3 – Continuité et rupture

En écrivant son histoire, le sujet se confronte à une réalité et à des faits : les siens, ceux qui composent la matière même de son existence. Chaque vie est une réponse singulière à des questions que tous se posent, à des défis que tous rencontrent, à des désirs que tous partagent, à des limites auxquelles tous se heurtent. La relecture et l'analyse apportent de nouveaux éléments dans la mesure où l'on se situe dans une perspective d'ensemble.

Les différents stades de la vie peuvent être examinés successivement. La connaissance des phases de son existence, jusqu'au moment présent, facilite la mise en œuvre de son propre développement, et favorise une réflexion sur la vie adulte et ses enjeux. «Que ce soit par l'autodidaxie, par l'auto-analyse ou par l'auto-développement, les personnes qui cherchent à utiliser les événements de leur vie comme des occasions d'apprentissage et de développement trouveront sûrement là un écho à leurs préoccupations et à leur recherche personnelle. Par ailleurs ces mêmes idées sont fécondes pour quiconque fait de l'intervention. Dans la perspective du cycle de vie, les questionnements de l'adulte, ses questionnements d'adulte, ses remises en question ne sont pas simplement tolérés dans la mesure où ils sont l'expression d'un travail développemental, ils sont considérés comme des indices et des occasions de croissance.» 950

L'idée de développement renvoie au déroulement de la vie, à ses différents moments, auxquels sont associés autant d'objectifs, et à l'évolution de la structure de vie. L'être humain est essentiellement constitué par la temporalité. L'adulte traverse différentes saisons avec leurs phases de transition et de stabilité où apparaissent diverses épreuves à surmonter, conflits à résoudre, défis à relever. Il accomplit un voyage de maturation, se trouve face à des tâches développementales.

La personne qui se veut sujet de son histoire et qui cherche à l'appréhender dans la durée, peut s'inspirer des concepts et des grilles d'analyse du développement adulte de Daniel J. Levinson, pour étudier son cycle de vie. Elle dispose là d'outils lui permettants de réfléchir sur elle-même et d'appréhender son existence à travers ses aléas. « Une théorie de la structure de la personnalité nous offre une façon de penser à partir d'une question concrète telle que : Quelle personne suis-je ?»951. Différentes théories proposent de nombreuses manières d'envisager cette question et de caractériser quelqu'un à partir d'attributs tels que désirs, conflits, défenses, traits, aptitudes, valeurs. La théorie de la structure de vie cerne son approche à partir de cette question : quelle est ma vie maintenant?

La structure de vie est un concept pour analyser le tissu de la vie humaine, pour décrire la configuration de la vie d'une personne à un moment donné de son existence. C'est un outil apte à rendre compte d'une conception holistique de l'être humain et d'une nouvelle vision des choses. Le concept de vie s'enracine ici dans la phénoménologie et l'existentialisme. Il donne la possibilité de cerner l'homme dans son univers, de comprendre les lieux et formes de son action, de voir comment la personnalité influence les composantes de la vie et se trouve en retour, influencée par son engagement dans chacune d'elles.

La structure de vie permet de saisir l'insertion concrète de la personne dans son univers. Elle correspond à un moment du cycle vie de la personne (Levinson en distingue cinq : soit de 0 à 22 ans (enfance et adolescence), de 17 à 45 ans (jeune adulte), de 40 à 45 ans (mitan de vie), de 60 ans à plus (vieillesse), (le chevauchement représentant la fluctuation des périodes de transition)). Elle se centre plus directement sur la frontière entre le self et le monde. Elle tient compte de trois dimensions : l'univers socio-culturel de l'individu, les dimensions du self qui s'expriment dans les transactions avec l'environnement et la participation dans le monde à travers les différents rôles joués.

La structure de vie fait l'objet d'une évaluation, en fonction de sa viabilité et de sa convenance, à la mesure du degré de satisfaction qu'elle suscite. Elle peut prendre le chemin d'une transition et conduire à un travail de plus grande individuation, impliquant un retour sur soi et l'exploration de nouvelles possibilités lorsqu'elle ne correspond plus aux attentes de l'individu. C'est ainsi que Levinson introduit l'idée de changement à l'intérieur même d'une séquence du cycle de vie. A une période de stabilité, succède une phase de transition qui apparaît comme une remise en question, entraînant l'émergence d'une nouvelle structure et d'une nouvelle période lui succédant. Le rythme est toujours le même, ponctué en cinq temps (1 : entrée dans une nouvelle phase, 2 : expérimentation, 3 : ajustements et réorientations, 4 : sommet, 5 : temps-frontière, réévaluations, bilan et nouvelles directives pour le futur).

