2.3.1. Le processus de remplissage dans le cas de phénomènes naturels

La tache aveugle est la région de la rétine correspondant départ du nerf optique (voir p. 55). Cette région ne comporte pas de photorécepteurs, aucune information n’y est véhiculée et nous devrions pas avoir de sensation dans la région du champ visuel correspondant à cette zone. Dans la vie de tous les jours, nous n’avons pas la sensation de cette tache noire dans notre champ visuel pour deux raisons : 1) la région de la tache aveugle est positionnée de telle façon que les photorécepteurs de l’autre œil enregistrent les informations manquantes dans la partie aveugle, et 2) le système sensoriel remplit cette région aveugle à partir de la région du pourtour. Ainsi, la tache aveugle ne peut être étudiée qu’en condition monoculaire. En effet, si nous fixons le point de fixation de la Figure 19 avec uniquement notre œil droit et à une certaine distance, les deux barres noires seront perçues comme une seule. De même, pour la Figure 19 le point noir disparaît lorsque ce dernier est placé dans la zone correspondant à la tache aveugle. Dans les deux cas, la perception obtenue s’explique par le fait que le point noir et l’espace blanc sont situés dans la région de la tache aveugle, et un remplissage est alors réalisé par notre système pour combler l’information manquante. Dans les deux cas que nous avons présenté, le processus de remplissage semble être instantané (Palmer, 1999 ; Ramachandran, 1992a, b). Par contre, si l’on place une seule barre à proximité de la tache aveugle, la taille de la barre n’augmentera pas.

Figure 19 : Mise en évidence de la tache aveugle de façon comportementale. Dans cette expérience, le point de fixation de la figure du haut ou du bas doit être fixé uniquement par l’œil gauche. La feuille doit être fixé le plus près possible, puis l’observateur doit s’éloigner lentement. A une certaine distance, le point noir de la figure du haut disparaît, et les deux barres de la figure du bas sont perçues comme une seule (l’exemple est tiré de Palmer, 1999 p. 34).

Un processus de remplissage a été mis en évidence de manière comportementale chez le singe (Komatsu & Murakami, 1994). Les auteurs ont tout d’abord déterminé, dans une condition binoculaire, si le singe faisait une différence entre un disque homogène et un anneau dont le centre pouvait être plus grand ou plus petit que la région de la tache aveugle. Les mouvements oculaires étaient enregistrés pour déterminer si le singe apprenait à reconnaître le disque homogène d’un disque non homogène. La procédure était la suivante : après la présentation d’un point de fixation, le disque homogène et l’anneau étaient présentés simultanément à droite et à gauche de ce point. Pour chaque essai, l’un des deux stimuli était placé dans la tache aveugle. Les résultats ont indiqué que le singe arrivait correctement à discriminer la zone homogène par rapport à un anneau dont le centre est plus important que l’aire du champ visuel recouvrant la tache aveugle. De la même façon, il y avait autant de mouvement oculaire à droite et à gauche lorsque la zone centrale de l’anneau était plus petite que la zone du champ visuel de la tache aveugle. Par contre, lorsqu’un œil était recouvert et que l’anneau était présenté dans la tache aveugle de l’œil non recouvert, les singes n’arrivaient pas à le discriminer d’un disque homogène. Ce dernier résultat permet de confirmer que le processus de remplissage s’effectue également chez le singe.

Un second phénomène naturel existe en dehors de la tache aveugle, il s’agit d’une trinatopie de courte longueur d’onde (que l’on trouve dans la littérature sous le nom de « scotome bleu ») (Walls, 1954). Lorsque l’on regarde le ciel par temps clair, on peut apercevoir parfaitement une couleur bleu homogène. La perception d’un bleu homogène est étonnante lorsque l’on sait qu’il n’existe aucun cône dans la fovéa qui réponde à des courtes longueurs d’onde. Cette organisation physiologique devrait occasionner une lacune au centre de notre champ visuel. L’absence d’information ne nous apparaît pas, ce qui est probablement dû à un processus de remplissage (Gerrits & Vendrick, 1970 ; Spillman & Werner, 1996). Ce phénomène a été mis en évidence de façon comportementale par Magnussen, Spillman, Sturzel et Werner (2001). Un disque uniforme, dont la longueur variait aléatoirement de 410 à 510 nm, était présenté à l’observateur. La tâche consistait à dire si une tache noire était perçue ou non sur une échelle de 1 à 10 (1 correspondant à un niveau où le phénomène n’est pas visible et 10 à un niveau où le phénomène l’est fortement). Dans une seconde expérience, l’observateur déterminait le temps de disparition de la tache. Les résultats ont indiqué que la visibilité de la tache suivait une courbe en U inversé dont le plateau se situait à 450 nm, et une courbe identique était observée avec les temps de remplissage. De plus, le coefficient de corrélation était important entre la visibilité du point noir et le temps que celui-ci mettait à disparaître (de 0.84 à 0.93 selon les observateurs).