2.3.3. Le processus de remplissage dans le cas des scotomes artificiels

Nous aborderons au cours de cette partie le paradigme des scotomes artificiels 13 . Cette technique a été rapidement mise en avant pour étudier spécifiquement le processus de remplissage. Pessoa et Neumann (1998) ont émis l’hypothèse que les scotomes artificiels reflétaient les mécanismes mis en jeu dans la perception de surface normale ou de la tache aveugle. Toutefois, nous verrons que ce parallèle a été contesté (Dugin, Tripathy & Levi, 1995).

Pour créer un scotome artificiel (e.g. Ramachandran & Gregory, 1991), un carré gris (1.5*1.5°) est présenté sur un bruit dynamique (dont la luminance varie continuellement et de façon aléatoire), à une distance de 6° d’un point de fixation. Après une période brève (en moyenne 5 sec), le carré disparait et est rempli par le bruit environnant. Le processus de remplissage peut se produire pour différents types d’environnements, comme des lignes horizontales ou en diagonales, mais aussi des lettres et même des caractères chinois (Gyoba, 1997). Il semble que la couleur et la texture soient traitées par des processus de remplissage différents (Ramachandran & Gregory, 1991) : un carré gris était affiché sur un fond rose, avec une texture, des points noirs dont la position variait, superposé au fond rose. Une texture identique était affichée dans le carré gris, mais cette fois les points noirs bougeaient horizontalement. Les résultats ont indiqué que le carré gris était d’abord rempli par le fond rose puis, dans un deuxième temps, les points noirs à l’intérieur du carré gris disparaissaient, et étaient remplacés par les points noirs dont la localisation changeait continuellement. Ce résultat suggérait l’existence de deux mécanismes de remplissage spécifique à la texture et à la couleur, et l’origine de ces deux mécanismes serait la conséquence de la spécialisation des aires corticales dans le traitement de ces deux dimensions.

Spillman et Kurtenbach (1992) ont suggéré que la vitesse du processus de remplissage des scotomes artificiels était dépendante du fond. La procédure était identique à celle de Gregory et Ramachandran (1991), mais ici, trois fonds différents étaient utilisés : un fond uniforme, un bruit statique et un bruit dynamique (plusieurs fréquences temporelles étaient utilisées pour le bruit). Le temps que mettait le carré pour disparaître était, en moyenne, de 57 sec pour un fond uniforme, de 26 sec pour un bruit statique et de 10 à 16 sec pour un bruit dynamique. Ainsi, plus la fréquence temporelle du bruit est élevée, et plus le carré disparaît rapidement. Spillman et Kurtenbach (1992) ont également utilisé plusieurs niveaux de contrastes pour le carré (blanc, gris moyen et gris foncé), mais aucune influence de ce facteur n’était observée sur les temps de remplissage. La différence de remplissage entre un bruit dynamique et statique a également été démontrée par Ramachandran, Gregory et Aiken (1993) qui étudiaient l’effet de l’excentricité du signal (12, 17.5 et 23 deg). Les résultats ont montré que plus le signal était éloigné du point de fixation, et plus le processus de remplissage s’effectuait rapidement. Cet effet d’excentricité a été répliqué par Lou (1999) et semble indiquer que les scotomes artificiels (ou effet Troxler) sont essentiellement des phénomènes de vision périphérique.

Pour expliquer le phénomène des scotomes artificiels, Spillman et Kurtenbach (1992) ont émis une hypothèse selon laquelle les contours de la cible seraient perturbés par le bruit. En effet, dans un bruit dynamique, les contours d’une cible ne sont pas perçus nettement, mais de nombreuses variations de l’ordre du pixel empêchent une perception distincte, comme les dents d’une scie par exemple. On peut supposer que le signal est alors moins distinct, et qu’il peut alors disparaître plus facilement. Ramachandran, Gregory et Aiken (1993) ont proposé une autre explication : la disparition du signal serait la conséquence d’une « fatigue » des neurones qui sont spécialisés dans l’extraction des bords. Pour les auteurs, cette hypothèse est vérifiée lorsque la disparition du signal est plus rapide pour un bruit dynamique, car, les neurones seraient plus vite « fatigués » par ce type de stimulus plutôt que par un bruit statique.

