III – FORCES ET PERILS DE LA DEMARCHE AUTOBIOGRAPHIQUE AU REGARD DE LA FORMATION DE L'HOMME

1 – La triple dimension

Le travail autobiographique respecte la figure du sujet, tient compte de sa particularité, de sa spécificité propre et l'entend comme totalité singulière et autonome. Il permet à la personne d'exister, de visualiser pleinement sa vie. Il met en scène un individu qui s'interroge vis-à-vis des orientations fondamentales et des valeurs qui ont procédé à l'organisation de son existence; qui interprète son parcours et qui cherche parallèlement à être reconnu par ses pairs.

Ces trois dimensions se révèlent inséparables de l'être humain et se prêtent totalement à la relecture biographique. Elles donnent épaisseur et consistance au texte en évitant dispersion et éparpillement. Elles offrent la possibilité de se livrer à une véritable analyse en jouant le rôle d'une sorte de grille ou de canevas à partir duquel le récit peut s'articuler. Elles découvrent les préoccupations du sujet sa personnalité, révèlent une vie à travers ses rebondissements et ses multiples aléas. Elles permettent à chacun de progresser dans la connaissance de lui-même, de ses désirs et de ce qu'il entend réaliser à partir de ce qu'il a déjà entrepris.

Autant d'orientations qui donnent l'occasion d'approcher au plus près l'auteur, narrateur, sujet et objet du texte, de l'appréhender, de cerner son essence, son moi, sa substance. Il s'agit au-delà des vérités particulières propres à un sujet singulier, de tenter rejoindre le plus grand nombre des hommes. La vie d'un être possède à fortiori des points communs avec celle de tous et les enseignements retirés à partir d'un exemple précis peuvent servir aux autres, tant il y va de la découverte de l'autre comme soi-même dans une altérité. Il s'agit de cerner enfin quelle peut être la véritable formation pour l'homme, de mesurer son ancrage et de réfléchir à la façon dont elle peut se réaliser et se vivre à travers l'acte autobiographique.

Il est fondamental que l'étude autobiographique se fonde sur ces trois éléments et n'en omette pas un, car cela déséquilibrerait la recherche et porterait atteinte à l'acte de formation. Pour que la prise en compte de la personne puisse s'effectuer de manière réaliste et efficace, il convient de l'aborder sous l'angle de la transcendance, de la réinterprétation et de la reconnaissance sociale réunies. Se limiter à envisager le sujet, sous le seul aspect de la réinterprétation et de la reconnaissance sociale, en écartant la transcendance, reviendrait à gommer ce qui constitue l'essence de l'homme, cette nécessaire intériorité, altérité, référence à un ordre supérieur de choses indispensables à toute existence. Comment engager quelqu'un sur le chemin de la formation en niant cette sphère plus haute que la morale, cette aspiration au sacré se déployant à partir de l'homme lui-même et du mystère de sa liberté. La tentative que constitue l'autobiographie pour redonner forme à l'existence, en restituer le déroulement, la configuration, et les multiples rebondissements ne peut trouver son chemin qu'en s'appuyant sur des «cadres d'objectivité». La dimension spirituelle constitue un invariant de la démarche autobiographique au même titre que l'interprétation et la reconnaissance sociale. C'est pourquoi, il convient de ne pas dissocier ces trois éléments.

Il faut donc chercher à embrasser l'ensemble des réalités d'une existence, à rendre compte d'un sujet à travers son entièreté et la diversité de son moi. Les structures proposées ici ne peuvent se révéler objectives qu'à conditionner de fonctionner ensemble et de s'articuler les unes avec les autres. Elles reviennent alors à rapprocher le sujet de ce qu'il pense, l'invitant à définir, formaliser ses idées, ses convictions. Le passage à la position autobiographique peut alors s'effectuer à travers le texte. Celui-ci devient rite d'initiation, conscientisation de l'existence. La recherche porte à la fois sur les conditions historiques, sociales, les modes de production, les actions du sujet, ses buts, valeurs et son système de références. Chaque dimension explorée rend une signification, révèle la personne, fait avancer la connaissance, la compréhension et met sur la voie de la formation. Chaque pas esquissé par le sujet à travers les ouvertures et réflexions déclenchées par l'éclairage de ces différents pans, lui permet d'apprendre de son histoire. Chaque déchiffrement prend place dans un réseau de liens et fait partie d'un tout. Le sens se donne à lire dans cette reconstitution progressive constitutive d'une orientation et d'un devenir.

