I – QU'EST-CE QUE FORMER ?

1 – Un acte existentiel

Former se situe entre éduquer et instruire et vient du latin formare, qui signifie donner l'être et la forme. L'opération désignée ici recouvre un champ plus vaste et plus étendu que ne l'induisent les notions d'éduquer et d'instruire. La première renvoie à une préparation à la vie, à l'apprentissage de la société et de ses codes, la seconde à une transmission de connaissances. Ce qui est visé ici concerne la personne dans sa globalité et s'applique à un ensemble de savoirs de différents ordres, savoir-être, savoir-faire, intégration de nouvelles données dans diverses disciplines «[…] Former est plus ontologique qu'instruire et éduquer : dans la formation, c'est l'être même qui est en jeu, dans sa forme.» 903

Dans ces conditions que recouvre exactement la formation, et que suppose une telle entreprise ? La formation peut s'entendre en de multiples sens et se décline en trois orientations principales. Michel Fabre discerne ««le former à» (logique didactique), «le former par (logique psychologique de l'évolution), «le former pour» (logique socio-économique de l'adaptation) et parle du triangle des logiques de formation.» 904 Au-delà de ces inscriptions que désigne exactement le processus en lui-même ? «[…] La formation se caractérise par un aspect global : il s'agit d'agir sur la personnalité entière.»905

La centration se fait sur la personne et prend en compte toutes les dimensions de son être. Les différents axes de formation quels qu'ils soient (didactique psychologique, économique), poursuivent le même but, et tendent vers une même finalité, un plus d'être, un développement, un accomplissement de la personne. «Se former, c'est reconnaître qu'aucune forme achevée n'existe à priori qui nous serait donnée de l'extérieur. Cette forme toujours inachevée dépend de notre action. Sa construction est une activité permanente.» 906

La formation correspond à l'action exercée par le sujet sur sa propre forme. La formation «de et par soi», entendue au sens autopoïétique autos (soi) et poïein (produire), provient de cette nécessité vitale d'unification du sujet. Elle ne devient possible que dans une approche dynamique de la genèse de la forme personnelle du sujet et ne se trouve pas dissociable de l'environnement dans lequel elle s'actualise. La réalité de la formation s'applique à tout adulte et lui impose de devoir veiller à sa formation pour» être réellement» et pour avoir prise sur sa vie.

Par conséquent, l'individu doit s'efforcer de se rendre acteur, de participer à sa formation et de s'approprier son propre pouvoir de formation. Celle-ci comprise d'une manière générale fait écho en quelque sorte au concept de vocation. «C'est donc la vocation de la personne qui est première et l'objectif ultime d'une formation doit être d'aider chacun, au moyen de ressources du champ culturel disponible, à cheminer, sous sa propre responsabilité, dans la direction qui donnera à sa vie la plus grande densité de sens.» 907

Cette conception fait appel à la capacité de s'assumer soi-même, à la responsabilité de soi, à la recherche des valeurs qui donnent sens à l'existence, à la cohérence de sa personnalité à travers ses différentes composantes, à la prise de participation sociale, à l'intégration des normes et dimensions culturelles, à la maîtrise de ses compétences, au respect d'autrui. C'est la personne, non en tant qu'entité isolée, mais en tant que partie intégrante d'une société à laquelle elle apporte sa contribution qui se trouve considérée. «La formation s'inscrit toujours forcement dans un contexte de généralité. Pourtant, sa signification véritable, c'est de rejoindre, en chacun, la singularité qu'il est, de l'aider à faire advenir dans son action, l'être de lumière et d'éternité qu'il porte en lui.» 908

La formation fait écho au devenir de toute personne à ce qu'elle contient en elle. Elle résulte d'une éducation de soi par soi, entendue comme connaissance et modification de soi à travers une prise en charge globale de l'existence. La formation ne s'apparente donc pas à un modelage. Elle est recherche de fondement, de forme, de vérification. Elle ne prend sens qu'en référence à la totalité de l'homme. «La formation est donc un acte existentiel de recherche de vérité, acte qui transforme les événements de la vie en expérience avec l'aide de la réflexion. Je suis ce que j'ai reconnu en moi ou je m'en délivre dans ce cheminement. C'est ce fondement vrai qui m'autorise l'avenir. Mais tout travail de vérité engendre lutte avec le passé, l'acquis, le certain.» 909

