouent un rôle décisif et nourriront son intérêt pour la question touchant de près ou de loin la formation des hommes. « 784 Michel mûrit son raisonnement à la lueur de ses différents stages et de la réflexion que ceux-ci lui inspirent. « Il effectue durant six mois une activité d'ouvrier dans les différents secteurs de la production : usinage, montage, mise au point de matériels électromécaniques et électroniques où il se conforte dans l'idée que le travail manuel repose sur de solides bases théoriques et expérientielles.» 785

Michel, Benoît et Bertrand effectuent un retour sur eux-mêmes et sur les épisodes de leur vie, déroulent en quelque sorte le fil. Ils revoient leurs premières années, revivent leur enfance et le cadre familial, replongent dans leur scolarité. Le retour sur le passé permet de se ressaisir des différentes données de son histoire, de reprendre possession des différents pans de sa vie et correspond à une réappropriation. Il met en lumière l'importance de la période de l'enfance et de l'adolescence, pour la composition et la structure de la personnalité et esquisse les penchants et tendances d'un caractère, les inclinaisons et orientations à partir à partir desquelles peut se construire une vie et s'élaborer un destin.

Rousseau dans les Confessions insiste sur l'importance de l'enfance et de l'adolescence et nous montre comment celles-ci s'avèrent déterminantes pour la suite, à partir de son propre exemple. Dans le cas de Benoît, Bertrand et Michel, bien des éléments clés se manifestent dès l'enfance et l'adolescence : pour Benoît le goût de la liberté et le sens des responsabilités, pour Bertrand cet intérêt qui le porte vers la communication et le journalisme et pour Michel ce respect du savoir-faire et cette importance vitale accordée à la formation. Rousseau prend plaisir à effectuer des retours en arrière et à s'attarder sur certains moments de son existence qui se sont révélés importants pour lui. Benoît, Bertrand et Michel font de même, se livrent à la réminiscence et à l'évocation et se retrouvent.

Benoît, est issu d'une famille nombreuse qui prône les vertus de l'ordre, du travail, du mérite et reçoit une éducation sévère. «Ce n'est certes pas la caserne. L'ordre et le travail sont cependant de rigueur.» 786 Il assume très tôt des responsabilités et se trouve fortement impliqué dans la marche de la maison. «Son père officier de marine de par ses fonctions est régulièrement absent. Dans ce contexte, il devient progressivement l'homme de la maison.» 787 Il s'entend mal avec son père (qui a déjà prédit son échec au bac, se refuse à tout financement d'études) et prend la décision de partir de sa famille. «Benoît est reçu. Dès lors, il considère avoir rempli son contrat. Il décide de quitter le domicile familial pour voler de ses propres ailes. 788

Bertrand suit sa scolarité sans grand enthousiasme et se distingue plutôt par sa participation et son investissement au niveau du journal de l'école. «Jusqu'en terminale Bertrand mène sa scolarité sans grandes difficultés. Ce n'est pourtant pas un parcours frappé du sceau de l'excellence. A l'exception de la géométrie dans l'espace, du sport et de l'histoire, il délaisse les autres disciplines. Il préfère investir dans des activités connexes comme celle qui consiste à rédiger un petit article dans «le canard» de son établissement. Il y défend les couleurs de l'empire colonial. Rien d'étonnant alors à ce qu'il soit naturellement désigné pour porter le drapeau tricolore au cours des manifestations officielles. La rampe de lancement est désormais construite. Il ne lui reste plus qu'à embarquer. Il sera officier.» 789

Michel, de son côté, prend plaisir à se remémorer ses premières années passées en Alsace, l'ambiance de l'atelier de menuiserie-ébénisterie de son grand-père et l'école maternelle du village. «C'est en Lorraine auprès de ses grands-parents qu'il va passer une grande partie de son enfance. Son grand-père est menuiser-ébéniste. Michel garde le souvenir des heures passées dans l'atelier à regarder son aïeul qui lui fabriquait parfois des jouets.» 790 Et encore : «C'est pourquoi sa grand-mère qui veut canaliser l'énergie de son petit-fils l'inscrit à l'école maternelle. Il en garde un excellent souvenir.» 791 Il vit mal son installation à Paris, de retour chez ses parents et ses débuts au collège. «A l'époque l'entrée au collège est prononcée à la suite d'un concours, c'est l'échec. Heureusement on arrive à l'inscrire au cours complémentaire et au fil des ans, Michel parvient à combler son handicap en orthographe principalement et réussit l'examen de passage.» 792 Il rattrape peu à peu son retard et s'achemine vers le bac. «Depuis son retour en région parisienne, Michel a finalement retrouvé ses marques. Il obtient désormais des résultats scolaires honorables. Au sortir du collège, il choisit d'intégrer l'école Diderot pour y préparer le baccalauréat. «Maths et Technique». Son diplôme en poche, il poursuit sa formation dans le même établissement [...].» 793 A ce moment succède ensuite celui de l'orientation professionnelle et des premiers choix. «[...] Il préfère privilégier le conservatoire [...]. Deux raisons sont à l'origine d'un tel choix : le désir de s'insérer rapidement dans la vie active pour bénéficier d'une indépendance financière qui lui manque, ensuite l'exemple du père de l'un de ses plus fidèles amis [...].»794

