3 – Accompagner : jusqu'où ?

La notion d'accompagnement a remplacé progressivement dans notre société celle d'encadrement, de guidance, d'évaluation et trouvé un cadre dans les sciences humaines, notamment dans le domaine de la psychanalyse et de la psychologie clinique à travers l'œuvre de Carl Rogers. Le fondateur de la psychologie humaniste a attaché son nom à la notion de non-directivité, appliquée dans de nombreux secteurs comme la conduite des entretiens, la relation d'aide et la psychothérapie, la pédagogie, les groupes de développement personnel.

La notion de formation renvoie à celle d'accompagnement. Le sujet se forme par lui-même à travers ses expériences (comme nous l'avons vu) mais aussi avec les autres et par les autres dans des dispositifs organisés. Ceux-ci requièrent la présence d'un accompagnateur pour suivre les participants dans leur démarche. L'accompagnement se situe dans une approche existentialiste et doit respecter une éthique parce qu'il concerne le devenir d'un sujet et se trouve à la frontière du développement personnel.

‘«[…] En accompagnement, en formation, on retrouve ces trois dimensions avec leurs questionnements spécifiques] :
-Aider l'autre à repérer ce qui se joue avec et autour de lui […].
-L'aider à repérer les représentations inadaptées […].
-L'aider à devenir ce qu'il est 922

Dans le cadre d'une approche autobiographique le problème se pose d'autant plus précisément dans la mesure où il faut savoir interroger les histoires de vie pour mettre la personne en position de produire et de reconnaître ses propres savoirs. La médiation d'un tiers s'avère le plus souvent nécessaire pour que la personne puisse s'engager dans cette recherche. Cependant, quelle forme doit-elle prendre ? Dans quelles limites doit-elle s'inscrire ? Et comment situer la place de l'accompagnateur ? Si l'on se place dans une logique de non-directivité, dans une confiance vis-à-vis des capacités d'auto-développement du sujet il semblerait que le rôle de l'acompagnateur consiste fondamentalement à écouter la personne de manière empathique, à l'aider à élucider son histoire à travers des reformulations et ce dans un climat d'acceptation inconditionnelle. 923

La rencontre avec le sujet humain requiert de considérer la personne dans toute sa complexité, dans son épaisseur afin d'intégrer sa multidimensionalité, ses appartenances multiples.

« Rencontrer le sujet humain, c'est accepter de se confronter aux logiques qui l'animent et qui sont autant de quêtes :
- quêtes de soi, d'identité subjective, de cohérence et d'intégrité à tous les âges de la vie et dans toutes les interactions de la vie sociale,
- quêtes d'espaces de vie sociale où se réaliser,
- quête de relation inter-personnelles, les seules par lesquelles il est possible de se sentir exister totalement, les seules qui assurent la sécurité ontologique nécessaire à l'épanouissement de la créativité.
Triple quête jamais aboutie pour la construction d'une personnalité intégrée et qui exprime ce que c'est que vivre pour un être humain.»
924

La reprise de l'histoire personnelle dévoile les processus de formation du sujet, en découvre la genèse. «En ce sens, le travail biographique fait partie du processus de formation, il donne sens, origine filiation à ce que je suis aujourd'hui, il est une expérience formatrice qui prend place dans la continuité de l'interrogation sur moi-même et de mes rapports avec l'environnement.» 925

L'écoute pratiquée est une écoute attentive et bienveillante. L'accompagnateur, le chercheur, laissent le sujet venir à sa propre parole. Ils prennent garde à ce que les apprenants restent proches de leur expérience personnelle et professionnelle et se situent dans une perspective rogérienne. Le sujet doit profiter de la pause autobiographique pour apprendre à s'écouter, se connaître, s'accepter et parvenir à son plein développement. L'acceptation de l'autre, le non-jugement sont reçus comme des postulats. La relation nouée est une relation authentique, chaleureuse. La vision portée sur l'être humain est fondamentalement positive et ne se départit pas d'une confiance dans les capacités d'auto-développement, d'auto-direction, d'autonomie et de responsabilité du sujet.