Les intentions de l'adulte s'insèrent à l'intérieur du processus de l'étape de vie qu'il est en train de négocier. «En empruntant les termes d'Heidegger […], la personne doit «anticiper son être», dans le projet de son «pouvoir-être» étant donné précisément que son «être là» se déplace continuellement dans la marche continue du temps. Il s'ensuit des préoccupations ou interrogations communes fondamentales chez les adultes d'un même groupe d'âge. Car l'évaluation de la situation respective de leur «a-venir», de leur «avoir-être» et de leur «présent concret» risque fort d'être comparable.» 952 Il existe donc une similitude dans le questionnement que la personne engage vis-à-vis d'elle-même et de sa vie, suivant la période où elle se situe et cela quelles que soient les conditions culturelles. Pour l'accompagnateur, la présence de ces éléments représente une connaissance additionnelle, permettant de seconder plus activement l'adulte dans son travail autobiographique. L'atterrissage sur la planète travail, la recherche d'un chemin prometteur, le fait d'être aux prises avec une course occupationnelle, l'essai de nouvelles lignes directrices, l'affairement à une modification de trajectoire, la recherche d'une sortie, l'attraction de la planète retraite, constituent autant de moments à prendre en compte pour travailler et poursuivre un développement vocationnel, réorganiser les données multiples et diversifiées d'une vie.

La vie de l'adulte est donc marquée par un processus d'évolution permanente, de changement, de réadaptation. Elle ne figure pas comme un mouvement linéaire mais fait l'objet de reprises, de détours, de réarticulations. Les phases de remise en question sont supérieures en intensité et durée comparativement aux moments de plus grande quiétude. L'adulte vit plus souvent dans des conditions de déséquilibre que dans un état de stabilité. Les périodes d'interrogation ne sont pas des circonstances exceptionnelles. Elles se placent au cœur du quotidien de l'adulte et constituent des conditions nécessaires d'évolution et de développement. Le questionnement auquel se trouve en proie l'adulte le situe dans un mouvement d'éducation permanente et en constitue en quelque sorte le signe.

La personne doit se reconnaître en déplacement perpétuel et accepter cette instabilité comme conséquence de la temporalité. L'individuation n'est jamais achevée. L'individu est pris dans un écheveau de forces contradictoires, se construit au croisement d'appartenances multiples et changeantes. «L'individu est plus que jamais une combinatoire de réseaux et d'interdépendances multiples, d'arbitrages cognitifs et d'ajustements interactifs. Cette nébuleuse incertaine est au cœur du processus historique d'individualisation. «953

Devenir un individu exige de s'incarner, de passer à l'acte, de se réaliser, de s'actualiser. Ce processus ne s'effectue pas sans crises et sans remise en cause des objectifs. «Il importe donc, grâce à la reconstitution de l'autobiographie, de faire prendre conscience que l'instabilité n'est pas toujours synonyme d'immaturité. A l'inverse, les remises en question se manifestent souvent par des comportements ayant toutes les apparences de désorganisation ou d'instabilité. Ils seraient très précisément les indices d'une évolution potentiellement très saine et accélérée du développement personnel.» 954

Le fait de découvrir qu'il y a d'une part des crises à traverser, que ces crises sont normatives et que d'autre part, des enjeux tels que l'identité, l'intimité, la générativité, l'intégrité 955 ne sont jamais résolus définitivement, déclenche le sentiment de pouvoir faire quelque chose, de ne pas être le jouet du destin. Le fait de comprendre que son rêve de vie peut être tyrannique, que le désillusionnement est sain, que l'amour, la mort, le sens du temps, le travail sont des thèmes réactivés au fil des événements et par conséquent susceptibles d'un aménagement différent, fournissent autant de points d'appui pour se regarder, donner du sens à son existence, prendre du pouvoir sur la vie. Le processus de la vie implique nécessairement, et de façon constante, des modifications, dérangements, désorganisations. Il faut s'y préparer pour être en mesure d'y faire face. La route du devenir adulte implique de renoncer à un certain nombre de choses. Les renoncements ont un coût mais permettent aussi d'avancer, de gagner en maturité. Sans cesse il faut quitter quelque chose pour trouver autre chose. Il faut se départir de son moi antérieur pour inventer son moi présent et faire place à d'autres parties de soi, troquer son idéal pour adopter une attitude de collaboration active face aux limites et aux contraintes de la réalité.