Benoît se souvient de l'été où il a fait connaissance de sa femme, de son installation dans son premier poste. «Puis, vient le temps des rencontres. Au cours d'un été, moniteur d'une colonie de vacances, il fait la connaissance de sa future femme qui remplit elle-même une fonction similaire dans un établissement voisin. Il la rejoint à Bardeau pour finir ses études et passe un concours administratif afin d'exercer une responsabilité au sein d'une préfecture.» 795

Michel se retourne sur ses toutes premières expériences professionnelles et ses premières impressions. «Michel intègre le groupe Schieffer. Il travaille avec d'autres camarades sur le projet et l'étude de la première pile atomique industrielle. Avec deux de ses collègues du même âge, ils sont expédiés aux étages supérieurs. Il garde le souvenir d'une équipe plutôt livrée à elle-même [...]. Il se rappelle qu'ils devaient traiter des questions que personne n'avaient eues à résoudre avant eux.» 796

Bertrand fait de même : «Dans un premier temps «rédacteur-correspondancier» sa tâche consiste à répondre au courrier. Il a également pour mission d'adresser aux clients potentiels un certain nombre de propositions commerciales. Mais à vrai dire ce travail ne le passionne pas.» 797 Il revient sur ses déconvenues. «Au cours de son séjour dans la région lilloise, il fait la connaissance d'une P.M.E. [...]. Le patron est un fou de la vente, un intuitif. Bertrand est séduit, il quitte son poste pour rejoindre cette nouvelle société. Très vite, il découvre que son manager est bordélique. Ses intuitions sont certes géniales mais il ne les concrétise jamais.»798

Bertrand, Benoît et Michel se forment au fur et à mesure de leur pratique professionnelle et en viennent à discerner ce qui les attire plus spécifiquement au niveau de leur domaine d'exercice respectif, ce pour lequel ils se sentent plus particulièrement faits. «Nous sommes au début des années soixante-dix, la révolution culturelle de mai en est encore à ses balbutiements. Durant cette période, Bertrand en profite également pour découvrir un secteur qui va le passionner : les relations publiques. On lui confie également la rédaction d'une revue le Marbre pour laquelle il va investir sans compter. Cependant, ce n'est pas sans mal [...].[...]Il donnera progressivement à cette revue une connotation architecturale et urbanistique. Ce sont les premiers signes d'une passion celle pour le développement et l'aménagement du territoire.» 799 Et pour Michel, «ce changement lui permet de retrouver autonomie et liberté d'initiative [...]. C'est dans cette perspective qu'il [Michel] va s'attacher à mettre en application ses conceptions en matière de formation.» 800

Au fur et à mesure de leurs parcours professionnels, Benoît, Bertrand et Michel imposent une certaine façon de faire, un style qui leur appartient, apprennent à faire reconnaître leurs compétences et à faire face aux difficultés. «Après quelques années de fructueuses collaborations avec Luc, celui-ci est nommé directeur commercial de la société. Bertrand est invité à prendre la direction de l'agence [...]. Son style de commandement est aux antipodes de ce qui est habituellement pratiqué. Ainsi, plutôt que de choisir lui-même un camion, il préfère envoyer le chauffeur qui donnera son avis. Ces pratiques participatives, ce souci de la solidarité ont de quoi surprendre les employés.» 801 Bertrand devient aussi le spécialiste du développement régional. «C'est à cette période qu'il est sollicité par le député-maire de Calmar qui souhaite le rencontrer au plus vite. Il veut lui confier la responsabilité d'un comité chargé de gérer le bassin d'emploi d'un territoire regroupant plusieurs communes. Il signifie clairement à Bertrand qu'il a déjà fait son choix. Le préfet du département a su convaincre le premier magistrat de la ville que Bertrand était l'homme de la situation.» 802

Benoît évoque cette première entreprise où il a fait ses armes. «La Mission qu'il se voit confier est délicate. Etablir un diagnostic de la situation dans laquelle se trouve l'établissement. Le salaire proposé est dérisoire [...]. Pendant six mois, il arpente tous les ateliers et tous les services de l'entreprise. Il n'hésite pas à participer aux activités simples. Rien de tel pour connaître de l'intérieur le moral des troupes. Au terme de ce parcours, il remet au patron un rapport de quatre cents pages. Ensemble ils vont discuter dans le détail. Résultat de l'opération, Benoît devient numéro trois de la société. C'est ici qu'il apprendra son métier de dirigeant.» 803

La démarche autobiographique permet à Benoît, Bertrand et Michel de s'examiner, de pratiquer une sorte d'égocentration, de se livrer à une exploration intime de leur moi, dans tous ses retranchements, de faire une sorte de point sur eux-mêmes, sur ce qu'ils ont traversé et subi et sur ce qu'ils peuvent s'imputer.

