2.5.1.Mise en évidence d’un traitement hiérarchique à l’aide de figures illusoires

Les processus impliqués dans le traitement des contours et des surfaces ont principalement été étudiés sur des figures à contour illusoires (pour une revue voir Lesher, 1995). L’intervention d’un processus de remplissage pour le traitement des figures à contours illusoires a été émise par Day et Joris (1980). On peut supposer que dans le cadre des contours illusoires, et conformément au modèle de Grossberg et Mingolla (1985), les bords illusoires permettraient une propagation de la luminance au même titre que les bords réels. Les expériences, présentées dans cette partie, testent directement l’hypothèse d’un traitement hiérarchique à l’aide des figures à contours illusoires.

Dresp et Bonnet (1991) ont déterminé le seuil de détection d’un point lumineux pour différentes positions : à l’intérieur, à l’extérieur, ou sur le contour d’une figure illusoire (le carré de Kanizsa). Les résultats ont montré que les seuils de détection était plus bas lorsque le point était situé à l’intérieur du carré de Kanisza qu’à l’exterieur. De plus, le seuil diminuait lorsque la distance entre le point et le contour illusoire augmentait. Par ailleurs, lorsque le point était placé sur le contour même, le seuil était beaucoup plus faible par rapport à un seuil déterminé pour un point placé au centre de la figure illusoire. Des résultats identiques ont été observés lorsque la taille du carré de Kanisza augmentait, et ce que le point soit situé à l’intérieur ou à l’extérieur (Dresp & Bonnet, 1993). Ces résultats montrent que le processus de remplissage est tardif par rapport au traitement du contour. Un modèle mathématique du processus de remplissage pour les contours à figure illusoire a été réalisé par Brigner (1980). Dans ce modèle, la luminosité de la surface est déterminée à partir des bords, par le produit scalaire de quatre vecteurs : les contours illusoires verticaux et horizontaux.

L’ensemble des études physiologiques (Lamme & Roelfsema, 2000 ; Lamme, Supèr & Spekreijse, 1998 ; Macknik, Martinez-Conde & Haglund, 2000) et des modèles (Grossberg & Mingolla, 1985 ; Marr, 1982) supposent l’existence de deux systèmes impliqués dans la reconnaissance d’une forme visuelle : un système rapide traitant les contours et un système plus lent traitant la surface. Dans cette perspective Rogers-Ramachandran et Ramachandran (1998) ont utilisé une nouvelle classe de stimuli appelée les « contours fantômes ». Ce stimulus est composé d’un fond uniforme gris sur lequel est superposé des points blancs sur la partie supérieure de la figure et, des points noirs dans la partie inférieure. Puis, après un laps de temps très court, la luminance des points est inversée, les points blancs deviennent noirs et réciproquement. Les observateurs ont alors la perception d’un bord horizontal qui sépare les deux parties du stimulus, alors qu’aucun élément physique ne permet de distinguer l’une ou l’autre des deux parties. Cette observation a été confirmée dans une expérience où les sujets effectuaient une tâche de discrimination entre un bord horizontal ou vertical (les points blancs sont situés à droite puis à gauche, et inversement pour les points noirs). La moyenne pour l’ensemble des observateurs était alors de 99.4 % de discrimination correcte. Pour confirmer le fait que cette tâche permettait de juger la capacité des observateurs à discriminer les contours, Rogers-Ramachandran et Ramachandran (1998) ont superposé à leur stimulus une croix blanche qui séparait les points blancs des noirs. L’observateur déterminait les régions contenant des points identiques : verticale, horizontale ou en diagonale. Les performances de discrimination chutaient à 31 % de discrimination correcte. Dans cette condition, le contour fantôme est supprimé et la réponse des observateurs est essentiellement basée sur la dimension de surface. Par ailleurs, la tâche était correctement réalisée à partir du moment où les observateurs ajustaient les temps de présentation des stimuli. Dans cette condition, la fréquence de présentation passait de 15 à 7 Hz. Ce dernier résultat indiquait que les caractéristiques de surface (les régions de point) étaient perçues uniquement pour des temps de présentation plus importants. Rogers-Ramachandran et Ramachandran (1998) ont proposé que ces deux temps de présentation différents reflètent l’implication de deux systèmes visuels distincts : un traitement rapide pour l’extraction des contours, et un système plus lent pour le traitement de la surface. D’autres expériences ont indiqué que les performances de discrimination des contours étaient identiques lorsque deux niveaux de gris étaient utilisés. De plus, les performances augmentaient quand les stimuli étaient présentés en vision périphérique ou dans une condition où les points étaient lissés. De même, les performances diminuaient quand les points étaient de couleurs différentes (rouge et vert). Au vue des résultats pour l’ensemble de ces conditions, les auteurs ont supposé que les propriétés sous-jacentes à la visibilité des contours, pour cette illusion, se rapprochaient des caractéristiques de la voie magnocellulaire. Ainsi, les deux systèmes que Rogers-Ramachandran et Ramachandran (1998) ont identifiés peuvent correspondre au système magnocellulaire et parvocellulaire.