L'accompagnateur rassure par sa présence, permet de pouvoir avancer en évitant de s'égarer sur le chemin. Il fait profiter le sujet de son expérience, de sa pratique, de son discernement, lui permet d'y voir plus clair. Il connaît les étapes du processus, les questionnements méthodologiques et épistémologiques, les problématiques existentielles, les résistances et illusions qui peuvent se produire, les craintes suscitées par les personnes en présence. Il facilite la dédramatisation et encourage le pas suivant. «Accompagner un voyageur à la gare pour l'aider à porter ses bagages et à ne pas se tromper de train, ce n'est fixer ni le jour, ni la destination, ni la durée du voyage. Toutefois abandonné à lui-même, peut-être ne pourrait-il ni parvenir à la gare, ni repérer le bon train […] Et il peut aussi compléter les valises de celui qui oublie son nécessaire de voyage.» 926

L'intervenant apparaît comme une sorte de passeur qui achemine vers une nouvelle ouverture, une évolution, une accession à un autre soi plus autonome, plus responsable, conscient des enjeux de son existence. Il suscite en quelque sorte chez la personne une liberté, une autorisation à être et à s'affirmer. En aucun cas il ne prend la place du sujet et se risque à prendre la parole pour lui. Il cherche à favoriser la mise en sens, la pratique d'un raisonnement de type inductif, à aider l'auteur à prendre conscience de ses expériences, de son parcours, de la manière dont il agit et se forme. «[…] Accompagner quelqu'un c'est, […] participer avec lui au dévoilement du sens de ce qu'il vit et recherche.» 927 L'accompagnateur aide par ses questions le narrateur, en lui faisant préciser ce qu'il cherche à dévoiler et en vue de quoi. «Formateurs et apprenants sont donc des partenaires qui se trouvent situés dans un rapport dialectique qui est celui de l'interrogation socratique […]. Ce couple […] apparaît indissociable car les deux éléments ne pourraient rien l'un sans l'autre, l'apprenant n'aurait jamais exprimé son savoir sans l'incitation du formateur.» 928

La relation pédagogique est nécessaire pour que l'effet maïeutique puisse se produire, pour que le sens de l'histoire apparaisse sans être déformé ni entièrement tributaire des vues sélectives du sujet. Le regard porté par l'intervenant qui accepte de partager cette histoire, fait preuve d'empathie, permet de rétablir l'équilibre, de se mettre en position «d'apprendre à apprendre» de sa vie, de reconnaître ses acquis et d'explorer ces processus de formation.

L'accompagnateur repère ce qui touche la personne, ce qui lui semble attrayant, ce qui la déstabilise, ce qui a contribué à la structurer dans le passé et la manière dont elle donne sens à son devenir. Il s'efforce de dégager les événements essentiels dans un souci de rationalité et de recherche d'une interprétation fondée et légitime. Il apparaît comme une sorte de facilitateur. Il essaie d'instaurer un climat de confiance pour permettre au narrateur de dépasser sa peur d'être ridicule, incompris ou jugé, et pour qu'il puisse aller au-delà de ce sentiment d'inadéquation entre ce qu'il a vécu et ce qu'il peut en dire. «[…] Il n'y a d'accompagnement que s'il y a deux personnes en relation; c'est la qualité de la personne de l'accompagnateur qui fait la qualité de l'accompagnement.» 929

Les questions posées provoquent un effet maïeutique et aident le sujet à émettre presque malgré lui et inconsciemment des éléments de son histoire dont il se trouve porteur. «Les histoires de vie en formation s'apparentent donc à «cet antique procédé socratique» : la maïeutique c'est l'art de faire trouver par le sujet lui-même sa propre vérité […].» 930 Il s'agit d'appuyer le sujet pour qu'il exprime, mette en mots les vérités, et certitudes qu'il détient. C'est en quelque sorte une deuxième naissance qui peut s'opérer pour lui. La parole est engagée dans un labeur d'enfantement. Il faut faire remonter à la surface des éléments enfouis, des morceaux occultés de l'histoire, des épisodes restés secrets, oser affronter ce que l'on a préféré se cacher, ignorer. En prenant la parole, la personne se met sur la voie d'une renaissance. Chaque phrase prononcée la rapproche des vérités qu'elle détient au plus profond d'elle-même et lui permet de les cerner et de les découvrir. «Cette activité créatrice est une maïeutique à double sens : elle donne naissance au récit de vie en même temps qu'elle engendre un être nouveau insoupçonné aux énergies renouvelées.» 931