Accepter de se former, d'être en formation, c'est se mettre en état de recherche, c'est s'efforcer d'aboutir à l'expression personnelle à travers le dire, l'écrire, le prédire, l'agir mais aussi méditer, contempler, réfléchir. Il s'agit de réaliser une compréhension. Ce travail est un travail personnel. Il n'y a aucun modèle déjà réalisé. La formation n'est pas une initiation en soi. Elle est une tentative pour lutter contre ce qui est informe, disparate, incertain, non saisissable, impersonnel. Elle se veut comme approche de la réalité et recherche d'un style d'existence. Elle apparaît dès lors comme le travail des formes qui réalisent une existence et qui se trouvent d'ailleurs en ré-formes permanentes pour survivre et ne pas être dépassées. La forme n'est pas formule, n'est pas du tout fait, tout donné, prêt à être utilisé par le tout venant. Elle ne se résume pas en quelques principes immédiatement applicables, ne relève en rien d'une recette magique. «Toutes les pratiques actuelles ont une problématique dont l'étude aboutit à la question du sens de la formation […]. L'accent sur les démarches plutôt que sur les savoirs tout faits, l'orientation vers l'autonomisation des formés, […] autant d'indices qui signifient peut-être que les pratiques de formation ne peuvent plus se réduire à l'arraisonnement technique, qu'elles sont en chemin vers l'œuvre. […] C'est bien l'œuvre d'art qui fournit le paradigme de l'expérience formatrice. En elle-même, la formation est l'accompagnement de l'œuvre…» 910

Si se former, c'est chercher sa forme, alors cette conception suppose de se rapprocher d'une forme idéale, d'une humanité, d'un état plus conforme à ses aspirations à ses désirs, à ce pourquoi l'on se considère comme destiné, apte et fait. Il s'agit de parvenir à trouver une certaine réalisation, un certain accomplissement, quelque chose de satisfaisant par rapport à une situation qui ne l'est plus. Le fait de se raconter suppose de la part du sujet des regrets, des manques, des déceptions, des frustrations vis-à-vis d'une existence et le conduit à vouloir rechercher une autre forme, à vouloir s'incarner et se positionner différemment, à imaginer une nouvelle manière d'être. Cette disposition implique une présence, une actualisation constante, un effort pour assumer le contenu en le dépassant et pour ouvrir de nouveaux chemins vers de nouvelles formes.

La formation ne consiste pas à être formé car le risque est alors d'aboutir à une déformation. Il n'y a ni passivité, ni contrainte, ni modèle auquel on tente de se conformer, ni forme inerte imposée. La véritable formation va idéalement dans le sens d'un approfondissement des dynamismes fondamentaux de chaque être, réfléchit l'expérience de vie, le sens du parcours accompli. «La formation prend sens dans le double enracinement de l'existence personnelle et de l'histoire collective, donc dans l'actualité d'une époque.» 911 Il n'y a pas d'un côté celui qui enseigne et de l'autre celui qui est enseigné. Il y a une personne qui se veut sujet de sa formation et partie prenante de l'acte en lui-même. Elle s'engage sur ce chemin de son plein gré, en toute conscience.

La formation aspire donc à être une œuvre ouverte, une volonté d'ouverture et de réflexion. Elle se développe comme interrogation et mise en question. Elle suscite un questionnement vis-à-vis des valeurs, des attitudes, des choix, des orientations. Elle constitue une manière d'interroger le réel, le vécu qui permet de donner un meilleur fondement à l'action, l'existence et l'histoire.

La formation va dans le sens de la créativité, de la responsabilité, de l'authenticité. Elle n'est aucunement abstraite, formelle et séparée des réalités. Au contraire, elle fonctionne comme une assurance pour mieux s'y préparer et faire face. La formation se situe dans cette optique de relation à soi-même, aux autres et au monde. Les trois processus sont liés. L'homme existe par et à travers les autres, s'inscrit au centre d'un nœud de relations qui le fondent. Tout élément doit être appréhendé à travers les liens qui l'unissent aux autres, qui relient une partie à la totalité. Tout se joue dans un réseau de rôles, de fonctions. Ce n'est qu'à ce niveau que de nouvelles significations peuvent apparaître, et se dégager.

