CONCLUSION

L 'autobiographie est un moment de la vie qu'elle raconte. Elle s'efforce de dégager le sens de cette vie et elle est en elle-même un sens dans cette vie. Elle n'est pas la simple récapitulation du passé, elle est l'entreprise d'un homme qui s'efforce de se rassembler et de se ressembler en un certain moment de son histoire. L'autobiographie consacre l'effort de quelqu'un qui veut donner sens à son existence. Chacun est de soi-même le premier témoin et chacun est pour soi-même l'enjeu existentiel. L'autobiographie se présente comme le miroir d'une vie.

La signification de l'autobiographie doit être cherchée par delà le vrai et le faux. Une vérité s'atteste image de soi et de l'homme. Une projection du domaine intérieur dans l'espace extérieur s'effectue qui conduit à une prise de conscience de soi-même. La signification intime et personnelle a valeur en premier lieu. C'est le projet sincère de ressaisir et de comprendre sa propre vie qui importe et non une sincérité à la limite impossible. Il ne s'agit pas de dévoiler une vérité historique mais de révéler une vérité intérieure, de s'orienter vers une recomposition en valeur de la destinée personnelle.

La recherche d'unité prime. La démarche autobiographique s'esquisse d'un point de vue anthropologique comme l'un des moyens de la connaissance de soi grâce au déchiffrement et la reconstitution d'une vie dans son ensemble. L'individu recentre en lui-même ses expériences et connaissances, fonde sa propre vision du monde.

L'homme qui part à la découverte de lui-même ne se livre pas à une contemplation passive de son être personnel. La confession du passé se réalise comme œuvre dans le présent. Elle opère une véritable création de soi par soi. Elle évoque le passé pour le présent et dans le présent. Elle réactualise ce qui conserve sens et valeur. Elle affirme et fonde une fidélité ancienne et nouvelle, engage l'avenir.

Le transfert de l'écriture crée un autre espace qui provoque de nouveaux objets et esquisse de nouvelles orientations. Le simple fait d'une récapitulation engage la personne, provoque une mise en ordre. Ce geste de classement et de repérage confère une certaine sécurité et ouvre de nouvelles perspectives.

En s'inscrivant dans l'existence, l'autobiographie modifie la vie à venir. Elle permet de réaliser la prise en compte des déterminants de sa propre histoire et d'esquisser d'autres orientations. La récapitulation des âges de l'existence oblige à situer ce que chacun est dans la perspective de ce qu'il a été. L'essence de l'être se dessine dans la loi d'assemblage et d'intelligibilité de toutes les conduites, de tous les visages croisés, de tous les lieux qui figurent comme autant de signes du destin.

L'écriture autobiographique est prescriptive de la réalisation de soi et se constitue comme point de passage obligé entre le passage que chacun à accomplir par lui-même entre ce qu'il est et ce qu'il doit et veut être. L'être est un projet librement choisi en vue de se réaliser. Il s'agit bien de se raconter pour dire ce que l'on devrait être d'une certaine façon : ce par quoi je me fais une essence et fonde ma personne.

L'autobiographie génère les prises de conscience nécessaires à la revendication d'être et à sa réalisation, si difficile soit-elle. C'est dans l'écart du sujet à lui-même que peut se trouver le projet d'une histoire à faire et se réaliser la dimension formatrice de l'autobiographie. C'est dans cette marge que viennent s'inscrire l'éducation et la formation.

L'écriture autobiographique dévoile la façon dont chacun agit pour se former et devenir acteur de sa vie. Elle découvre la formation comme activité constitutive de chacun au travers de la vie. Elle démontre que l'homme est agent essentiel de sa réalisation pour les situations dans lesquelles il se trouve placé. Chaque vivant est un cogito et un artisan de lui-même. Chaque personne peut établir et restituer le sens de son existence, car c'est son intervention qui structure le champ du vécu et lui donne sa forme définitive. La démarche autobiographique s'incarne comme instrument pour penser sa vie et la construire.

C'est dans la conscience et l'expérience personnelle de son historicité que l'homme peut engager le procès de sa formation et advenir à lui-même. Cette dimension lui permet d'avoir prise sur sa propre histoire, d'en infléchir relativement le cours, de la réorienter. C'est la conviction de leur constitution dans le rapport au passé et à l'avenir qui donne aux êtres humains leurs infinies possibilités de réalisation et de renouvellement. Ce sentiment émerge à travers le travail autobiographique. La perspective est celle d'une totalité projetée, celle de mon histoire et du «je» qu'elle construit au fur et à mesure de l'écriture.