Cette mise en mots est corrélative de la construction d'une nouvelle forme pour aller vers la conscience de soi-même, de sa vie, de ses orientations. «Les mots et les phrases peuvent servir à modifier le rapport que chacun entretient avec ce passé. Une telle clinique narrative et généalogique montre comment on peut s'accoucher soi-même […] par le biais du récit.» 932 Le travail de structuration-narration conduit le narrateur vers la mise à jour des logiques qui parcourent la représentation qu'il se fait de sa vie.

L'accompagnateur joue en quelque sorte le rôle d'indicateur, met sur la voie d'une certaine intelligibilité, d'un certain sens, permettant au sujet de faire certains rapprochements. Il se situe dans un registre qui unit générativité, altérité et humilité, dans une approche créatrice. «Il s'agit donc d'accompagner un passage, une transition, tenir la voie de chacun ouverte à une recherche vivante : le pouvoir du sens, l'art de conduire sa vie.» 933

L'énonciation place l'individu comme auteur, comme sujet intentionnel : sujet qui veut dire quelque chose de lui et de sa vie. Elle introduit à une réflexion et un travail portant sur les arguments du sujet, ses interprétations, ses symbolisations de même que ses stratégies et pratiques. En chacun réside un chercheur, qui n'avance que dans la mesure où il parvient à s'apprendre (par lui-même et en partie grâce aux autres), les questions à formuler, les méthodes à utiliser, les informations à retrouver; et un apprenant qui est en recherche des stratégies à développer, de sa responsabilité à exercer dans le processus d'apprentissage, dans la construction de son projet et de sa propre participation à cette réalisation.

Les objets de réflexion : formation, processus de connaissance, positions existentielles s'enrichissent, au fil des interventions, d'une attention consciente et critique. La mise sous tension et l'articulation conjuguée des quatre sources représentées : par le texte, ce qu'en dit le narrateur, le point de vue de l'accompagnateur, comme l'interpellation suscitée auprès des écoutants, agissent comme mise en sens et mettent l'accent sur les points clefs du parcours. La mise en mots opère une mise à distance. Le travail d'écriture instruit la conscience, la connaissance, fait passer l'apprenant d'une posture égocentrique de repliement sur lui-même et son histoire à un statut épistémologique. C'est ainsi que la personne parvient progressivement à donner une nouvelle configuration à son histoire. La conceptualisation s'opère peu à peu. Le rapport conceptuel éclaire des réalités et des problèmes, aide à cibler des choses ressenties et non exprimées de façon consciente. Le concept éclaire l'expérience permet de l'organiser, de la comprendre. Le sujet parvient à trouver les mots exacts, à nommer les choses, introduit une médiation-distanciation par rapport à l'action, limite les généralisations.

L'aptitude à relire son propre passé, à établir des corrélations, à détecter ses erreurs constitue un indicateur d'appropriation de la formation et de la transformation de la personne. La capacité à encaisser les remises en question, l'aptitude à affirmer ses positions, apparaissent comme autant de signes d'un changement et d'une évolution. Le dialogue engagé avec l'animateur et le groupe entraîne le narrateur à cerner ses résistances et à opérer des déplacements. «Le moment biographique de formation est construit à plusieurs titres; il l'est dans la formulation explicite de sa visée : le travail de production de l'histoire de vie s'articule sur la définition d'un projet de formation. Il l'est dans la démarche suivie : la méthodologie mise en œuvre a pour objet de permettre à l'auteur du récit de construire l'histoire de sa vie, c'est-à-dire de (re)connaître dans son vécu un parcours orienté et finalisé, de se (re)connaître dans le discours qu'il construit. Il l'est enfin dans le rôle reconnu du groupe de formation : la démarche de construction identitaire est confortée par les modalités de fonctionnement retenues : produit en public selon un protocole arrêté par l'ensemble des participants, le récit devient le lieu d'un travail réflexif dans lequel les représentations renvoyées par le groupe jouent un rôle déterminant.» 934