L’existence d’un traitement hiérarchique a également été mis en évidence dans l’effet COCE par Davey, Maddess et Srinivan (1998). Une des hypothèses émises sur le mécanisme de cette illusion avance que le système visuel induit une diffusion de la luminosité à partir des contours entre chaque région par un mécanisme de remplissage latéral. L’objectif de leur expérience était de montrer que si un processus de remplissage existe dans cette illusion, alors ce mécanisme serait traité dans un espace fini (délimité par les contours), et par conséquent, des caractéristiques temporelles pourraient être déterminées. En d’autres termes, il s’agit de définir la vitesse du remplissage.

Un réseau COCE était présenté et les observateurs fixaient la région centrale. Par exemple, les barres présentées dans la Figure 25 apparaissent alternativement claires et sombres, notamment dans leur région centrale. Toutefois, le profil, indiqué par la courbe noire, montre que contrairement à ce que nous percevons, les régions centrales des barres, c’est-à-dire les surfaces, sont équiluminantes 15 . Si un mécanisme de remplissage est impliqué dans cette illusion, alors les variations de luminosité dépendent de la vitesse de remplissage, et de la distance entre le point fixé par l’observateur et le contour. Les fréquences temporelles et spatiales sont manipulées. Par conséquent, le contraste du bord est inversé continuellement, ce qui implique que les zones « sombres-claires » sont inversées en « claires-sombres ». Un changement rapide d’inversion du contraste produit une modification rapide de la luminosité de la surface. Toutefois, si la vitesse du changement de contraste augmente énormément, il y a une limite pour laquelle les variations de luminosité ne se produisent plus. En d’autres termes, quand l’observateur fixe l’une des bandes de ce réseau, il ne devrait plus percevoir de changement de luminosité. La fréquence temporelle qui induit cet effet est appelée le seuil limite.

Figure 25 : Exemple d’un réseau COCE. Le profil (en ligne continue) du réseau a été ici superposé à la figure illusoire. On peut s’apercevoir que malgré les différences de luminosité entre les barres, les zones centrales des barres sont égales.

La tâche des observateurs étaient d’ajuster la luminance d’un réseau sinusoïdal 16 à celui d’un réseau COCE pour obtenir un niveau identique. Les fréquences temporelles des deux réseaux étaient synchronisées. Les résultats ont indiqué que plus l’espacement entre les bords est faible (les fréquences spatiales élevées) et plus le seuil limite des fréquences temporelles était important. De plus, lorsque l’espacement entre les bords est important (des fréquences spatiales basses), le seuil limite des fréquences temporelles est faible. Ce résultat implique une relation linéaire entre la fréquence temporelle et la fréquence spatiale (voir Figure 26). Un résultat identique a été trouvé dans une seconde expérience dans laquelle les auteurs ont présenté un réseau COCE avec un faible contraste. L’ensemble de ces résultats est cohérent avec l’hypothèse selon laquelle un mécanisme de remplissage est impliqué dans l’illusion COCE. En effet, plus la distance entre les contours du réseau est petit et plus le remplissage s’effectue rapidement (fréquences temporelles élevées), et inversement, lorsque la distance entre les contours est importante le remplissage est plus lent (fréquences temporelles basses). Les auteurs ont estimé que la propagation de l’information de surface se produisait pour une moyenne de 22.44 deg/sec (+/- 6.54 deg/sec selon les observateurs).

Figure 26 : Relation obtenue dans la première expérience de Davey, Madess et Srinivan (1998) entre le seuil des fréquences temporelles pour différentes fréquences spatiales.

Par ailleurs, l’induction de luminosité ne se limite pas à des conditions achromatiques. Pinna, Brelstaff et Spillman (2001) ont mis en évidence un processus de remplissage à l’aide d’une nouvelle illusion comportant de la couleur : l’effet « watercolor ». L’illusion est composée par de nombreuses variabilités au sein d’une ligne (ressemblant à une sinusoide) et elles est présentée comme un boustrophédon, avec d’un côté une couleur pourpre et de l’autre une couleur orange. La surface confinée entre ces contours n’apparaît pas blanche, mais prend la teinte de la ligne colorée. De plus, cet effet augmente lorsque la fréquence spatiale de la sinusoïde augmente, et cet effet diminue lorsque l’espace inclus entre les variations de la sinusoïde augmente. Ce dernier résultat est un argument supplémentaire en faveur d’un mécanisme de propagation qui se produirait à partir des contours. Les auteurs ont également constaté qu’il n’y a pas de couleur particulière qui limite cet effet.

Notes
15.

Purves, Shimpi et Lotto (1999) ont montré que la différence de luminance entre deux régions adjacentes dans l’effet COCE, était plus importante lorsque des stimuli tri-dimensionnels étaient utilisés.

16.

Dans le cas d’un réseau sinusoïdal, la différence de luminance entre les bandes claires et sombres existent réellement.