2.1. La surface : un processus de remplissage ?

De nombreux auteurs (Gerrits & Vendrik, 1970 ; Grossberg & Mingolla, 1985 ; Spillman, 1997 ; Walls, 1954) ont considéré que la surface était traitée par l’intermédiaire du processus de remplissage. En d’autres termes, la surface n’est pas encodée directement mais elle est reconstruite à partir des contours. L’objectif de cette partie est de montrer ce qui a amené de nombreux auteurs à considérer le traitement de la surface comme un processus de remplissage.

Depuis plusieurs siècles (Mariotte, 1668 ; cité par Wade, 1998), nous connaissons l’existence d’une curiosité dans la conception anatomique de l’œil. Cette curiosité concerne une petite zone de la rétine sur laquelle les axones des cellules ganglionnaires convergent pour former le nerf optique. Cette région de la rétine est appelée la papille, et la zone du champ visuel correspondante est connue sous le nom de tache aveugle, appelée aussi disque optique. Comme cette région ne comporte pas de photorécepteur, elle est insensible. La Figure 12 à gauche indique l’emplacement de la tache aveugle dans la rétine (situé à 13-15 deg de la fovéa). De plus, la Figure 12 à droite montre que cette région est plus large que la fovéa. De façon plus précise, la longueur de la tache aveugle est approximativement de 6 deg pour une largeur de 4,5 deg (Churchland & Ramachandran, 1996).

Figure 12 : L’œil humain est représenté sur la gauche. La tache aveugle est la région de la rétine où les cellules ganglionnaires se regroupent pour se projetter ensuite sur le CGL. La figure de droite représente la densité des cônes qui est plus élevée dans la fovéa et qui diminue brutalement dans le champ visuel périphérique. A l’inverse, la densité des bâtonnets est plus importante dans la région qui entoure la fovéa puis diminue graduellement dans le champ visuel périphérique. Nous pouvons noter sur ces deux figures que la tache aveugle se situe dans le champ visuel périphérique et que sa taille est plus grande que la fovéa (tiré de Palmer, 1999, p. 36).

Cependant, nous n’avons pas conscience de la présence d’une tache « noire » (ou vide) dans notre champ visuel. Il existe deux raisons pour expliquer ce phénomène. La première explication repose sur le fait que les récepteurs d’un œil enregistrent les informations manquantes du deuxième œil qui sont situées dans la région de la tache aveugle. Cette explication n’est valable que pour une condition binoculaire. En effet, la région corticale qui correspond à la tache aveugle de l’œil gauche controlatéral correspond à l’aire de la rétine de l’œil droit ipsilatéral. La Figure 13 permet de suivre le cheminement d’un stimulus qui serait positionné dans la région de la tache aveugle.

Figure 13 : Le schéma illustre les projections de la rétine jusqu’au cortex visuel, en précisant quelle partie du champ visuel est représenté dans ces différentes aires. Par exemple, l’hémichamp gauche se projette dans la partie controlatérale droite du CGL et se projette ensuite dans la partie droite du cortex visuel. La tache aveugle de l’œil gauche correspond approximativement à la région 3, où il y a une superposition des champs visuels. En suivant la voie de la région 3 depuis le champ visuel jusqu’au cortex, nous pouvons suivre le chemin d’un stimulus qui serait placé dans la région de la tache aveugle de l’œil gauche (tiré de Churchland et Ramachandran, 1996, p. 150).

La seconde raison est que notre système perceptif remplit cette zone du champ visuel avec les qualités appropriées. Par exemple, si la zone du champ visuel correspondant à la tache aveugle est entourée par une surface uniforme, elle est « remplie » par l’information environnante. Le remplissage suppose qu’il y a une propagation de l’information à partir de l’environnement jusqu’au centre de la zone de la tache aveugle. Il doit donc exister une différence temporelle dans le traitement de l’information entre la région situé sur le bord, qui est réalisé en premier, et la région situé au centre, qui est effectué en dernier, de la tache aveugle. Des hypothèses de nature physiologique ont été émises sur le fonctionnement du remplissage, et seront exposées dans une partie ultérieure. Ce phénomène a également été mis en évidence dans la littérature clinique, en cas de scotome 9 . Les conséquences de ce traumatisme sont proches de la tache aveugle du nerf optique puisqu’une ou plusieurs parties du champ visuel sont aveugles. Toutefois, les patients ont au départ la sensation qu’une tache noire est présente dans leur champ visuel mais cette impression disparaît très rapidement (Palmer, 1999). Ce traumatisme est le résultat d’une lésion de la rétine ou du cortex visuel.

Pour Walls (1954), un certain nombre de phénomènes perceptifs, comme la tache aveugle, les scotomes ou encore l’effet Troxler 10 , seraient issus d’un même et unique processus : le remplissage. Selon plusieurs auteurs (Gerrits & Vendrik, 1970 ; Walls, 1954), ce processus ferait partie intégrante du fonctionnement normal du système visuel.

Un point important est que le processus de remplissage permet d’avoir une expérience conforme du monde visuel alors qu’il n’y a aucune activité neuronale provenant de la rétine ou de la zone endommagée. Il est classiquement admis que l’activité des cellules est faible lorsque les champs récepteurs sont positionnés sur une surface uniforme. Par conséquent, il existe une similitude entre la dimension de surface, qui n’est codée par la rétine, et le processus de remplissage qui permet de combler l’information manquante. Ce phénomène a donc été considéré comme une explication possible de l’intégration par le système visuel de la dimension de surface (Durgin, Tripathy & Levi, 1995 ; Grossberg & Mingolla, 1985). Plusieurs auteurs (Gerrits & Vendrik, 1970 ; Palmer, 1999) ont émis l’hypothèse que ce phénomène serait la conséquence d’un traitement neuronal de haut niveau.

Notes
9.

Quand une lésion détruit les cellules répondant à une région particulière de l’espace dans la rétine ou le cortex visuel, cette région devient aveugle. On dit que la patient présente un scotome (i.e. cette région aveugle).

10.

L’effet Troxler est le suivant : le regard de l’observateur doit être fixe puisqu’on lui présente un petit stimulus dans la périphérie du champ visuel. Après quel que instants, le stimulus disparaît et est remplacé par ce qui l’entoure.