II – LE ROLE DU RECIT AUTOBIOGRAPHIQUE

1 – La puissance et ambivalence du récit

Le récit autobiographique dans la perspective d'une démarche de recherche formation retrouve le sens du travail éducatif. Il apporte des éléments de compréhension nouveaux sur les parcours et les dynamiques existentielles de chacun. Il s'impose dans le sens d'une élucidation. Le récit part de soi et conduit quelque part. Il ne se résume pas seulement à un retour sur le passé, un examen de son existence pour trouver les raisons qui justifient des orientations. Il entraîne un effet sujet. Son élaboration est un acte qui participe à la prise en forme de son auteur. La narration livre une interprétation en mouvement, restitue ce qu'un adulte est en train de faire de sa vie, ce qu'il en pense et met en avant les références sur lesquelles s'appuie l'acteur. «Les récits ne sont pas des collections de faits, de choses exactes, mais un système à donner du sens qui extrait ce sens de la masse chaotique de perceptions et d'expériences de la vie.»935

Le récit confère une intelligibilité aux actions, aux événements vécus, restitue un sens global à une existence chaotique et énigmatique. La configuration narrative joue son rôle, de la représentation d'une histoire, le pas s'esquisse vers une représentation de soi dont le texte est le support. La mise en scène de soi par soi éclaire la personnalité de l'auteur. La nature et le contenu de ce qui est relaté, laissent apparaître de façon plus ou moins consciente, les objectifs du narrateur, ses préoccupations, ses attentes, ses désirs.

L'histoire dévoile une manière d'être, une affirmation identitaire. Elle confronte directement le narrateur à sa vie. La narration traduit une mode de représentation de l'expérience vécue et figure comme l'aboutissement de la mise en forme signifiante réalisée par l'auteur. Elle rend possible l'appropriation subjective de son histoire par le sujet. La configuration qui s'effectue devient une refiguration. 936

La personne visualise son cheminement à travers ses appartenances multiples, (familiale, sociale, culturelle, idéologique) et les choix qui l'ont guidée. Elle questionne son histoire individuelle vis-à-vis de ses héritages, des dynamiques familiales, et des effets générés sur son parcours. Elle tente de comprendre en quoi ces conditions et cet univers ont pu peser sur sa destinée personnelle. Elle se dégage du poids de son histoire, des déterminations, des obligations dont elle s'est sentie porteuse pour s'affirmer en tant que sujet.

Le récit saisit la manière dont s'écrit le scénario d'un parcours de vie. Il permet d'approcher les logiques qui sous-tendent les conduites humaines. Il s'impose en tant que réflexivité et questionnement. Le geste du récit s'absorbe dans l'effet de restituer et de restaurer un passé et se constitue comme opération qui donne sens à des tentatives de mises en forme, de mises en mots, de mises en perspectives.

La double dimension du sujet renvoie d'une part à une expérience, à un univers de vie et de pensée, d'autre part à un sens. «Le récit de vie serait ici à considérer comme autre chose que la reconstitution d'un passé, plutôt comme la reconstruction subjective d'une expérience vécue, à comprendre comme la reformulation qu'opèrent les individus à la recherche de leur propre sens.» 937 La narration correspond à une production en tant que mise en intrigue des principaux événements du vécu mais représente parallèlement un engagement de la part du narrateur. Celui-ci se trouve inclus dans cette histoire qui est la sienne. Il se formule à lui-même son existence. Il en opère la mise en forme.

Le récit génère une approche différente du sujet, à travers la manière dont il se raconte, s'attache à donner de la cohérence et de l'unité à sa vie. Il introduit la dimension du rapport du sujet avec son histoire et ce qu'il signifie dans le présent de l'histoire relatée. Il rend compte d'une histoire dans laquelle le narrateur se reconnaît, se choisit une identité et un ensemble d'appartenances. Il renvoie à des mythes familiaux, des modèles et contre-modèles qui ont pu jouer un rôle structurant ou encore faire l'objet d'un rejet total. Il met en face des vraies questions.

Le texte s'incarne comme l'expression d'un mode de figuration de soi et éclaire à ce titre la personnalité de son auteur. Il réunit toutes les données propres à la vie du narrateur, permet de sortir du confus, du non conscientisé, pour prendre possession de son parcours, de son être et de sa condition de sujet de son histoire. Il propose une mise en lumière et suscite un regard nouveau en donnant aux événements et à l'histoire une nouvelle connotation. Il est tentative d'objectivation de ce qui fut important dans ce qui a été vécu. Il oblige à sélectionner, à hiérarchiser les événements en fonction de la place que le narrateur leur reconnaît.

La structure narrative est la marque d'un sujet qui a accepté son histoire et qui la dépasse et se révèle comme condition sine qua non pour la conquérir et s'en libérer. La substitution du dire par l'écrire conduit vers l'objectivation. Ce qui peut être reconnu comme le sens du récit exprime ce qui importe fondamentalement pour la personne. C'est du mouvement de pensée d'où émerge la représentation que provient le sens. «Le récit de vie mobilise en chacun par la resignification et le redéploiement de sa vie, le pouvoir de se transformer.» 938 Le sujet racontant est confirmé en tant qu'auteur du récit, substrat qui soutient l'action, la pensée, le discours et se pose comme sujet herméneutique de son expérience. Le récit est parole personnelle et prend place dans un processus de symbolisation au sein duquel la personne parvient à se trouver et convient à elle-même. L'écrit fournit des espaces de signification. Il confirme le sujet en tant que personne responsable, agissante, autonome. Il l'institue en tant que sujet apprenant et sujet créatif.: sujet apprenant car prenant une part active au processus de sa propre formation, sujet créatif car porteur d'une subjectivité, d'émotions, de rêves, toutes choses présentes dans l'activité de création.

