2 – Devenir autre

Le récit autobiographique convie le sujet à un rendez-vous avec lui-même, le met face à lui et aux différents pans de sa vie. Il résonne comme une confrontation. Il s'agit de se retrouver, de faire le point. La réflexion entreprise est l'occasion d'une explication avec soi.

L'existence n'est plus quelque chose qui échappe mais au contraire une réalité dont on prend conscience et dont on s'imprègne. Je suis moi et un, par delà les événements et les bouleversements de ma vie. Je me reconnais, je m'accepte avec le sentiment de pouvoir travailler certains aspects de ma personnalité, de pouvoir développer telle ou telle potentialité. «Le travail biographique se présente ainsi comme une démarche dialectique de construction-déconstruction en vue de la création d'un espace intérieur pour se penser, se vivre, se dire dans l'être au monde avec soi, les autres et avec l'environnement humain et naturel.» 941

L'acte de raconter sa vie place son auteur dans la position d'un être à venir et d'un avenir L'histoire est à elle-même son propre projet comme le projet de l'être auquel on se propose de donner forme. Le dire, précède l'agir et met sur la voie de l'action. L'espace qui se profile devant tire vers un avant, donne sa finalité et sa justification à la vie. C'est cette perspective qui nous permet de bâtir, d'échafauder des projets de croire en soi. 942 Cette dimension est essentielle. Sans futur, nous ne pouvons être, nous ne pouvons nous projeter, ni accéder à aucune forme d'existence. L'avoir à se construire, à se décider pour, suppose une mise en œuvre, un cheminement vers ce que l'on considère comme un et se révèle constitutif de l'être.

L'espace créé permet une visualisation, une ébauche de soi, est propice à l'expression des désirs, des souhaits qui prennent forme, se concrétisent. Il y a un pas d'accompli en direction de ce vers quoi l'on aspire. Mais il ne s'agit pas de quelque chose d'inenvisageable, d'improbable. Il y a en quelque sorte un tracé, et des limites. L'écriture oblige à une précision, une concision. Elle s'incarne comme une médiation qui conduit vers cet autre et qui lui permet d'émerger. Elle est tentative pour se donner une unité, faire coïncider son être dans le temps et l'espace et se rapprocher de ce que l'on voudrait être et incarner. Elle inscrit une forme de soi, une image en lien avec le projet de soi. L'histoire dessine un avenir possible qui se place dans la continuité du passé et fixe des orientations à travers lesquelles se dessine une certaine figure de l'être. Elle va dans le sens d'une inscription de soi toujours ouverte et équivaut en quelque sorte à une promesse.

L'investigation se situe aux frontières de la recherche-formation et nécessite la mise en place d'une grille de lecture pour mieux investir l'histoire, le sujet et les faits. Le «Temps» apparaît comme un élément incontournable. Le statut de tout être humain est marqué par la croissance, la maturité, le déclin, figure comme une genèse et se résume sous la forme d'un destin. D'emblée à la lecture, certains faits ressortent, sur lesquels un destin tend à s'appuyer et à se constituer. Le déroulement du temps donne forme à l'histoire et souligne le rôle du sujet Le regard critique porté sur le temps écoulé, permet de s'en démarquer partiellement, de se projeter vers l'avenir.

Les «Evénements» viennent scander et rythmer l'autobiographie. L'événement se présente comme un objet complexe, difficile à saisir. « Comme un dérangement ou une perturbation dans un système triangulaire dont les éléments constitutifs sont respectivement la personne elle-même, les autres et le référent «objectif», le monde, la réalité telle qu'elle est socialement construite [...]. « 943 Les questions que l'on peut se poser concernent la notion d'événement. Se situe-t-il dans le registre de perception des sujets ou dans celui des faits objectifs ? Peut-on le considérer comme une bifurcation, synonyme de rupture ou de conversion dans la biographie ? Il y aurait dans la construction de l'événement, deux approches.

La première se référerait à l'idée de continuité et la deuxième à celle de discontinuité de la trajectoire individuelle, ce qui justifie la distinction entre «événement biographique» et «événements de la biographie». 944 Ces derniers englobent tout ce qui arrive dans une existence et se situent dans l'ordre du continu; ils en représentent la partie raisonnablement probable et opèrent au plus une inflexion dans les trajectoires.

