2 – L'orientation ontologique et herméneutique de la formation : ses risques

«Cependant, si l'on veut faire une place à la formation considérée dans sa dimension existentielle, c'est-à-dire dans sa liaison avec toute la vie, si l'on dit que l'homme existe en formation, alors il faut pouvoir faire une place à la quête du sens. L'autoformation c'est alors le processus vital par lequel chacun doit, en permanence, maintenir une forme unifiée dans ses échanges avec l'environnement. L'autoformation est un processus de mise en forme unifiée et signifiante de la personne.»914 S'il revient à l'individu de se mettre en œuvre pour parvenir à s'accomplir, si cette procédure relève à première vue d'une autoformation, comment cette opération peut-elle s'accomplir ?

La démarche autobiographique apparaît comme le support de référence pour tenter une telle expérience car elle se situe précisément dans une perspective ontologique et herméneutique. Elle dévoile le véritable principe de la formation et ouvre à l'existence. Elle s'impose au cœur d'un débat qui interroge et dynamise les sciences humaines tant du point de vue théorique que méthodologique et pratique. «Autrement dit, l'histoire de vie ne se réduit pas à l'énumération chronologique d'un parcours de vie, l'individu recherche notamment ses «formes» à partir des faits temporels, car se former, c'est reconnaître qu'aucune forme achevée n'existe à priori qui nous serait donnée de l'extérieur.» 915

La pratique biographique articule la connaissance et la vie, dégage une issue existentielle et constitue un chemin vers soi. Elle permet une exploration et une constitution de sens. A travers un univers de présence, de lieux, de mémoire, de voyages, de rencontres apparaît tout un réseau d'images signifiantes qui orientent et distillent du sens au regard d'une existence. L'immense partie de la formation se passe dans la vie quotidienne et les formations instituées, initiales, continues sont loin d'occuper la plus grande place pour les individus. La formation se vit dans la relation avec les autres, le monde et les choses. 916 La reconfiguration biographique s'inscrit dans une recherche existentielle, une perspective de mise en sens. Elle se trouve portée par un mouvement de fond bio-éthique et bio-cognitif qui interroge les modèles professionnels et disciplinaires de formation et d'investissement de la vie. Elle constitue un discours du vivant sur sa vie pour l'articuler et apparaît comme une tentative pour advenir à un devenir.

La méthodologie herméneutique aide à approfondir ce que la démarche biographique permet de faire en matière de recherche. L'articulation recherche-formation met en évidence l'opérativité herméneutique de cette approche. L'individu travaille son expérience en utilisant les ressources de la narration. «La méthode d'histoire de vie introduit une dialectique entre production et travail sur soi. C'est un procès d'appropriation par le sujet de son propre pouvoir de formation.» 917

La démarche autobiographique se situe dans le juste prolongement du courant de la Lebensphilosophie ou «Philosophie de la vie» inspirée par les philosophes allemands contemporains des Lumières et de l'apparition du Romantisme. Elle s'attache à cerner les rapports de l'homme avec son environnement, souligne le lien qui unit l'homme au monde et en dégage le caractère formateur. Elle prend place dans une visée herméneutique (issue principalement des pensées de Schleiermacher et Gadamer) qui consiste à réinterpréter sa vie pour se réapproprier le sens de l'existence et à vouloir attribuer un sens à ses vécus et expériences de vie. «L'expérience formatrice, du point de vue herméneutique, désigne donc depuis Schleiermacher et Gadamer, un processus où la personne élabore un sens à attribuer à ses vécus et à ses expériences de vie.» 918

La méthode biographique instaure un espace critique pour analyser son parcours, faire la juste part des choses, entre contraintes et espaces de liberté. Elle libère des tensions propres à toute histoire et met sur la voie des réalisations possibles et de l'avenir. Elle est reprise en compte de l'expérience. Elle renvoie à ce titre à l'idéal d'éducation et d'expérience véhiculé par la Bildung, chère aux penseurs du XVIIIè siècle allemand. La Bildung est mouvement de formation de l'être pour faire advenir les dispositions qui sont les siennes et participer au monde.