DeWeerd, Desimone et Ungerleider (1998) ont réalisé une étude paramétrique du processus de remplissage. La tâche était en tout point identique aux études décrites précédemment (Gregory & Ramachandran, 1991 ; Ramachandran et al., 1993 ; Spillman & Kurtenbach, 1992), mais ici le fond était composé uniquement d’une texture dynamique (c’est-à-dire des petits traits blancs qui apparaissaient et disparaissaient aléatoirement sur un fond noir). Les auteurs ont tout d’abord manipulé la taille du signal (un carré gris moyen) qui allait de 0.6 à 5.6 deg. Les résultats ont indiqué que le processus de remplissage était plus important lorsque la taille du signal augmentait. La disparition du signal se faisait sur une période approximative de 3 secondes pour une taille de 0.6 deg, et de 10 à 12 secondes pour une taille de 5.6 deg. De façon réciproque, les temps de remplissage diminuaient lorsque la taille de la texture augmentait. Une autre expérience a permis de montrer qu’un signal coloré mettait plus de temps à disparaître qu’un signal gris moyen. Par ailleurs, DeWeerd et al. (1998) ont montré qu’un signal fixe permettait un traitement de remplissage plus rapide. Dans cette expérience, les auteurs présentaient un signal carré à 8 deg d’excentricité d’un point de fixation, puis après une seconde, le signal se déplaçait à coté de sa position initiale (de 0.1 à 1.6 deg). Les temps de disparition de la cible était plus rapide pour des petits déplacements. Cette expérience montre l’importance des contours dans le traitement de remplissage, puisque le déplacement des contours ralentit le remplissage. Une expérience similaire a été également réalisée avec un signal qui apparaissait et disparaissait rapidement dans la périphérie (Anstis, 1996).

Dans la continuité de cette étude paramétrique, Welchman et Harris (2001) se sont également intéressés aux propriétés physiques de la cible qui influençaient sa disparition. Pour cela, les auteurs ont utilisé différents niveaux de luminance pour la cible et le fond (du noir au blanc). Les temps de disparition de la cible étaient plus longs pour des luminances extrêmes comme le noir et le blanc. Les résultats de cette étude sont toutefois contradictoires avec ceux de Spillman et Kurtenbach (1992), où aucune différence n’était observée entre des luminances extrêmes et un niveau de gris moyen. Par ailleurs, Welchman et Harris (2001) ont montré que le remplissage de la cible était facilité lorsque sa luminance se rapprochait de celle du fond.

Les études qui ont été présentées montrent que la relation entre la cible et le pourtour est un facteur important concernant les temps de remplissage. L’objectif de l’expérience de Sakaguchi (2001) était de manipuler différents facteurs qui constituent un lien entre la cible et le pourtour. Dans la plupart des expériences qui ont été présentées, la cible est toujours un carré gris et le pourtour est souvent un bruit. La tâche de l’observateur était de répondre le plus vite possible sur une touche dès que la cible disparaissait. Dans une première expérience, différents niveaux de luminance étaient utilisés pour la cible et le pourtour. Conformément aux résultats de Welchman et Harris (2001), les résultats ont indiqué que le temps de disparition de la cible était élevé quand le contraste entre la cible et le pourtour était important. Par la suite, afin de connaître les effets de l’orientation sur les capacités de remplissage, la cible et le pourtour étaient composés de réseaux sinusoïdaux orientés différemment. Les résultats ont montré que les temps de remplissage augmentaient lorsque la différence d’orientation entre la cible et le pourtour augmentait. Welchman et Harris (2001) se sont aussi intéressés à l’asymétrie entre la cible et le pourtour dans le domaine du mouvement. Dans leur expérience, le fond était constitué de plusieurs points qui bougeaient de façon aléatoire et la cible était représentée par des points qui se déplaçaient horizontalement dans un espace donné. Plusieurs vitesses de déplacement des points étaient utilisées. Les résultats allaient dans le sens des travaux de Sakaguchi (2001), puisque plus le contraste de mouvement entre la cible et le pourtour était important et plus la cible mettait du temps à disparaître. Ces expériences (Sakaguchi, 1999 ; Welchman & Harris, 2001) mettent en évidence un mécanisme important pour le processus de remplissage : l’asymétrie entre la cible et le pourtour. En effet, lorsque la différence qui existe entre la cible et le pourtour est faible, la visibilité du signal est diminuée, ce qui rend le traitement de remplissage plus rapide.