Rousseau dans les Confessions, offre l'exemple, à un degré bien supérieur, d'un moi qui se contemple, s'ausculte, analyse ses états, ses sentiments et les passe à la loupe. Il s'agit bien de se connaître, d'appréhender la diversité de ses réactions, de parvenir à approcher au plus près cette extrême intériorité et ces replis profonds de l'âme qui expriment l'essence de l'être, ce dont il se compose et ce qu'il est essentiellement. Pour l'écrivain, nul n'est mieux placé que soi même pour entreprendre ce genre d'analyse. Il y a une sorte de dédoublement.

La posture autobiographique se prête à ce genre d'exercice, autorise les détours, les arrêts sur image. C'est bien le moi qui est au cœur des débats et de la réflexion. Se regarder, se retrouver se voir aujourd'hui tel que l'on fut et que l'on a pu être, devient possible. C'est bien ce que font ici Benoît, Bertrand et Michel.

Lorsqu'il se penche sur lui-même et sur sa vie, Benoît se rend compte que son extrême mobilité et ses changements successifs ont eu des répercussions graves d'un point de vue familial. Plus ou moins inconsciemment il a perturbé l'équilibre familial et joué son couple. Rupture s'en est suivie. Il peut se demander rétrospectivement s'il avait le droit d'imposer de tels choix. «Elle recherchait la sécurité, il était embrasé par la passion du risque. Il ne concevait pas que la famille puisse se réduire à un îlot protecteur. L'éducation devait à ses yeux initier ses enfants à la culture du projet et de l'initiative : autant de convictions qui l'éloignaient progressivement de sa femme, ce qui rétrospectivement a de quoi refroidir bien des ardeurs.» 804 Plus loin : «Mais ce genre d'itinéraire n'est pas sans risques et génère auprès de l'entourage incertitude, voire inquiétude. C'est sans doute le fardeau que porte l'épouse d'un tel bâtisseur.»805 Et encore : «Cette incompatibilité qui s'est glissée insidieusement entre les premiers époux puise probablement son origine au cœur de cette aventure professionnelle marquée par des temps de rupture. Renoncer à diriger une entreprise dont on connaît les rouages «mettre entre parenthèses» sa société pour se lancer dans l'aventure de l'E.N.A., créer une usine avec un groupe d'amis, autant d'aventures qui peuvent laisser penser que Benoît abandonne la proie pour l'ombre.» 806

Mais Benoît est aussi celui qui a été marqué dans sa chair par l'absence de tendresse maternelle et la perte de ses plus chers amis lors de l'adolescence, autant de souffrances qui font partie de lui-même et qu'il va tenter de surmonter au cours du temps. «[...] Quatre événements ont sans doute marqué durablement la personnalité de Benoît. Comme il le dit lui-même : «Je suis de ceux qui ne savent pas ce que peut être la tendresse maternelle.» Il pouvait difficilement en être autrement alors que sa mère devait subvenir seule à l'entretien d'une fratrie de sept enfants. Mais Benoît en a gardé le souvenir d'une vive blessure. Cette première désaffection parentale fut sans doute l'une des épreuves de sa vie. Mais elle est sans commune mesure avec la disparition de ses deux amis les plus chers. Lorsqu'on est adolescent passionné par le scoutisme (escalade, navigation.... ) tous les risques sont permis. Nombre d'entre eux n'autorisent cependant aucune erreur. C'est ainsi que Benoît a vu partir sous ses yeux des personnes avec lesquelles il entretenait une profonde amitié, qu'il n'a par la suite jamais retrouvée.» 807

Bertrand, apparaît comme quelqu'un qui se pose des questions sur lui-même, sa place, son rôle, qui réfléchit à ce qu'il doit entreprendre. Lors de changements professionnels ces interrogations resurgissent particulièrement. «Dès son arrivée, il est victime d'une crise existentielle. Certes, il jouit d'un statut professionnel enviable. Il vient de bénéficier d'une promotion. Désormais, il n'a aucune raison objective de se plaindre. Mais la logique ne fait pas toujours bon ménage avec la psychologie des hommes Bertrand ressent un manque que va-t-il faire sur le plan associatif ? Quelle position compte-t-il occuper dans la cité ? Autant de questions qui se bousculent et pour lesquelles il se doit de trouver une réponse.808 Bertrand s'avère profondément meurtri par certains épisodes majeurs de son existence qu'il ne peut oublier : (sa tuberculose, le vote sanction de l'association catholique où il s'était présenté, son licenciement abusif de l'entreprise où il travaillait depuis longtemps alors qu'il venait justement de sauver des emplois). «Bertrand vivra cette troisième épreuve avec beaucoup de tristesse et d'amertume. Il est sur le point de craquer, la dépression menace.»809