Traverser les différentes étapes de la vie exige de faire l'expérience de perdre quelque chose. Toutefois, cette perte s'accompagne d'une compensation, d'un gain possible. L'approche autobiographique aide à comprendre le phénomène de la perte-compensation montre qu'il faut aller au-delà de la perte. Quitter de vieilles images de soi, accepter de ne pas poursuivre dans certaines voies, constituent autant de pas difficiles pour le sujet. La vie est corrélative de l'idée de développement, de croissance, de motivations de l'ordre de la réalisation, de l'actualisation de soi, du pouvoir. Elle n'évoque pas le renoncement, les limites rencontrées, les contraintes. Elle s'inscrit dans une visée d'expansion, dans une linéarité.

Les crises, les heurts font l'effet d'une rupture dans un parcours en quelque sorte programmé. Aussi la connaissance de la notion de crise développementale a un effet dédramatisant pour la personne qui scrute sa vie. L'adulte se rend compte qu'avoir des problèmes fait partie du jeu et les reconnaît lorsqu'ils surviennent. Il découvre qu'il n'est pas le seul à vivre ce qu'il vit, que cela fait partie de la maturation que d'éprouver telle tension ou de vivre tel conflit. Un développement positif et accéléré implique tout autant de séquences périodiques pleines d'ambiguïtés et de comportements erratiques. Chaque crise, suppose un enjeu de croissance qui oscille entre deux polarités, entraîne un réajustement des buts et une réévaluation des cibles, conduisant l'adulte à une réadaptation et une réflexion sur les stratégies et les attitudes à mettre en place et à une plus grande amplitude. Le passage d'une période à une autre est une des conséquences de la temporalité. L'adulte évolue à travers des transitions d'autant moins difficilement qu'il s'est fait une idée du cycle de vie qu'il a traversé. La structure de vie s'avère le lieu privilégié, pour saisir la complexité du développement adulte.

Vivre est une tâche et non une donnée. Le sens est à découvrir, le projet à faire, l'identité à construire. Dès lors le défi pour l'individu est d'être disponible aux nombreuses naissances et renaissances qui s'offrent à lui pour continuer de se développer. Le but consiste à faire face aux enjeux de la vie à travers les aléas de l'existence. La maturité se révèle comme une quête, cependant que se métamorphose le regard sur les choses et le monde, et que s'installe un autre rapport à soi-même et aux autres.

La destination est moins importante que le chemin parcouru par le sujet. « Chaque adulte est comme un chef d'orchestre qui dirige les cuivres, les cordes, les bois et les percussions ou comme un commandant d'armée qui avance sur tous les fronts.» 956 Il s'efforce d'arbitrer sa vie le mieux possible en fonction des objectifs qu'il s'est assigné et des tâches développementales qu'il s'est fixé. Il s'incarne comme force active à l'œuvre, à un stade donné de son existence, faisant face à d'éventuelles tempêtes. « En levant le voile sur la phase adulte, la perspective du cycle de vie laisse entrevoir à quel point, loin d'être sans mouvement et sans agitation analogue à une mer étale, l'adultat est une période d'altération de mûrissement et de mue. « 957 L'adulte n'est pas le même au cours des diverses étapes qu'il traverse. Il conçoit sa vie différemment, l'actualise autrement. Il détermine des finalités et des préoccupations sans cesse renouvelées.

Le récit biographique marque en lui-même une rupture. Une brèche s'ouvre dans la continuité et la suite des jours. Le doute, le questionnement envahissent l'individu. Celui-ci a besoin de savoir où il en est et où il va. Il lui faut résoudre ces questions pour surmonter cette lame de fond qui le submerge. Le récit de vie intervient à ce moment précis de l'existence où la personne cherche à faire un bilan et se retourne sur ses années passées. L'écriture autobiographique oblige à sortir de sa vie pour la penser, la réfléchir. Elle demande que l'auteur aille au-delà de lui-même, qu'il se mette en marche et s'engage sur le chemin de l'exode. Elle suspend momentanément le cours du temps et institue en cela une trêve. Elle exige des réponses du sujet car elle est tout à la fois implication et positionnement. Cet acte exprime la volonté d'un sujet qui veut échapper à l'immédiateté de la vie, à l'enchaînement successif des jours et des années et entend se poser la question de ce qu'il a fait et de la manière dont il compte poursuivre sa route. Cette étape correspond à un tournant de l'existence et se situe le plus souvent dans cette sorte de «mitan» de la vie qui traverse l'adulte. Les années passées représentent déjà une part importante du temps de la vie, assez pour tenter d'en dresser l'inventaire.

La personne se trouve à une sorte de croisée des chemins. Elle s'interroge sur ses engagements, sur son avenir. Entre le temps écoulé et celui qui reste à venir, il faut instaurer une réflexion pour se projeter en avant. L'autobiographie répond à cette nécessité. Le récit offre les moyens de s'interroger sur son mode d'être comme sur son propre être. Il permet de cerner le «Dasein» (dont parle Heidegger), l'être là qui nous constitue et de l'aborder à travers son appartenance au monde. Il tente de circonscrire la relation fondatrice dans laquelle se construit l'identité personnelle.