Le récit de vie tient l'individu pour une totalité. Il prend en compte les dimensions cognitives, opératoires; les aspects émotionnels, les traces laissées par l'expérience et les valeurs sociales, la culture à laquelle le sujet se rattache. «Il me semble que le récit de vie tient compte de cet enchaînement des mémoires de nous et des autres qui nous tisse à nous même, qui nous fait. Il est la mémoire construite de soi.« 939

Le texte met la personne en situation de pouvoir analyser son parcours, son vécu, d'en rendre compte de manière articulée et la conduit à profiter des bénéfices inhérents à cette opération pour modifier son action et ses rapports avec son environnement. Le récit est le signe d'une formation-transformation. La production écrite 'incarne à la fois comme épreuve, affrontement et dépassement. «Le récit de vie devient alors le territoire de soi. Il devient le premier accompagnateur de nos vies. Comme tout territoire, le récit contribue à produire cette totalité, cette intégralité de soi qui nous rend identifiable, «repérable», qui nous fournit un «passeport» sans nous perdre, qui nous permet de nous déplacer sans toujours nous refaire, d'avoir une identité.»940

Toutefois, le récit de vie pose aussi le problème de l'ambivalence. Peut-on se fonder sur la parole, s'appuyer sur le langage pour retracer l'expérience d'une vie? Est-ce bien à travers les mots et les phrases que l'approche d'une vie peut s'effectuer ? L'écrit autobiographique suffit-il à se comprendre et à comprendre le monde ? Le texte peut-il configurer une existence ? La narration peut-elle se prêter à la représentation de la matière dont se compose le quotidien et se trouve t-elle à même d'introduire une lisibilité, une continuité dans une perspective de long terme, opposée à l'immédiateté du quotidien ? La structure narrative peut-elle parvenir à donner sens, origine et filiation à ce que la personne est aujourd'hui ? L'écrit peut-il inscrire une façon d'être, de se comporter, un rapport de participation au monde, et délimiter la place, le rôle, les ambitions du sujet ? N'y aurait-il pas une tendance excessive qui consisterait à vouloir faire du récit un instrument tout puissant, capable de réaliser à la fois la synthèse, l'unité comme de délivrer la véritable signification de l'histoire.

Si le langage est par définition l'expression de la pensée et si l'inscription ouvre une nouvelle destination, la médiation opérée par le récit ne s'avère pourtant pas acquise de façon automatique. La dimension de soi, la révélation de soi, la déclinaison de son identité, la description des étapes successives de son parcours ne sont pas attachées par définition au récit et dûes aux seuls mérites du texte. Elles font intervenir d'autres paramètres. L'écrit est porteur d'ambiguïté…

Le récit se trouve enclin, de par sa nature même, à favoriser une certaine mise en scène, à privilégier un surplus d'imagination. Le sujet risque de se laisser prendre par le texte, de s'attacher à la narration, à la mise en forme d'un écrit agréable à lire, au détriment de la recherche et des vraies questions à se poser (son positionnement en tant qu'acteur et sujet de son histoire, son évolution, la construction de sa personnalité). L'accès au statut d'auteur par le biais de la production écrite peut inciter parallèlement l'autobiographe à construire son propre roman et à se laisser aller à une transposition exagérée. Dans ce cas, le récit ne permet pas de se retrouver authentiquement et de réunir les diverses perceptions de soi. L'épaisseur d'une vie, l'articulation de la volonté personnelle face aux aléas de l'existence se trouvent recouvertes par la narration, noyées au milieu des événements, des descriptions et de l'intrigue. L'acte narratif ne se pose plus en tant qu'action sur soi-même, source de connaissance et de formation.

Ne faut-il pas faire jouer une certaine altérité pour réaliser la mise en œuvre de ces processus? Si «idéalement une histoire devrait s'expliquer par elle-même» pour reprendre la formule de Ricœur (Temps et récit II. La configuration dans le récit de fiction), il semble cependant que les conditions d'opérativité du texte et sa pleine portéedépendent en partie du travail autobiographique réalisé au sein d'un dispositif institutionnel, tant dans la phase d'énonciation (qui sélectionne les événements), que dans la rédaction (qui structure) et l'analyse (qui fait émerger le sens).

Notes
935.

R. JOSSELSON, «Le récit comme mode de savoir», Revue française de psychanalyse, Tome LXII, juillet-septembre 1998, pp. 895-905

936.

Voir à ce sujet le chapitre II de la deuxième partie : Paul Ricœur et la théorie du récit

937.

R. JOSSELSON, op. cit., pp. 895-905

938.

M. LEGRAND, «Raconter son histoire», Sciences Humaines, n° 102, 2000, pp. 22-27

939.

H. DIONNE, «De l'importance des lieux de la démarche autobiographique ou comment avoir les pieds sur terre», pp. 247-253 in : Accompagnements et histoire de vie, sous la dir. de G. Pineau, l'Harmattan, 2000

940.

H. DIONNE, «De l'importance des lieux de la démarche autobiographique»…, op. cit., pp. 249-250