Toutefois, la médiation du groupe pose aussi le problème de son ambivalence. Le groupe peut contribuer à perturber, à déstabiliser le narrateur. Celui-ci peut éprouver les plus grandes difficultés pour exprimer son histoire face à nombre de participants dont-il ne connaît rien. Cette crainte peut s'accompagner d'une peur de se voir jugé sans être parvenu à s'expliquer. La pudeur du sujet peut s'opposer à ce dévoilement, cette sorte de mise à nu devant autrui. L'interpellation des participants, leurs questions peuvent s'avérer difficiles à supporter. Le narrateur peut accepter l'intervention du formateur sans pour autant vouloir que son histoire soit connue de tous et fasse l'objet d'un débat. Il peut être inhibé par la présence du groupe, ne pas souhaiter que les différents membres donnent leur avis et suggèrent une interprétation. Le lien entre les récits entendus et le sien peut ne pas se faire. L'expérience des autres peut se révéler inutile pour le sujet, voire même contribuer à renforcer son isolement s'il se perçoit comme trop différent.

L'intervention du groupe après chaque récit, loin d'expliciter la manière dont les faits relatés sont structurés, de souligner les liens qui unissent entre eux les événements et de faire émerger leurs sens, peut au contraire brouiller les significations et engager le sujet sur des fausses pistes. Les participants peuvent émettre les avis les plus contradictoires et ne pas avoir la même vision des choses au point de s'engager dans des discussions stériles sans apporter d'éclairage. La mise en commun, l'écoute, l'intervention peuvent également ne pas avoir les effets escomptés dans la mesure où la personne ne souhaite pas s'exprimer et témoigner C'est pourquoi il importe de s'assurer du plein engagement de tous les participants, de leur prise de conscience, des implications liées à ce type de travail, de leurs préoccupations et de leur degré d'investissement vis-à-vis d'une telle recherche.

De même, il faut faire en sorte de parer toute relation de dépendance entre l'accompagnateur et le sujet afin d'éviter que ce dernier ne se trouve paralysé lorsqu'il ne peut plus, bénéficier du soutien et de l'aide auquel il s'est habitué. Il faut respecter et favoriser l'autonomie de celui qui est «accompagné».

Notes
922.

L'accompagnement en éducation et formation : un projet impossible ? / G. Le Bouëdec, A. du Crest, L. Pasquier, R. Stahl, L'Harmattan, 2001, p. 112, Défi-formation

923.

C.R. ROGERS, Le Développement de la personne, Dunod, 1968, C2, p. 435

924.

J. MIEGE, «Le sujet : fondements biologiques et anthropologiques», p.p. 171-183, in Le sujet en éducation, Volume 3, Congrès AFIRSE, ISCEA, 1995, p. 182

925.

M.C. JOSSO; «Une expérience formatrice : l'approche biographique des processus de formation, de connaissance

et d'apprentissage», op. cit.

926.

G. AVANZINI, Post face, p. 158 in : Les Etudes doctorales en sciences de l'éducation : pour un accompagnement personnalisé des mémoires et des thèses / sous la dir. De G. Le Bouëdec et A. de La Garanderie, L'Harmattan, 1993

927.

L'Accompagnement en éducation et formation : un projet impossible ?, op. cit., p. 141

928.

S. CLAPIER-VALLADON, J. POIRIER, P. RAYBAUT, Les Récits de vie : théorie et pratique, P.U.F., 1983, Le Sociologue, pp. 42-43

929.

L'Accompagnement en éducation et formation : un projet impossible, op. cit., p. 158

930.

J.Y. ROBIN, Radioscopie de cadres : itinéraire professionnel et biographie éducative, l'Harmattan, 1994 Défi-formation, p. 150

931.

J.M. GINGRAS, «Histoire de vie et créativité», pp. 193 – 230 in : La formation au cœur des récits de vie : expériences et savoirs universitaires, sous la dir. de M.C. Josso, l'Harmattan, 2000

932.

M. LANI-BAYLE, «Formation de mon histoire avec les histoires de vie», pp. 151-172 in : la Formation au cœur des récits de vie, op. cit.

933.

L'Accompagnement en éducation et formation : un projet impossible, op. cit., p. 191

934.

C. DELORY MOMBERGER, op. cit., p. 263