Le sujet est arrivé en quelque sorte à la fin d'un cycle, d'une séquence de sa vie. Ses marques et ses repères s'effritent, il subit une sorte de crise existentielle. Il lui fait découvrir de nouveau points d'équilibre, mettre en place un nouveau système. La démarche autobiographique incarne cette nouvelle recherche, est l'expression d'un certain état de conscience. Elle correspond à ce moment difficile et décisif dans l'évolution de l'individu. La rupture et le déclinement que vive le sujet doivent parallèlement déboucher sur de nouvelles issues, mettre à jour d'autres orientations. Le récit autobiographique est constitutif de ces données. La reprise du passé s'avère détentrice de l'avenir, est un moyen de se repérer par rapport à des cadres idéologiques, psychologiques, religieux, professionnels; permet de résoudre des contradictions. La narration autobiographique fait état de la mobilité d'une vie et des phases de questionnement et d'interrogations qui l'accompagnent. Elle atteste que la personne bouge. Elle s'oppose à la fuite, et libère des alternatives masquées par l'ordre des choses. Elle établit la distinction entre déterminations et intentions et permet d'avancer dans son cheminement.

Le sujet se trouve confronté à des perturbations, vit des remises en causes, se trouve touché dans ses processus de fonctionnement mais ce déséquilibre, cette déstabilisation s'avèrent comme les étapes préparatoires d'un renouvellement. Une page doit être tournée pour aborder la suivante. Le récit de vie résulte de ce bouleversement, est passage vers une autre séquence. Il va dans le sens de certains choix, de certaines décisions, montre que le sujet procède à des arbitrages. Il faut fermer des parenthèses, savoir laisser des choses de côté, lutter avec le passé, l'acquis, le certain pour en venir à d'autres ouvertures. Il faut entrer en «réforme» pour survivre. La construction de soi-même et de son existence sont corrélatives de ce processus de rupture pour amorcer d'autres étapes.

La lecture autobiographique aide le sujet à se situer, à conscientiser les différentes étapes de sa vie, à replacer les morceaux. Elle s'effectue à contre courant de l'oubli, en quête de sagesse et de savoir. En lien avec le cycle de vie, cette exploration permet d'anticiper les remises en question à venir comme autant de situations potentielles de développement continu. D'un cycle intra-étape à un cycle inter-étape, l'adulte se préoccupe davantage des métafinalités de son existence ou se trouve essentiellement impliqué dans un questionnement concernant les métamodalités de réalisation de son ou ses projets de vie. La connaissance de ce processus de fonctionnement figure comme un support essentiel pour réaliser la mise en œuvre d'un nouveau déploiement. Celui-ci appelle à des approfondissements, à une responsabilité plus ajustée à l'égard des autres, à une exigence de ce que chacun veut être. Le sujet mesure ce qu'implique sa manière d'agir, ses incohérences, son manque de logique. Les réponses trouvées permettent de redistribuer et d'aménager sa structure de vie, mènent vers une réorganisation de la personnalité incluant une recherche de la sérénité, un sentiment d'intégrité, une conscience de soi accrue. Le retour sur le passé devient une occasion de développement psychologique et de croissance personnelle, déclenche les naissances et les renaissances de la vie adulte.

Notes
950.

R. HOUDE, Le Temps de la vie : le développement psychosocial de l'adulte, 3è éd., G. Morin, 1999, p. 324

951.

D.J. LIVINSON, «Seasons of a woman's life», 1996, in : R. Houde, op. cit., p. 125

952.

D. RIVERIN-JIMARD, «Les Cycles de vie» pp. 181-197 : in Histoires de vie, tome 2, l'Harmattan, 1993

953.

J.C. KAUFMAN, op. cit.., p. 232

954.

D. RIVERIN-SIMARD, Les Cycles de vie, op. cit., p. 192

955.

Nous reprenons ici la terminologie d'Erik H.Erikson (1902-1994) qui selon le moment du cycle de vie considéré met en relation l'un de ces paramètres. L'intimité renvoie à soi-même et aux autres, réfère à l'amitié, à l'amour et implique la capacité de se relier et de communiquer avec autrui. La générativité désigne la préoccupation envers les générations montantes et envers l'univers dans lequel elles vivront. L'intégrité correspond à la prise de conscience de la finitude de sa vie et de l'éventualité de sa mort ce qui entraîne une évaluation de la vie.

956.

R. HOUDE, op. cit., p. 301

957.

Ibid., p. 394