Les catégories de la transcendance, de l'interprétation et de la reconnaissance sociale, comme nous l'avons vu (au chapitre I, de la 3ème partie) travaillent la formation autobiographique, à travers une mise à distance et une réflexion propice à un dévoilement, une découverte des enjeux et des engagements dont se compose fondamentalement une vie. Elles aident à se mettre en marche, à aller au fond des choses, à s'immerger au cœur de la vie des narrateurs, à travers ses différents aspects (personnel, familial, professionnel). Elles restituent des sujets qui proposent des lignes de conduite, invitent à réfléchir sur un devenir, un sens donné à l'itinéraire et introduisent l'idée d'une potentielle refondation. Interroger sa vie, sonder son existence renvoient à un ensemble de choix et d'orientations reposant nécessairement sur des valeurs, des croyances morales, philosophiques, religieuses. Comprendre une personne, l'aider à se saisir de son vécu, à se l'approprier, imposent un détour du côté de ses adhésions, de ses convictions, de ses idées. C'est là que le sujet puise la force de dire non, de refuser certaines propositions ou encore de s'engager dans des entreprises difficiles qui exigent un fort investissement. Le «ce que je suis», «ce que je fais» réfléchissent un «ce que je crois». Une vie s'éclaire par rapport à un idéal, un sens de l'accomplissement.

La catégorie de la transcendance, telle que nous l'avons découverte à travers Augustin, pose le problème de ce pour quoi l'on vit, de ce qui importe fondamentalement. Travailler son autobiographie, consiste aussi à se confronter à ses choix propres, à se poser la question de leur bien fondé, à les entériner ou encore à opter pour d'autres valeurs si l'on va dans le sens d'une redéfinition ou d'un changement.

La narration met en scène en sujet qui cherche un sens à sa vie, une direction à lui donner. La dimension de la transcendance réfléchit cette quête qui traverse nécessairement tout homme, cette capacité à aller au-delà de soi, cette exigence de dépassement qui pousse hors de lui-même et de ses limites tout individu. Toute existence est marquée par des combats, des défis que la personne se lance et relève, par des engagements que le sujet honore quel que soit le prix à payer et les conséquences à assumer. Elle implique une ténacité et une persévérance pour aller jusqu'au bout de ce que l'on a décidé et suppose un don de soi, un humanisme, un altruisme. Ne pas s'en tenir à ce que l'on peut faire mais tenter plus, aller plus loin et plus haut. C'est bien à travers une telle exigence que la personne s'affirme et existe.

Il ne s'agit pas seulement d'avancer mais de progresser à la lueur de ce que l'on croit, ce que l'on veut être, des idées auxquelles on souscrit et que l'on veut faire partager. La libre disposition de soi est aussi responsabilité, renvoie l'homme à ce qu'il est et à ce qu'il veut faire de son existence. Ces données se retrouvent au cœur même de toute autobiographie. L'éclairage apporté par la dimension de la transcendance met l'homme face à des choix fondamentaux et des éléments essentiels de sa vie. La réflexion autobiographique si elle veut s'avérer complète et totale ne peut faire l'économie de ces paramètres.

L'écriture autobiographique ne consiste pas à se livrer à une exploration de soi, à une introspection en toute complaisance, et à sombrer dans le narcissisme absolu. Elle pose les vrais problèmes d'une existence et se révèle formative lorsqu'elle est sous-tendue par une réflexion porteuse, un cadre qui oblige le sujet à structurer un récit, à l'organiser à prendre conscience des implications d'une vie, de ses enjeux, de sa destination. L'homme est liberté car la personne est un projet librement choisi en vue de se réaliser.