L'autobiographie subordonne le temps du monde au temps de l'homme, impose un déterminisme au devenir, la marque d'une liberté qui se conçoit elle-même comme recherche de justification. Le récit fait acquérir à celui qui le produit, autorité identité, existence. Il répond au vœu de présence d'esprit qui s'efforce de rassembler et de contrôler l'usage que la personne fait d'elle-même.

La voie autobiographique offre un espace charnière médiateur, propre à la connaissance et à la mise en place de nouveaux rapports vis-à-vis de soi-même et du monde. L'autobiographie chrétienne (à travers la démarche de Saint Augustin), l'autobiographie moderne (à travers la démarche de Rousseau), l'autobiographie sociale (à travers la démarche de George Sand et Marie d'Agoult) restituent chacune une façon de se dire, de se lire, de se former et correspondent à une nouvelle vision de son histoire pour leur auteur respectif, ainsi qu'à une prise de conscience aiguë de soi.

La signification de la démarche autobiographique consiste fondamentalement en cette interrogation et recherche qui s'effectuent par la médiation de l'écriture. Ce processus permet de prendre en compte son individualité et de répondre à des questions de ce type. Quelles ont été les étapes et les moments charnières de ma vie ? Comment me suis-je formé? Comment suis-je devenu moi ? Ces questions vitales renvoient nécessairement à une époque, à un temps donné. Chaque personne se trouve impliquée dans un moment précis de l'histoire, qui met en exergue certaines idées et valeurs, considérées comme essentielles. L'entreprise autobiographique se fait l'écho de ces préoccupations. C'est en cela que l'on peut parler de «forme spécifique d'autobiographie» et «de modèle prédominant».

La réflexion autobiographique entraîne un approfondissement de son rapport avec soi-même, une réévaluation de l'existence. Par delà les événements, se profile le sens d'accomplissement d'exigences fondamentales, qui justifient une existence. L'exercice autobiographique participe à un projet vital : projet de réaliser l'unité de l'en soi (que je suis sous le regard de l'autre) et du pour soi (que je suis comme conscience). Elle met en avant une orientation immanente.

L'autobiographie atteste de la façon dont tout homme vit son histoire. Chaque être porte en lui l'humaine condition. La mémoire personnelle est aussi une mémoire collective, et l'intimité mène vers l'universalité. L'entreprise autobiographique se trouve guidée par la quête du général comme la recherche du singulier. Elle représente «un instrument culturel de production de sa vie» pour tous ceux qui l'entreprennent. Le déroulement de l'histoire souligne l'évolution de la démarche autobiographique et son orientation vers une conception plus instrumentale, sa constitution progressive d'expression formative en instrument scientifique de formation.

L'autobiographie représente une invitation à réfléchir à la formation à sa propre formation au moment de l'élaboration du récit et donne la possibilité de repérer les processus à travers lesquels on se forme. Identifier et traduire ses acquis permet d'opérer la reconnaissance personnelle de soi. Il est nécessaire de comprendre ce qui a façonné son système de perception, de raisonnement et d'action.

L'approche biographique crée les conditions d'objectivation des expériences formatives et donne accès au processus de formation de chacun. Elle se veut au service d'une réflexion méthodologique. Elle incarne une conduite vitale de synthèse et fournit la substance d'un projet pour l'avenir. Elle représente quelque soit l'époque une activité symbolique pour se comprendre, essentielle à l'autoformation de cette vie.

Il est vital que soient interrogées les réalités sociales et personnelles dans leur complexité dans une perspective de projet de vie et d'action pour chaque personne. Le travail autobiographique offre l'occasion d'envisager son histoire de vie, ses orientations sur la base d'une totalité possible qui articule ses héritages, ses expériences, ses désirs face aux opportunités socio-culturelles, en combinant contraintes et marges de liberté.

L'expérience est la matière première de l'autobiographie. L'homme s'ouvre dans l'existence à la faveur de situations vécues, de circonstances, d'événements. On ne peut imaginer qu'à partir de ce qu'on est, de ce qu'on a éprouvé ou fait. Chaque individu singulier est le produit d'une histoire, donc d'une somme d'expériences.

Les processus de connaissance et d'apprentissage sont ancrés dans l'histoire de vie. Il y a apprentissage expérentiel dans l'après coup d'un dire qui témoigne d'une réouverture du sens. L'expérience analysée et réfléchie se mue en connaissance. La formation issue de ce processus consiste en une nouvelle prise en charge de soi mettant sur la voie de l'autonomie et du développement personnel. L'examen engagé travaille l'identité de la personne, favorise un accroissement et une plus grande consistance d'être et fait émerger un individu sujet qui se saisit de son existence. L'histoire de vie se constitue comme processus de recherche-formation.