Michel a très mal vécu sa scolarité et mal supporté les façons de faire des enseignants, la manière dont ils agissaient. «Je me suis empoisonné dans des classes empoisonnantes.» 810

Il s'est trouvé confronté à des rachats et reprises d'entreprises, au cours de son itinéraire professionnel, bousculé dans ses plans de carrière ce qui n'a pas été toujours facile à vivre. «Il se résigne et finit par accepter d'être vendu avec les meubles. Il pressent pourtant que ce choix n'est pas le bon.» 811

Michel, Benoît et Bertrand profitent de cette rencontre autobiographique pour se justifier, s'expliquer et se faire comprendre. Ils exposent les raisons et les motivations de leurs attitudes et comportements, et nous éclairent en ce qui concerne leur ligne de conduite et principes de fonctionnement.

Rousseau n'a-t-il pas profité des Confessions pour se justifier aux yeux de ses lecteurs et les prendre comme témoin de son innocence. N'a-t-il pas tenté de répondre de ses comportements et de ses actes. Il lui fallait, lui l'incompris, rétablir sa vérité, convaincre les autres, leur montrer qu'ils ne l'avaient pas compris, qu'ils persistaient dans l'erreur afin qu'ils rectifient leur jugement. Rousseau dans ce but aligne force raisons, arguments et preuves, afin de démontrer sa bonne foi.

En reprenant leur histoire, Benoît, Bertrand et Michel dévoilent de la même façon les motifs qui ont été les leurs et qui ont décidé de leur conduite à certains moments de leur vie. Michel rencontre la suspicion et la méfiance des salariés lorsqu'il organise des actions de formation. «Les stagiaires manifestent des craintes qui sont sans fondement. Ils assimilent cette opération à une sanction [...]. D'emblée Michel, adopte une position qui ne fait pas l'unanimité. Elle finit par être payante [...]. Sa formule est simple : je ne peux pas expliquer aux stagiaires le goût de la framboise tant qu'ils n'en auront pas dégustée.» 812 Il se trouve confronté à l'hostilité et l'opposition et apprend à imposer ses vues lorsqu'il arrive dans une entreprise. «Bien des choses sont à faire à commencer par l'élaboration d'un plan de formation sur cinq ans. Pour l'entreprise, c'est une révolution car elle est habituée à travailler dans un court terme. Michel maintient sa position. Il ne croit pas aux formations «orthopédiques» surtout lorsqu'il s'agit de promouvoir des salariés pour qu'ils accèdent au statut de cadre.» 813

Il ne se laisse pas influencer et ne change pas d'avis lorsqu'il est convaincu de la justesse de son raisonnement. «[...] Il lui est demandé de procéder à l'évaluation du peloton des élèves gradés [...] les résultats de ces jeunes recrues sont médiocres. C'est même une catastrophe. A trois reprises, le capitaine exercera des pressions pour que la plupart des candidats soient reçus. Il se heurte à une résistance polie mais résolue. Michel connaît trop ces situations délicates dans lesquelles les cadres dits de proximité ne sachant se faire comprendre sont la risée de leurs hommes. Il est par conséquent hors de question d'être le complice d'un tel marché de dupes.» 814

Bertrand refuse d'intégrer l'équipe municipale au nom de ses principes et sur la base de sa liberté personnelle. «Les Membres du parti communiste demandent à Bertrand de devenir l'un des leurs en participant aux travaux de la municipalité qu'ils dirigent. Ce n'est pas l'homme de l'organisation pyramidale, ce ne sera pas celui de l'embrigadement politique. Il refuse.» 815 Il sait s'opposer et faire valoir ses arguments. «Cette artère de la ville restera la «Rue des Usines» culture oblige. Par cette prise de position, Bertrand signifie clairement que son rôle dépasse largement les enjeux économiques. C'est ce qui transparaîtra lors d'une réunion au cours de laquelle il présente son projet aux politiques [...]. Il suggère d'abattre tel ou tel mur, de prévoir ici ou là de nouvelles entrées [...].[...] L'élu de Calmar lui demande de s'en tenir uniquement au termes de sa fonction. Mais Bertrand a gagné la partie. C'est à cet instant que simultanément il comprend et réussit à prouver que son métier de délégué recouvre des réalités beaucoup plus larges. «816

Benoît ne peut accepter d'endosser un costume tout taillé et de se réduire à un rôle dont les limites et pourtours sont déjà inscrits. «Son environnement professionnel et familial pense qu'il peut légitimement revendiquer le rôle de PDG. Les futurs acquéreurs lui font des propositions dans ce sens. A 36 ans, assumer l'héritage d'un patron charismatique, ce n'est pas évident. Pour Benoît, l'enjeu semble au-dessus de ses forces [...]. Il éprouve secrètement le sentiment d'échapper ainsi à un piège : celui d'être emprisonné dans un espace social et un rôle professionnel rendant à terme toute initiative et prise de risques quasiment impossibles.» 817

Benoît, Bertrand et Michel cherchent à parvenir à un certain degré d'accomplissement et à se réaliser.