La Bildung fait écho à ce type de question, comment dans le cours singulier de la vie individuelle, le noyau humain se développe-t-il pour aller vers sa forme propre ? Le Bildungsroman, roman de formation illustre cette recherche et restitue le parcours d'un héros qui expérimente peu à peu le monde à partir d'une situation initiale d'innocence et d'inexpérience pour s'acheminer vers la maturité et la maîtrise et s'insérer dans la société. La mot Bildung fait appel à Bild (image), Vorbild (modèle) et Nachblild (imitation). C'est une synthèse et un dépassement de forme qui sont ici visés. «Schématiquement la Bildung est travail sur soi, culture de ses talents pour son perfectionnement propre. Elle vise à faire de l'individu une totalité harmonieuse la plus riche possible, totalité qui reste liée pour chacun à son style singulier, à son originalité. La Bildung est donc la vie au sens le plus élevé.» 919

Cette dimension renvoie à la notion de formativité. L'individu est perfectible. Il peut se transformer, évoluer et son histoire le prouve. L'idée de mise en forme se retrouve dans le travail autobiographique. Celui-ci reprend la tradition de la Bildung. La distanciation et la réflexivité acheminent vers la compréhension, l'émancipation et l'émergence d'une nouvelle forme. «Qui n'est pas capable de réinterpréter son passé, n'est peut-être pas capable non plus de projeter concrètement son intérêt pour l'émancipation.» 920 «Il s'agit de prendre en main sa destinée, de se faire soi-même.» 921

La formation devient l'expérience d'un sujet en quête de soi. Cette influence se trouve au cœur de l'approche biographique et des courants bio-épistémologiques de la formation. Le sujet travaille sa vie, son expérience. Il en déchiffre la signification. Il cherche son sens et sa mesure. Il apprend à être et à devenir lui-même. Il s'agit de s'approprier la vie qui nous a été donnée, de nous placer à l'origine de nos actes et de nous assumer en tant que sujets en devenant auteurs de nos vies.

La philosophie issue de la Bildung désigne le processus historique par lequel la conscience s'élève à la conquête du monde et à la compréhension de soi. Elle s'intéresse au sens de la vie considérée comme un tout : la vocation, la destinée. Ce qui confère la signification et la valeur s'établit à partir de la cohérence et de l'unité ancrée dans une identité.

La démarche autobiographique montre qu'il ne suffit pas d'être au monde pour exister. Elle met en avant la nécessité de se situer dans un rapport de formation avec l'environnement pour se saisir de la vie, des choses et de soi et place chaque personne face à cette exigence. Elle s'inscrit dans la continuité du savoir herméneutique et réflexif de la Bildung et en dégage les applications possibles dans la société. Elle consiste en une formation expérientielle, par et dans les formes, que prend sa relation au monde.

Le processus autobiographique articule la capacité du vivant à produire son identité par une action de soi sur soi et la formation comme dynamique des interactions entre la personne et son environnement d'aujourd'hui. Il s'achemine vers une autoproduction de sujets qui veulent prendre en mains leur existence. La formation est une formation tout au long de la vie, les formes vitales ne sont jamais complètement, ni définitivement arrêtées. Elles sont en élaboration ou involution permanente, en équilibre instable, avec des moments et des pôles de tension des risques, et des ressources à explorer.

L'examen biographique est porteur d'enseignements. Une nouvelle autonomie peut s'exprimer à travers des choix de vie possible. Celle-ci peut se jouer dans l'ordre de la continuité, de l'adhésion à un héritage ou encore à travers une rupture conscientisée et réfléchie, cherchant un renouvellement de son identité et de ses orientations. Le savoir qui se construit peu à peu est l'objet même de la démarche autobiographique et de la formation. Il n'est pas donné d'avance mais s'élabore patiemment au fur et à mesure de la recherche.