L'être humain participe au fondement de sa personne en choisissant ses actes, ce pour quoi il se fait une essence car nous ne sommes vraiment que ce que nous devenons. L'examen autobiographique, pratiqué à travers la dimension de la transcendance, fait prendre conscience de ces données fondamentales. Comme le dit Gaston Pineau : «L'autobiographie n'est donc pas seulement un luxe de bourgeois ou bourgeoises désœuvrés en peine d'âme; elle semble devoir constituer un moyen essentiel d'appropriation vitale à développer.» 958

La catégorie de l'interprétation, telle que nous l'avons découverte à travers Jean-Jacques Rousseau, permet au sujet de reprendre possession de son existence de se réapproprier son histoire. Celle-ci ne lui échappe plus et devient véritablement sienne à travers la mise en écriture et l'organisation du récit auquel se livre son auteur. Celui-ci rassemble et assemble les éléments de son histoire, les organise au sein d'une narration dont il veille au déroulement et à la cohérence. Il est maître du jeu, établit les liens, les significations. S'engager dans une démarche autobiographique, consiste à reconnaître son histoire, à intégrer les événements qui la composent, à accepter les épreuves douloureuses qui en font partie. Seul le processus autobiographique permet de réaliser cette médiation et de s'engager vers l'avenir en ayant pansé les plaies du passé. L'écriture a des visées thérapeutiques, permet de surmonter les secousses et traumatismes subis.

La dimension de l'interprétation se prête à cette recherche que le sujet effectue vis-à-vis de lui-même et de sa vie et respecte le statut et la qualité d'auteur. C'est l'auteur qui est détenteur de son histoire, qui la connaît mieux que quiconque et en possède les clefs. Par conséquent, il reste maître de l'interprétation qu'il établit et des versions qu'il donne. Il se raconte et reconstruit son itinéraire à la lueur de son présent et de ce qu'il pense avoir compris.

Le concept d'interprétation permet au sujet de se livrer à une totale analyse de son existence et d'en faire le tour. Il implique un retour sur le passé, un retour sur soi, joints à une analyse, et une justification de ses actes et de ses comportements. Il suppose la mise en valeur de certains épisodes, la recherche d'une certaine figure de soi, et d'une posture au travers de l'histoire. Le regard porté sur le passé permet de se saisir des moments fondateurs d'une vie, d'évaluer leur importance et implications futures. Le retour sur soi, va dans le sens de ce que je suis devenu aujourd'hui à ce que j'ai été hier et non inversement et récapitule ce qui a été traversé et subi, la manière dont les épreuves ont été affrontées. L'occasion est donnée au sujet de pouvoir relater ce qu'il pense avoir réellement vécu comme d'exposer les véritables raisons et motivations de ses comportements. L'accent est mis sur les moments importants de l'histoire. Le sujet esquisse une manière d'être, de prendre position, un style de conduite et dévoile les traits de son identité. Il dispose de la liberté de se narrer comme il l'entend, de mettre en mot son histoire selon ses propres convictions et sentiments.

La dimension de l'interprétation se trouve inscrite dans la démarche autobiographique. Il importe donc de laisser toute sa place à cet aspect et de le travailler. C'est rendre l'auteur à part entière sujet de son histoire, lui montrer qu'il a prise sur sa destinée, malgré les circonstances et les événements. C'est l'inciter à prendre en mains sa vie, à agir. Examiner son rôle, ses actions, revient à prendre en compte ce que l'on a effectué, à réaliser le chemin parcouru et à s'acheminer vers une plus grande connaissance de soi et de ses possibilités. Voilà ce que j'ai fait au cours des années passées, voilà pourquoi et comment.

Sans doute faut-il le recul et l'opportunité autobiographique pour mesurer l'importance et la variété de son expérience et pour déchirer le voile de l'opacité qui entoure bien souvent une vie. Même si cette opération relève d'une reconstruction, d'une réinterprétation, elle s'avère néanmoins formative. Elle permet de ne pas en rester là, de s'acheminer du non-savoir, de l'insu vers une plus grande connaissance et compréhension des processus formatifs de la vie et se trouve génératrice d'une évolution. L'auteur accède directement à sa propre histoire et prend conscience de la façon dont il s'est structuré et construit, de sa manière d'aborder les problèmes, de réagir et de faire face. Il découvre ses points forts et ses points faibles et se donne par ce biais les moyens de pouvoir y remédier et de travailler à sa propre forme. La représentation, la création qui s'élaborent à travers l'écriture autobiographique et l'interprétation qui s'en trouve constitutive, participent à une affirmation de soi, une confiance retrouvé, un plus d'être générateur d'avenir.