Rousseau fait état de ce même désir de s'accomplir, cherche à atteindre un épanouissement, à parvenir à un certain achèvement de lui-même au travers des Confessions. Il envisage successivement plusieurs états, styles de vie, professions, à chaque fois plus conformes à ses désirs, ses attentes, son caractère, ses inclinaisons. L'écrivain exprime cette quête de soi-même, cette recherche propre à tout être humain afin de se trouver, de trouver sa place, ce pour quoi l'on est fait, ce dans lequel on peut exprimer au mieux ses potentialités, donner le meilleur de soi-même et réussir à se faire reconnaître. L'homme ne peut se satisfaire de vivre le nez au vent et s'efforce toujours de découvrir son propre terrain d'enracinement afin de prendre ses marques, s'affirmer et se mettre en œuvre. C'est ce que font Benoît, Bertrand et Michel, à l'instar de Jean-Jacques Rousseau. Ces trois cadres peuvent inscrire à leur actif un certain nombre d'actions.

Pour Benoît, l'E.N.A. constitue une opportunité et figure comme une des chances de sa vie. Il n'entend pas laisser passer cette occasion et s'en saisit pour prouver ses compétences, sa valeur et le bien fondé de ses idées. «Dès que la proposition lui est faite, il n'hésite pas une minute : j'y ai vu le clin d'œil du destin, rebondir dans le public pour défendre la cause du privé et montrer à tous «ces jeunes» que je valais toujours quelque chose sur le marché de l'intelligence 818 Une fois l'E.N.A. terminée Benoît occupe une position stratégique au sein de divers comités interministériels et s'affirme comme un homme clé. «Son passage à l'E.N.A. va le propulser au sommet de l'administration française. Dans un premier temps comme rapporteur au comité interministériel pour les restructurations industrielles [...]. Il contribue ainsi à sauver huit mille emplois en neuf mois grâce à son expérience et à sa connaissance des secteurs concernés. Par la suite, durant six mois, il va concevoir et promouvoir différentes aides pour les PME (FRAC, FREX) auprès du ministre du commerce intérieur [...]. Il élabore les premiers emplois du «triangle d'or» : formation-recherche-emploi.» 819

Sa liberté retrouvée, il s'investit dans le développement régional, donne plein pouvoir à son intuition, à ses talents de créateur, génère l'installation de grandes écoles, et d'un pool d'entreprises. «Quelques mois plus tard, il préside aux destinées d'une technopole [...]. Durant cette période (cinq ans) une école d'ingénieurs sera créée chaque année. Sept départements relevant de l'INRA et du CNRS verront le jour. Au total, Benoît peut revendiquer un bilan positif se traduisant par la création de mille deux cents emplois et cinquante sept entreprises.» 820

Bertrand se voit chargé de la rédaction et de la publication d'une revue, au sein de son entreprise, et s'adonne avec plaisir à cette activité à laquelle il trouve chaque jour plus d'intérêt et dont il pressent de mieux en mieux l'orientation. «Progressivement, il donnera à cette revue une connotation architecturale et urbanistique. Ce sont les premiers signes d'une passion : celle pour le développement et l'aménagement du territoire.» 821 Lorsque le vent de mai soixante-huit souffle, Bertrand s'avère enthousiaste, veut faire bouger les choses au sein de son entreprise et participer au mouvement général. «Bertrand va aller jusqu'à rédiger avec Luc une charte pour les cadres de l'industrie minière. Il ira clandestinement défendre ce texte en province auprès de quelques membres de l'encadrement. [...] L'heure est à la participation. Pour cela il est vital de bousculer les attitudes corporatistes des ingénieurs et de la hiérarchie.» 822 Il se prend au jeu qui consiste à vouloir rapprocher des acteurs différents et ne sent jamais mieux que dans ce rôle d'intermédiaire. [...] «Bertrand participe même à l'organisation d'un colloque initié par l'association «socialisme et entreprise» et la faculté de droit. Patrons et militants interagissent ensemble [...]. Pour Bertrand, ces deux mondes traditionnellement opposés peuvent se comprendre et apprendre l'un de l'autre. C'est à cette occasion qu'il conçoit son rôle de passeur.» 823