En opposition, «l'événement biographique» se révèle marquant et signifiant, désigne les crises, les événements critiques, les tournants de l'existence, les bifurcations d'un cheminement. Il relève de l'ordre de l'uniprédictibilité, déborde des logiques déjà à l'œuvre. Les incidents les plus graves provoquent un traumatisme et engendrent des blessures.

L'exercice autobiographique donne l'occasion d'accomplir un travail de deuil et de cicatrisation, de panser ses plaies et d'effectuer une mise à distance. Il achemine le sujet vers une deuxième étape. Celle d'une reprise des faits comme source d'enseignement. Ceux-ci offrent alors l'opportunité d'une nouvelle configuration du parcours, d'un recadrage. Le sujet a momentanément subi une situation mais n'en reste pas là. Il l'investit, se met dans une position où il développe des capacités de création et d'innovation. Il surmonte les blessures et le désarçonnement induit, la perte qui s'est produit, pour s'engager sur de nouvelles voies de développement personnel. Il y a une sorte de rétablissement qui se produit «l'événement devient avènement». 945 Le sujet est fortifié en quelque sorte par les expériences antérieures, se sert de ses échecs pour réorienter son parcours, se remettre en selle. Il ne se laisse pas terrasser et met en jeu une nouvelle mobilité et création. L'événement marquant est producteur de changement et la nature de celui-ci est liée à celle de l'événement. Une sorte de passage peut s'accomplir entre un monde qui s'en va et un autre qui vient. Le récit devient récit de passage programmé à un tournant clef de la vie de l'individu.

L'histoire de soi devient plus vraie que les forces d'éclatement du système de l'individu. L'effort intro et intra-rétrospectif réalisé par le sujet lui permet de se former. «Se dire, se lire [...] c'est aussi l'occasion [...] de se former. Cette formation résulte d'une mise en intrigue d'une configuration dont les maîtres-mots sont synthèse de l'hétérogène.« 946

Chaque étape, décrite, chaque moment reconstruit, oriente l'avenir dans le sens d'un ce que je veux être et ce que je veux réaliser. Le sujet en réfléchissant sur lui-même accomplit un acte d'auto-orientation. La connaissance qu'il acquiert de lui-même, de ce qu'il est, de ce qu'il pense, de ce qu'il désire tant pour lui-même que dans sa relation aux autres et au monde, se prête à un projet de soi auto-orienté. «Ainsi la connaissance de soi inaugure l'émergence d'un soi suffisamment conscient pour orienter le devenir de sa réalisation.» 947

L'accessibilité se fait au travers du récit qui est interprétatif. C'est du dedans de l'humain et à partir de cette relecture que l'avant et l'après se trouvent interprétés différemment. Le sujet vit l'expérience d'un retournement : retournement intellectuel qui l'ouvre à de nouveaux horizons, retournement moral qui passe par un changement de critères dans la recherche de la meilleure orientation possible pour soi à travers l'adhésion à des valeurs différentes. Le remaniement qui se produit se trouve corrélatif d'un devenir autre. La réflexion engagée est initiation, approfondissement et réinvestissement en vue d'un choix de soi, d'une certaine forme d'existence, relève d'une quête. La compréhension opérée, les découvertes effectuées, les connaissances issues du travail interprétatif réalisé sont mises au service de cette nouvelle figure de soi et en conditionnent l'émergence. Le sujet est porté dans sa quête par le désir de structurer sa propre existence, se situe dans une herméneutique de soi. Le long détour autobiographique le conduit vers lui-même, à travers un décentrement recentrement, et a valeur d'attestation et de prise de position orientant l'avenir. La personne se place au cœur du travail d'exister, s'y implique totalement et participe à sa destinée.