La catégorie de la reconnaissance sociale, telle que nous avons pu l'aborder à travers George Sand renvoie le sujet à son statut, sa position sociale et se révèle inséparable d'une vie. La personne existe par et à travers le regard des autres, qui lui concèdent et lui reconnaissent un certain rôle, une fonction ou qui au contraire la rejettent et se refusent à l'accepter pour de multiples raisons. La société est le théâtre de multiples affrontements. Le milieu professionnel n'est pas exempt de luttes et se trouve particulièrement concerné par ces problèmes. Cette question se trouve donc inscrite au cœur de la perspective autobiographique et constitue l'un des pans sur lequel la recherche peut s'asseoir. La dimension sociale renvoie à la notion de reconnaissance, d'affirmation de soi, de conquête de l'identité, fait également écho aux critiques que le sujet peut adresser à la société, aux déceptions que celui-ci ressent et témoigne des préoccupations sociales, des idées politiques, économiques sociales, qui habitent l'auteur. Chaque être humain négocie une place réelle, une considération, l'obtention d'une réelle qualité sociale au cours de sa vie d'adulte. Cette condition est nécessaire, garantit son équilibre et son insertion dans la société. Elle contribue à l'image et à la confiance que le sujet peut avoir de lui-même comme aux doutes que celui-ci peut entretenir.

L'autobiographie est l'occasion pour son auteur de revenir sur certains points cruciaux et permet de tourner la page. Elle fonctionne dans le sens d'une évolution et d'un apaisement et donne parallèlement la possibilité au sujet de se définir, de faire état d'une certaine manière d'être, d'un style, d'une façon d'exercer son jugement et d'agir qui lui est propre. Le sujet se trouve en écrivant, en se retournant sur son passé, en examinant ses positions et choix, au fil des situations traversées. Il se voit et prend acte de lui-même. L'auteur progresse dans la découverte de son identité, des étapes essentielles et fondatrices qui ont joué un rôle dans la constitution de celle-ci. Il mesure la portée des influences, des exemples rencontrés. Il réalise ce qui contribue à forger un caractère et un être, et les conditions déterminantes à cet égard.

Le fait de vivre, d'affronter l'existence, s'accompagne d'une réflexion sur la société, sa manière de fonctionner et suscite en retour des prises de position, des réactions vis-à-vis d'abus, d'injustices, d'inégalités. Le regard porté sur soi et sur son existence renvoie à la vie professionnelle, sociale, aux combats menés pour s'imposer, défendre sa ligne de conduite, ses stratégies, ses initiatives et s'affirmer à travers ses capacités à mettre en œuvre et à conduire des opérations de différents types. La jalousie, les querelles intestines, la mise sur la sellette ou à l'écart sont autant de procédés auxquels les auteurs peuvent se trouver soumis. La certitude d'avoir été utilisé, trompé viennent parfois s'ajouter. Autant de blessures et de désillusions auxquelles il faut faire face. Le tissu de la vie se compose aussi pour une large part de cet ensemble d'expériences qui marquent profondément le sujet. Les années passées, les milieux fréquentés, sont aussi l'occasion de dénoncer des abus, des pratiques illicites, un système qui génère ses propres dysfonctionnements et tolère des avantages acquis au mépris de tout sens de l'équité. Les auteurs font passer des idées, délivrent un message. Ils se servent de leur autobiographie pour transmettre leur expérience, leur savoir, susciter une réflexion, une reprise de leurs méthodes, une adoption de leurs principes et pour tenter de travailler à un changement dans le sens d'un plus social, d'un respect de chacun, de ce qu'il est et de ce qu'il peut apporter à la société.

L'appui fourni par les catégories de la transcendance, de l'interprétation et de la reconnaissance sociale permet au sujet de se livrer à une analyse approfondie de sa vie, et de travailler son histoire en étant travaillé par cette relecture et ses prolongements. Les lignes orientatrices de l'existence, les choix, les références de l'auteur, sa subjectivité, la perception de son parcours de son évolution, la portée sociale de son vécu se trouvent convoqués.

Le traitement de l'histoire autour de cette triple dimension engage sur le chemin de la connaissance. Les limites et les repères offerts favorisent la mise en œuvre du processus autobiographique. Les données retenues par l'auteur prennent place dans une stratégie d'objectivation et s'inscrivent dans une dynamique herméneutique. Le processus induit conduit vers un chemin d'intériorité de proximité, constitutif d'une liberté d'être et de se révéler, qui relève d'une véritable formation pour la personne.

Notes
958.

G. PINEAU, MARIE- MICHELE, Produire sa vie, op. cit., p. 124