Michel se réalise totalement lorsqu'il lui est possible d'œuvrer pour apporter son soutien et son aide à un public en difficulté et donner toutes ses chances, à des jeunes exclus d'emblée d'un itinéraire normal. «Il est également responsable d'une école d'apprentissage pour laquelle il va se passionner. Une fois encore, il met en pratique un certain nombre de principes qu'il considère comme essentiels [...]. Gênés par la prolongation de la scolarité, ensemble, ils [Michel et le directeur de l'école] iront même jusqu'à recruter des adolescents âgés de 16 ans, issus des filières de relégation que sont les classes de transition. Au terme, de deux années, les jeunes parviennent à passer les épreuves de BEP. Ils obtiennent tous leur diplôme, c'est un exploit qui laisse très loin derrière, le centre de formation des apprentis qui recueille un pourcentage nettement plus modeste : soixante pour cent de reçus.» 824

Il agit de même lorsqu'il se retrouve en entreprise afin que tous les salariés trouvent sens, intérêt dans leur travail et soient intéressés à la marche de l'établissement. «L'expérimentation se révèle en fin de compte relativement payante. Ainsi, les services généraux connaissent des gains de productivité inattendus. Des hommes et des femmes qui vivaient leur travail sous le mode de la non-reconnaissance finissent par se responsabiliser. L'encadrement perçoit combien cette procédure est productive et rentable.» 825 Les bénéfices apportés par ces cessions de formation confortent Michel vis-à-vis de son rôle et de l'utilité de sa fonction. «Les effets de ces séminaires sont très vite repérables, moins d'agressivité dans les groupes, un souci de dépister les inférences trompeuses, d'écouter, de reformuler, de sortir de son isolement pour combattre ensemble. Ce sont autant d'éléments qui non seulement favoriseront un gain de productivité mais amélioreront le climat social de l'entreprise. En adoptant un raisonnement valide, en investissant une posture cognitive pertinente, en devenant membre d'une équipe animée par le seul souci de gagner, les acteurs abandonneront des scénarios répétitifs fort coûteux.» 826

Benoît, Bertrand et Michel insistent plus particulièrement sur certains épisodes de leur vie qui les ont affectés, sont restés gravés en eux et ont influencé leur histoire. Leur témoignage résulte aussi d'un choix d'événements, certains restant dans l'ombre, d'autres bénéficiant d'une grande place.

Rousseau lors de ses Confessions s'attarde de la même façon sur certains épisodes de son histoire qu'il choisit de mettre spécialement en exergue. Ainsi en est-il de l'épisode de la fessée de Mademoiselle Lambercier, de Marion et du ruban volé, du séjour aux Charmettes chez Madame de Warrens. Autant d'éléments clefs d'une histoire qui aident à comprendre d'autant mieux son narrateur et sa personnalité, et qui esquissent les contours d'une existence, comme pour Benoît, Bertrand et Michel.

Michel se révèle marqué par son expérience scolaire et en atteste à travers ses souvenirs. «[...] Il découvre combien la violence est érigée en vertu pédagogique. Il se souvient de son professeur qui lui avait arraché son béret de la tête, car nouveau dans l'école, il avait omis de l'enlever en passant devant lui. C'est l'expérience d'une humiliation qu'il vit mal. La révolte sourd....» 827 Il a mal vécu ses premiers apprentissages. «Mais l'épreuve durera, il était dans l'incapacité d'obtenir des résultats corrects en orthographe. Toute dictée devenait une séance de torture. Plus il commettait de fautes et plus il recevait de coups de règles sur la tête ce qui ne l'empêchait nullement de narguer son maître.» 828

Il est profondément choqué par les attitudes des professeurs et les méthodes employées. «L'un de ses camarades d'infortune qui se prénomme Henri éprouve les pires difficultés dans l'apprentissage de la lecture. Il devient vite le bouc-émissaire de la classe. L'institutrice ne résiste pas au plaisir de solliciter systématiquement le jeune garçon afin qu'il lise des textes devant tous les élèves. Plus il arrache les mots, plus il est vertement réprimandé. Dans un tel climat, Henri paralysé ne parvient plus à lire, la tristesse et le désespoir le submergent. Ses verres de lunettes sont couverts de larmes qui coulent de ses yeux. [...] Et pour renforcer le processus de stigmatisation, l'institutrice agrafe sur le vêtement d'Henri son cahier d'écriture parsemé de fautes d'orthographe et de tâches d'encre afin que «ce cancre» soit la risée de toute la communauté scolaire durant les récréations qu'il passe à tourner autour de la cour.»829