Une étude récente de Welchman et Harris (2003) est venue contredire l’implication d’un processus de remplissage dans le cas des scotomes artificiels. Dans leur expérience, les bords de la cible étaient dégradés par une opération de lissage, les observateurs indiquaient à partir de quel moment la cible disparaissait. Les résultats montraient qu’il n’y avait pas de différence entre le temps de disparition de la cible lissée et de la cible non lissée. Ainsi, la dégradation des bords n’influence pas le temps que met une cible à disparaître. Les auteurs suggèrent que la disparition d’une cible serait le résultat d’une adaptation qui ne serait pas spécifique aux contours, et qu’il n’est pas nécessaire de faire l’hypothèse d’un remplissage pour expliquer ce phénomène.

Un second phénomène perceptif est généralement observé dans le cadre des scotomes artificiels. En effet, Ramachandran et Gregory (1991) ont réalisé une expérience identique aux études présentées précédemment, mais cette fois dès que le processus de remplissage se produisait, le bruit était automatiquement remplacé par un fond gris identique au carré. Dans ce cas, le bruit à l’emplacement du carré persistait pendant 2-3 secondes après l’affichage d’un fond gris moyen. Les auteurs ont proposé l’existence d’une représentation neuronale du remplissage qui persisterait quelques secondes après la disparition du phénomène. Cet effet ne se produit pas avec un bruit statique, mais été observé essentiellement avec un bruit dynamique (Ramachandran, Gregory & Aiken, 1993). Reich, Levi et Frishman (2000) ont étudié plus particulièrement ce phénomène en déterminant la taille perçue de cet effet. Pour cela, quatre points étaient placés à l’opposé de l’ancienne position du signal. La taille du scotome artificiel pouvait varier de 2 à 6 deg, et l’observateur jugeait la taille du phénomène perceptif par rapport aux quatre cercles. L’estimation donnée par les observateurs étaient toujours inférieure de 1 deg par rapport à la taille du signal. Ces résultats étaient aussi bien observés en présentation monoculaire ou binoculaire, ce qui est cohérent puisque le scotome artificiel, à l’inverse de la tache aveugle, est binoculaire.

Toutefois, ce second phénomène n’est jamais constaté pour les phénomènes naturels comme la tache aveugle ou les scotomes (Durgin, Tripathy & Levi, 1995). En outre, les temps de remplissage des scotomes artificiels sont beaucoup plus importants (de l’ordre d’une dizaine de secondes) que ceux de la tache aveugle ou des scotomes, qui est instantané. De plus, les études en physiologie ont montré une contradiction dans la réponse des neurones corticaux avec la présentation des scotomes artificiels (DeWeerd, Gattass, Desimone & Ungerleider, 1995) ou de stimuli dans la tache aveugle (Fiorani, Rosa, Gattass & Rocha-Miranda, 1992 ; Komatsu, Murakami & Kinoshita, 1996). La distinction qui est réalisée entre le remplissage naturel (par exemple la tache aveugle) et artificiel (les scotomes artificiels) se retrouve aussi bien dans les études comportementales que physiologiques, ce qui montre bien que les processus de remplissage doivent être différent dans les deux cas.

Notes
13.

Le terme de scotome artificiel a finalement été adopté pour décrire la disparition d’un signal lorsque celui est présenté sur un fond bruité ou uniforme, cet effet est identique à l’effet Troxler.