Cependant, la démarche autobiographique implique de se situer dans un espace critique pour analyser son parcours et sortir de sa problématique existentielle. Il ne suffit pas de se placer face à soi pour parvenir à faire toute son histoire et pour se projeter vers l'avenir. Le territoire d'écriture du moi est restrictif par définition. Il génère un certain nombre d'effets comme nous l'avons vu, mais ne peut lever toutes les difficultés pour faire sa vie et la comprendre.

L'autobiographie pose le problème de la contradiction à l'autoformation. On ne peut réellement s'éduquer et se former en faisant l'économie de la rencontre de l'autre. Celui-ci agit bien souvent comme révélateur vis-à-vis de soi-même. Il fait sortir de l'espace trop intérieur du moi. La prise en compte de tous les éléments de sa vie dans une visée synthétique passe par une interaction avec une autre personne.

Seule l'interlocution donne valeur sociale et d'échange. L'effet de dynamique, la construction d'un projet vis-à-vis de la vie se trouvent liés à la situation heuristique de communication et de confrontation. La nécessité d'un accompagnement, circonscrit dans certaines limites d'une intervention d'autrui, se font ressentir pour tenter de s'y retrouver dans les différents morceaux semés au fil des ans et des événements. Il est nécessaire qu'une relation pédagogique s'instaure, que des échanges s'effectuent dans un cadre institutionnel pour que l'effet maïeutique puisse se produire. La médiation d'un tiers, les interventions de l'accompagnateur, conditionnent l'opérativité de la démarche, font passer d'une posture égocentrique de repliement sur soi et son histoire à un statut épistémologique. Le récit de vie devient histoire de vie. Cette modalité génère de nouvelles dispositions, permet de dépasser les particularismes narratifs pour s'engager dans des rationalités partageables et des propositions conceptuelles.

Toutefois, dans ce nouvel environnement, l'autobiographie se trouve menacée par la tentative scientifique et techniciste. On lui oppose une exigence d'objectivité tout particulièrement dans le domaine de la formation. La démarche se trouve convoquée et mise en cause par la science qui en dénonce tous les dangers : dérive subjectiviste, idéologie du sujet, risque d'auto-centration, de narcissisme, d'enfermement.

Mais peut-on constituer réellement une science du sujet et de l'existence ? L'autobiographie n'est-elle pas avant tout l'expression de l'existence et d'un sujet en soi ? La spécificité de la démarche autobiographique implique de se situer dans un autre type de compréhension et de recourir à une approche différente.

Il faut aller chercher ailleurs les cadres d'objectivité qui structurent la démarche du sujet. Le détour effectué du côté de l'histoire, à travers les modèles fondateurs représentés par Saint Augustin, Jean-Jacques Rousseau, George Sand et Marie d'Agoult inscrit la permanence de certaines références : le dépassement de soi, l'affirmation de soi, la reconnaissance de soi ,et se révèle à même de lutter contre la réduction de l'autobiographie en simple objet scientifique.

La science se trouve ailleurs que dans une évaluation du récit à travers un comptage de mots, de lignes, d'expressions tel que le suppose l'analyse du contenu. Elle réside dans une recherche des structures profondes qui sous-tendent la démarche autobiographique.

Notre thèse constitue un essai pour dégager ces éléments et chercher des invariants du récit autobiographique sans perdre de vue la rationalité et la rigueur qui doivent s'attacher à toute recherche. Les catégories de la transcendance, de l'interprétation, de la reconnaissance sociale restituent toute sa profondeur et ses pleins pouvoirs au récit autobiographique et constituent autant de voies pour retrouver une certaine éthique, une altérité et un humanisme trop souvent oubliés.

C'est bien à partir de ces trois axes que l'homme peut réfléchir à sa formation, à la façon dont il peut se donner forme, et trouver les clefs d'interprétation de ses propres conceptions de la formation. En s'appuyant sur une telle construction, en étant portée par cette réflexion, l'écriture autobiographique s'inscrit dans une stratégie et une dynamique herméneutique. Les limites fixées obligent à ordonner le récit et à en venir aux questions essentielles auxquelles se heurtent nécessairement les individus dans leur existence : savoir d'où l'on vient et où l'on va. Le sens de la vie considérée comme un tout, la vocation et la destinée s'esquissent. La cohérence et l'unité ancrée dans une identité peuvent alors apparaître.