Il ne peut s'empêcher de revenir sur l'accident dont il a été victime lors de son premier stage en entreprise. «C'est alors la découverte d'une PME familiale. Il participe au rituel organisé par les ouvriers auquel sont initiés les jeunes recrues. C'est son baptême du feu. L'épreuve est somme toute simple : il s'agit de reboucher un cubilot au moment des opérations de coulée de fonte. Mais pour un débutant, l'opération peut être dangereuse. Rires et compassions accompagnent ce baptême du feu qui ne sont guère efficaces lorsque la chemise et les cheveux de Michel prennent feu.» 830

Benoît s'en prend encore à l'E.N.A. et à ses procédures administratives et aime à rappeler le procédé qu'il a dû mettre en œuvre lors de son entrée. «Après le concours, il reçoit une convocation, ordre de se présenter le surlendemain dès huit heures avec son cartable et ses crayons. Injonction inacceptable pour celui qui est sur le point de fêter ses quarante ans et qui ne peut abandonner son entreprise dans la précipitation [...]. Puisqu'il en est ainsi, il avertit qu'il se rendra effectivement à Paris pour assurer au siège du C.N.P.F., une conférence de presse afin de montrer à la collectivité nationale que cette réforme n'est que pure mystification». 831 Il se plaît à évoquer l'aventure menée avec le groupe La Cigale. «Une proposition lui est faite au cours du premier semestre de l'année quatre-vingt-dix-huit. L'un de ses meilleurs amis est convaincu qu'il ne refusera pas une telle offre [...] pari gagné. Benoît devient président du groupe La Cigale. Cette entreprise qui fabrique des chaussures est confronté à la concurrence internationale [...]. Il est bien décidé à mobiliser son énergie dans la bataille [...].[...] Il est convaincu que cette proposition constitue une opportunité qu'il ne peut écarter.» 832

Bertrand reste focalisé sur trois événements de sa vie, tout d'abord sa tuberculose : «Il intègre les E.O.R. (Elèves Officiers de Réserve), obtient son baccalauréat et prépare activement le concours d'entrée à St Cyr. Il est sur le point de réussir. Sa candidature est acceptée à l'école militaire de Strasbourg. Puis soudain, c'est le coup de théâtre. Lors d'un contrôle médical, Bertrand découvre qu'il est tuberculeux. Son rêve de jeune homme est brisé en mille morceaux. C'est le premier grand échec de sa vie.» 833 Ensuite son éviction de l'association catholique qu'il se proposait de représenter : «Il a également gardé des liens avec une association catholique. Il en est de nouveau membre. Le mouvement a évolué. Une opportunité se présente. La présidence nationale arrive en fin de mandat et doit être renouvelée. Il envisage de poser sa candidature. Confiant, sans se faire trop d'illusions, il se rend au congrès national. C'est le choc. Il ne remporte quasiment aucune voix. Il s'en souvient comme si c'était hier.» 834 Puis encore, son licenciement abusif de l'entreprise minière où il travaillait : «Pour autant quelques détracteurs n'ont pas baissé la garde. Aux aguets, ils attendent le moment propice. La crise économique qui frappe l'industrie minière [...] va leur en donner l'occasion [...]. Le traitement est rude, deux cent licenciements sont prévus. Bertrand est désigné par sa direction pour conduire l'opération de reconversion [...]. Après six mois, l'opération est une réussite [...] Bertrand pressent pourtant bien que dans cette affaire, il ne récoltera pas les lauriers de la gloire. Il essaie désespérément de sauver son statut [...]. Son sens de l'initiative ne paie plus. Il est sèchement remercié. Désormais, il est trop tard. La direction a pris sa décision. Elle lui signifie qu'il sera licencié en même titre que les autres.» 835

Malgré les événements, malgré leur histoire, Benoît, Bertrand et Michel se sentent libres, ils oseront revendiquer une certaine liberté. Ils se veulent indépendants des circonstances dans lesquelles il leur a été donné d'évoluer. Ils n'envisagent pas leur vie comme une fatalité et ne se considèrent pas comme prisonniers des faits. Ils s'en sont accommodés et se sont efforcés de suivre la ligne de conduite qu'ils avaient établi pour diriger leur existence. Ils n'ont jamais baissé les bras et abandonné le combat, ne se sont pas soumis aux aléas de la vie. Ils ont voulu rester maître de leur destinée.

Rousseau ne s'exprime pas autrement dans les Confessions. Il aurait pu avoir une autre vie, être différent s'il lui avait été donné de voir le jour dans d'autres circonstances, à une autre époque, dans un autre milieu, dans une autre famille. Son parcours aurait été alors dissemblable, son caractère également de même que son comportement. Mais en dépit de cela, Rousseau s'est essayé à être lui-même et à vivre sa vie, au travers des événements, au nom de sa conscience et de sa liberté. C'est ce qu'ont essayé de faire Benoît, Bertrand et Michel.