L'histoire est celle que le sujet se donne et dans laquelle il figure comme acteur mais les dimensions biographiques le font basculer vers l'état d'auteur. Le sujet devient auteur de sa vie et cherche à en faire une œuvre. Il en reprend possession, témoigne de son acharnement à exister. Au lieu de se renfermer sur lui-même, l'auteur se trouve poussé dans une sorte de mouvement qui l'entraîne vers l'avant, l'oblige à sortir de lui-même, du cadre étroit dans lequel il se tenait cantonné, des barrières qu'il avait édifiées pour se protéger. Il se trouve pris dans une dynamique qui l'oblige à porter un autre regard sur lui-même. Il s'autorise à être. Il ose s'affirmer, se voit autre et esquisse les étapes d'un renouvellement porteur. «Si l'histoire de vie est une invention toujours ouverte et toujours à refaire, c'est parce qu'elle s'origine et se déploie dans l'horizon d'un pas encore, d'un projet existentiel ou pour reprendre les termes heideggeriens, il y va pour soi de soi-même.» 948 Le «je» qui se construit prend place dans la connexion du projet de soi et des projets particuliers et cette intention tend à réguler et rectifier les moments de son ayant été. La rétrospection prend place dans la vision d'une réalisation, d'un accomplissement à venir. «Il ne peut y avoir de sujet que d'une histoire à faire et c'est l'émergence de ce sujet qui intentionne son histoire que raconte l'histoire de vie. Ce que ne cesse d'expérimenter, l'histoire de vie, c'est que le sujet est une construction à venir, non un déjà-là, mais un toujours devant soi.» 949

L'autobiographie apparaît comme un travail d'invention de soi, s'ouvre sur l'idée de nouveaux projets de formation, sur le désir d'une ouverture à de nouvelles virtualités et s'inscrit dans l'ambition d'une totalité, dans un effort de compréhension du monde. Le travail autobiographique fait gagner en intensité, en épaisseur, achemine vers un redéploiement d'être; une dynamique existentielle surgit qui refonde le projet personnel de soi.

Cependant, il faut s'efforcer de prévenir à tout moment le danger d'égocentration qui guette l'autobiographe tout comme la nouvelle objectivation de soi. L'examen de soi et de sa vie ne doivent pas avoir pour résultat d'éloigner le sujet du monde et des autres, mais bien au contraire de poser la question de sa participation, de ses relations, de sa conduite. C'est le sujet en situation dans la société qui doit être visé et non une exploration introspective sans fin, à travers les plis et replis de l'intime, au point de s'y perdre. Il s'agit de dégager des lignes de conduite et non de rester enfermé sur soi-même. Loin de conduire à un repli sur soi, à une coupure de l'engagement social, la réflexion autobiographique doit au contraire renforcer les liens de la personne avec son environnement et l'aider à prendre conscience de sa place et du rôle qu'elle peut jouer. Elle doit se déployer comme espace où se projeter, où inscrire de nouveaux choix afin de poursuivre sa route.

Le récit pose parallèlement le problème de l'objectivation de soi pour l'accompagnateur. En se dévoilant, en s'analysant à tout prix, le sujet prend le risque de se faire objet. A force de chercher à se voir, de vouloir s'approcher de soi et s'appréhender, l'autobiographe peut créer une illusion de soi. Il perd alors ses qualités de sujet et ce qui le constitue comme personne dans sa spécificité même. La narration ne permet plus d'arriver à ce dédoublement, de se regarder comme autre. Il faut donc se garder de toute approche trop réductive, ne pas faire rentrer le sujet dans des catégories définies et lui opposer des réponses toutes faites. Il faut prendre en compte chaque personne dans sa singularité même et permettre à chacun de s'attacher à ce qu'il veut être et faire de l'existence.

Notes
941.

M.C. JOSSO, «Cheminer avec interrogations et défis posés par la recherche d'un art de la connaissance en histoire de vie», op. cit., p. 282

942.

Nous avons exploré cette dimension chap. III de la 2ème partie : Le pouvoir être, Le projet

943.

Voir M. LECLERC – OLIVE, Le Dire de l'événement biographique, 2000, p. 59.

944.

P. L.BERGER, T. LUCKMANN, La Construction sociale de la réalité, Méridiens-Klincksieck, 1992, p. 75

945.

Nous empruntons cette formule à J.Y. ROBIN, Biographie professionnelle et formation, op. cit.

946.

C. DELORY – M. BERGER, Les Histoires de vie : de l'invention de soi au projet de formation, Anthropos, 2000, p. 78

947.

M.C. JOSSO, «Cheminer avec interrogations et défis posés par la recherche d'un art de la connivence en histoire de vie», op. cit., p. 276

948.

C. DELORY-MOMBERGER, R. HESS, Le sens de l'histoire : moment d'une biographie, Anthropos, 2001, Anthropologie, p. 12

949.

Ibid., p. 14