Toutefois, l'approche ontologique et herméneutique de la formation est aussi semée d'écueils et d'embûches. Elle repose sur la compréhension et l'interprétation. Elle fait appel au témoignage, à ce qui relève du vécu, du ressenti. Elle refuse de se laisser enfermer dans une stricte observation des faits, une démonstration scientifique pure et une vérification de tous les instants. Pour les herméneutes, l'histoire de vie ne peut se réduire à une définition purement descriptive et statistique. Ceux-ci mettent en avant l'éthique de la parole, la production d'une vérité par un sujet qui attribue un sens à son parcours, qui se donne la tâche de se reconstituer et de se retrouver, à travers une déconstruction-reconstruction de son existence au cœur d'une chaîne d'interprétations et de réinterprétations.

Si le travail de recherche engagée nécessite une certaine forme de créativité, une part ouverte à l'improvisation et à la découverte n'engendre t-il pas pour autant un débordement excessif, un laisser-aller trop important, une trop grande part de subjectivisme ? Le sujet ne risque t-il pas de se perdre dans les méandres de son histoire, dans les figures successives de son propre moi au lieu de rechercher une cohérence et une unité ? Si un contrôle et verrouillage abusifs peuvent étouffer le sens et la pensée, il convient néanmoins de rester vigilants et attentifs et de veiller à ne pas se perdre dans des explorations sans fins.

Pour être recevable et garder la place qui lui revient au cœur du processus autobiographique, la voie ontologique et herméneutique doit faire preuve d'un esprit critique et d'une méthodologie appropriée. Elle doit adopter un juste équilibre entre une rigueur méthodologique exagérée et un épanchement sans limites. L'examen des conditions historiques et sociales, des modes de production et d'action doit permettre de resituer l'histoire dans son ensemble et de ressaisir la position du sujet.

C'est la synthétisation qui doit être visée et non un éparpillement sans fin. Chaque déchiffrement doit prendre place dans un réseau de liens et s'insérer dans un tout. Le sens doit se donner à lire à travers cette reconstitution progressive, constitutive d'une orientation et d'un devenir. L'analyse ontologique et herméneutique doit s'appuyer sur ce fondement pour s'imposer comme voie par excellence d'une formation qualitative et se justifier. Or, si celle-ci s'attache à vouloir découvrir et comprendre un sujet à travers des chercheurs, portés à l'interprétation et privilégiant l'intériorité du sujet, vis-à-vis des événements et de facteurs externes, elle n'en pose pas moins le problème de la neutralité et de la non-implication du chercheur. Celui-ci doit veiller à ne pas prendre parti et procéder au contraire à de multiples écoutes, demander des explications, pratiquer des amendements, voir même confronter le sujet aux dires de son entourage et le mettre face à ses contradictions afin de rester objectif.

Si l'entreprise herméneutique cherche à comprendre sans dénaturer et sans imposer un schéma préétabli, elle doit néanmoins poser le principe de sa propre pertinence pour se faire accepter et reconnaître. Comment relever le défi de la preuve et de la vérification pour une science ne relevant pas d'une méthode hypothético-déductive, mais ayant néanmoins le souci de mettre en œuvre une certaine objectivité ? Sans doute faut-il s'attacher à rechercher les faits probants et cruciaux, confronter l'élaboration théorique et l'expérience, la pertinence de l'analyse et la subjectivité de la conscience individuelle.

Notes
914.

Autonomie et formation au cours de la vie, sous la dir. de Bernadette Courtois et Henri Prévost, Chronique sociale, 1998, Pédagogie-formation, p. 117

915.

Ibid., p. 137

916.

Cette notion nous renvoie à la conception tripolaire de la formation de G. Pineau déjà évoquée au chapitre III de la 2ème partie

917.

M. FABRE, Penser la formation, op. cit., pp. 229-230

918.

M. FINGER, L'Apprentissage expérentiel, Education Permanente, n° 100-101, 1989, p. 43

919.

W de HUMBOLDT, cité par Louis Dumont, Homo aequalis II, l'Idéologie allemande, Gallimard, 1991, p., 108

920.

M. FINGER, «Les Implications socio-épistémologiques de la méthode biographique «, p. 373 in : Les Histoires de vie, l'Harmattan, 1989, t.2

921.

W. de HUMBOLDT, cité par Louis Dumont, p. 123