Ils ont toujours poursuivi leur route coûte que coûte. Il suffit dese reporter aux paroles de Bertrand «Je ne cale pas, je rebondis», stratégie toujours développée et maintenue par la suite; d'examiner le comportement de Benoît qui préfère créer sa propre affaire alors qu'une place toute prête l'attend; de se reporter à Michel qui change d'entreprise lorsqu'il ne s'estime plus en accord avec la politique adoptée pour s'en convaincre.

Benoît, Bertrand et Michel ne se sentent pas tributaires du passé, enfermés dans celui-ci. Ils ne se limitent pas à leur seule expérience passée. Leur personne ne saurait se résumer à des faits, des événements. Ils auraient pu être autres, dans un autre environnement, placés face à des conditions différentes. Ce qui leur est arrivé, n'est pas de leur faute et ne leur incombe pas totalement. Malgré les années, ils gardent cette ouverture d'esprit et cette disponibilité qui les rend prêts, à tenter de nouvelles aventures, à parcourir d'autres chemins si l'occasion s'en présente. Bertrand a repris la direction d'une revue liée au handicap, Benoît pense à repartir pour tenter une ultime expérience entrepreneuriale, Michel se déclare disposé à mettre en œuvre d'autres actions de formation...Ces trois cadres ont encore des choses à accomplir, des projets à réaliser. Ils ne considèrent pas leur vie comme étant achevée, mais estiment qu'il est de leur devoir de toujours entreprendre, de continuer tant qu'ils peuvent.

Benoît, Bertrand et Michel ne restent pas enfermés dans leurs convictions et dans un système de pensée unique. Pour eux, le principe de la vie réside dans une constante évolution. Ils ont su bouger au fil des années dans leur vie professionnelle, leur lieu de résidence, le cheminement de leur pensée. Ils ont fait preuve d'une grande souplesse et d'une faculté d'adaptation étonnante qui augure de bien d'autres voies possibles. Ils se montrent habités par un idéal, des valeurs et des croyances qui leur confèrent une force et des exigences supplémentaires. Ils s'affirment comme aptes à se dégager de leur histoire, à prendre du recul. Ils se montrent et se veulent capables de réfléchir, de mûrir leur expérience pour accéder à la compréhension, à la connaissance réfléchie et à la véritable formation. Ils ne se réduisent donc pas seulement à ce qu'ils ont pu dire, et exprimer au travers de leurs témoignages. Leurs propos, certes éclairent une existence, une carrière professionnelle mais ne sauraient refléter totalité de leur personne car il subsiste toujours une part secrète et cachée.

Il est donc possible d'esquisser des liens avec la démarche de Jean-Jacques Rousseau. La variété des concepts étudiés ici, apparaissent comme autant de jalons et de points d'inflexion qui nous font rejoindre Rousseau dans un autre contexte et revenir vers lui, à travers la dimension d'interprétation dans le récit autobiographique.

Notes
771.

Ibid., p. 28

772.

Id.

773.

Id.

774.

Ibid., p. 30

775.

Ibid., p. 31

776.

Ibid., p. 44

777.

Ibid., p. 52

778.

Ibid., p. 54

779.

Id.

780.

Ibid., p. 55

781.

Ibid., p. 56

782.

Ibid., p. 59

783.

Ibid., p. 63

784.

Ibid., p. 76

785.

Ibid., p. 82

786.

Ibid., p. 27

787.

Id.

788.

Id.

789.

Ibid., p. 48

790.

Ibid., p 74

791.

Id.

792.

Ibid., p. 75

793.

Ibid., p. 76

794.

Ibid., p.77

795.

Ibid., p 29 - Les noms de lieux sont retranscrits à l'identique du texte.

796.

Ibid., p. 78

797.

Ibid., p. 53

798.

Ibid., p. 54

799.

Ibid., p. 56

800.

Ibid., p. 93

801.

Ibid., pp. 55-56

802.

Ibid., pp. 61-62

803.

Ibid., p. 29

804.

Ibid., p. 36

805.

Ibid., p. 37

806.

Ibid., p. 37

807.

Ibid., p. 40

808.

Ibid., p. 58

809.

Ibid., p. 61

810.

Ibid., p. 74

811.

Ibid., p. 92

812.

Ibid., p. 94

813.

Ibid., pp. 93-94

814.

Ibid., p. 79

815.

Ibid., p. 57

816.

Ibid., p. 64

817.

Ibid., p. 30

818.

Ibid., p. 30

819.

Ibid., p. 32

820.

Id.

821.

Ibid., p. 56

822.

Ibid., p. 57

823.

Ibid., p. 58

824.

Ibid., p. 86

825.

Ibid., p. 88

826.

Ibid., p. 90

827.

Ibid., p. 74

828.

Ibid., p. 75

829.

Ibid., pp. 74-75

830.

Ibid., p. 81

831.

Ibid., p. 31

832.

Ibid., p. 33

833.

Ibid., p. 43

834.

Ibid., p. 59

835.

Ibid., p. 61