La formation renvoie à l'expérience de soi, de ses conceptions, de ses méthodes. Elle est essai de compréhension d'un homme dans ses différentes dimensions et sa totalité, dans ses rapports avec tous ces éléments, dans la condition de l'inachèvement et la recherche d'une plénitude qui habite chacun. «[…] La formation n'est pas une activité comme une autre mais une caractéristique structurelle de l'existence humaine. Prétendre former quelqu'un à quelque chose est une imposture : on ne peut agir que sur les conditions de la formation, non sur la formation elle-même, qui reste, fondamentalement de l'initiative du sujet. Car les structures de l'existence et l'être en formation en particulier, ne décrivent pas des propriétés de choses mais bien des possibilités que l'homme peut actualiser ou non à des degrés divers d'authenticité qui relèvent de l'ordre et de la liberté. Que l'homme existe en formation signifie par conséquent qu'il lui revient d'assumer sa forme humaine, son humanité. Il ne s'agit pas là d'un simple fait puisque dans l'existence, en effet, mon être ne m'est donné que comme un devoir-être.»912

Cependant, si la formation idéalement se situe dans une perspective de développement total et d'accroissement de soi. Il n'en reste pas moins que sa réalisation s'avère difficile. Elle repose sur la définition et le postulat d'un sujet prêt à analyser son vécu et les processus de construction de sa personnalité. Elle se conçoit comme dotée d'une finalité concrète, se prolongeant à travers la mise en œuvre d'autres logiques, d'un penser autrement, d'un agir différemment. Or, est-il bien sûr qu'un sujet puisse avoir les ressources et les moyens nécessaires pour se lancer dans une telle entreprise et se trouve à même de faire face à une telle opération ?

L'autoformation ne va pas de soi. Elle ne se trouve pas naturellement à la portée de tous. Le fait de se former, d'apprendre, de se connaître, suppose d'avoir affaire à un sujet apte à s'observer, à mener une réflexion sur ce qui a été formateur dans sa vie. L'éducation, l'approche formative qui doivent s'en suivre ne sont pas acquises d'avance. La production d'un savoir de type existentiel peut-elle résulter d'un simple examen portant sur sa vie ? La transformation du rapport à soi-même à ses engagements peut-elle s'effectuer à partir d'une simple reprise de l'histoire personnelle, dans un face-à-face avec soi-même ?

Pour s'engager dans un tel examen encore faut-il être capable de prendre du recul avec son histoire. Cette position n'est ni aisée, ni innée et exige une préparation, un ensemble de conditions susceptibles d'aider la personne à adopter une telle attitude. Répondre à des interrogations de fond, concernant la représentation de sa vie, son positionnement en tant qu'acteur et sujet son évolution relèvent d'un travail d'extraction et de pénétration, et ne s'accompagnent pas d'un développement immédiat des significations qu'implique sa façon d'agir pour le sujet, de nouvelles perspectives générant en retour une autoformation.

L'examen de soi, le décryptage de sa propre expérience et des processus mis en œuvre lors de tout apprentissage requièrent une méthodologie et ne peuvent s'improviser. Le travail d'objectivation que la personne doit accomplir vis-à-vis de sa vie et de ses trajectoires éducatives renvoie à une émancipation par la compréhension et à un sujet conscient de ses limites et de son processus de développement.

La dynamique d'une véritable autoformation implique selon nous de mettre en tension trois pôles : la formation par soi-même qui s'appuie sur la réflexion de l'adulte sur son expérience, dans ses différentes dimensions; la formation avec les autres, au fil de l'action et dans les échanges de la vie; la formation par les autres dans le cadre de dispositifs organisés et programmés de formation. «Dès que des individus réunis dans un contexte de formation s'emploient, sur les bases du volontariat et d'un questionnement personnel en rapport avec leur expérience et leur désir d'apprendre, à explorer les événements constitutifs de leur parcours pour ensuite en faire le récit écrit (autobiographie) ou oral (auto-bio-oralisation) et s'efforcer de répondre au questionnement initial avec l'aide éventuelle du groupe de pairs, il y a alors histoire de vie en formation.» 913

Notes
903.

M. FABRE, Penser la formation, P.U.F., 1994, p. 14

904.

Ibid., P; 25

905.

Ibid., p. 14

906.

G. PINEAU, MARIE-MICHELE, Produire sa vie : autoformation et autobiographie, Editions Saint Martin, 1983, p. 113

907.

Les Défis de la formation : quelle personne ? pour quelle société ? Semaines sociales de France, ESF, 1990, p. 33

908.

Ibid., p. 34

909.

Formation 1, Quelle formation, Payot, 1994, p. 55

910.

B. HONORE, Sens de la formation, sens de l'être : en chemin avec Heidegger, l'Harmattan, 1990, p. 247

911.

Formation 1, Quelle formation, op. cit., p. 33

912.

B. HONORE, Sens de la formation, sens de l'être, op. cit., p. 9

913.

A. LAINE, «Histoire de vie un processus de «métaformation»», Education permanente, n°142, 2000, pp. 29-43