3.1. Le signal et le bruit : l’exemple de la théorie de la détection du signal

L’objectif de la psychophysique est de faire correspondre le domaine physique et le domaine sensoriel. Les premier travaux en psychophysique ont développé la notion de seuil absolu, qui est la valeur minimale du stimulus qui entraîne une sensation juste perceptible. La théorie des seuils suppose que la réponse du sujet dépend uniquement de la stimulation, il y a donc un lien constant entre la sensation et la réponse de l’observateur. L’élément important de cette relation se base sur le critère de réponse de l’observateur, c’est-à-dire le niveau de sensation à partir duquel l’observateur estime avoir perçu le stimulus. Par conséquent, il est important que l’observateur conserve un critère de réponse identique tout au long de l’expérience. Toutefois, les différences individuelles et aussi intraindividuelles observées conduisent à douter du bien fondé de cet apriori. On a donc cherché à évaluer la sensibilité indépendamment de la place du critère : c’est ce que permet la théorie de la détection du signal (TDS).

Pour bien comprendre la TDS il est nécessaire d’introduire la notion de signal et de bruit. Le signal est le stimulus qui est présenté à l’observateur, et le bruit représente l’ensemble des phénomènes non pertinents qui demeurent en l’absence du signal (MacMillan & Creelman, 1991 ; Schwartz, 1999). Ainsi, même si aucun signal n’est présenté, il y a toujours une activité physiologique spontanée (bruit interne) ou, pour d’autres situations, tout ce qui est présenté à l’observateur en plus du signal (bruit externe) ( Croner, Purpura & Kaplan, 1993). Toutefois, les expériences qui appliquent la TDS utilisent rarement une variable totalement aléatoire, en effet, ce sont souvent des distracteurs et non pas un bruit comme nous venons de le définir.

La théorie de la détection du signal est un paradigme qui permet non seulement de caractériser et de quantifier la décision d’un observateur, mais également de déterminer sa sensibilité dans une tâche. Le paradigme de la détection du signal est une théorie probabiliste, elle suppose qu’un observateur donne une réponse relative à un critère interne. L’un des aspects de ce modèle est de déterminer une sensibilité (d’) qui est indépendante de la place du critère de réponse de l’observateur. Par conséquent, ce modèle permet de faire des prédictions sur la nature des relations entre la performance à une tâche et le critère de l’observateur. L’utilisation de ces prédictions a été utilisée dans un large éventail de tâches psychophysiques.

Pour comprendre comment ces indices, sensibilité et critère sont dissociés, considérons une tâche simple de détection : il y a donc certains essais (la moitié) où le bruit est seulement présent (B), et les essais où le signal est superposé à un bruit (S+B). La tâche de l’observateur est d’indiquer si le signal était présent ou non. Le signal produit une réponse interne à l’observateur, et cette réponse interne sera utilisée pour prendre une décision. Un observateur idéal réaliserait la tâche de façon optimale, toutefois, l’observateur humain n’est pas idéal. En effet, l’une des principales différences consiste en l’existence de la notion de variabilité interne chez l’observateur humain qui n’existe pas pour l’observateur idéal (sauf si l’expérimentateur l’introduit). Si on présente à un observateur idéal plusieurs fois le même stimulus, il répondra exactement toujours de la même façon, il a donc des performances maximales (Geisler, 1989 ; Braje, Tjan & Legge, 1995). Contrairement à un observateur idéal, l’observateur humain a une variabilité interne ou bruit (Barlow, 1957). Cette variabilité, à travers les différents essais, a plusieurs origines : depuis les neurones jusqu’à des variations aléatoires dues à des informations parasites externes. Toutefois, un facteur aléatoire est souvent introduit dans les expériences utilisant un observateur idéal, mais même avec cette variabilité les performances sont systématiquement supérieures à celles de l’humain (Tjan, Braje, Legge & Kersten, 1995). Une seconde distinction, entre l’observateur idéal et humain, repose sur leur habilité à déterminer l’information pertinente. Un observateur idéal utilise une réponse qui garantit une utilisation optimale de toutes les informations pertinentes pour une tâche donnée. A l’inverse, un observateur humain donnera des réponses non optimales. L’observateur idéal n’est donc pas un modèle des performances humaines, mais il permet d’en déterminer les limites (Geisler, 1989). Ainsi, un même signal ne produira pas la même réponse interne pour l’ensemble des présentations, mais au contraire une distribution de réponse à travers les essais. Dans le cas de la tâche de détection décrit plus haut, l’observateur humain et idéal auront deux distributions de réponse interne, une pour le bruit et une autre pour le signal et le bruit. Ces distributions représentent la variabilité « normale » des réponses. Ainsi, il existe une probabilité d’attribuer la réponse interne au bruit seul ou au signal et au bruit. Ces probabilités se répartissent selon deux distributions normales dont un exemple est donnée à la Figure 30.

Figure 30 : Schématisation des distributions de réponse interne dans une tâche de détection. La distribution de gauche correspond au bruit (trait continu) et celle de droite au signal et au bruit (trait en pointillé), MB et MS+B sont les moyennes respectives des deux distributions. Les distributions supposent une variance similaire . La sensibilité de l’observateur (d’) est égale à la différence entre les moyennes des deux fonctions normalisées par la déviation standard.

La Figure 30 indique deux distributions de réponse interne (hypothétique) réalisée par un observateur humain pour la tâche de détection qui a été décrite. Chaque distribution est centrée autour d’une moyenne de réponse M et a une variance . La théorie de la détection du signal précise que les distributions utilisées sont de type gaussiennes (Green & Swets, 1966 ; MacMillan & Creelman, 1991). Dans ces conditions, la sensibilité (d’) est définie comme la distance entre deux moyennes, normalisée par la variance de la distribution. Cette variabilité entre les moyennes correspond à un changement dans l’efficacité des réponses données. Par exemple, dans des conditions expérimentales où le signal est très difficile à distinguer du bruit, les deux distributions sont perceptivement semblables et sont voisines avec un recouvrement important. Au contraire, si le signal est très différent du bruit, les distributions seront très éloignées et leur recouvrement est négligeable. C’est le cas d’une tâche de détection facile où le signal se différencie facilement du bruit. Ainsi, la distance, calculée par l’indice d’, qui sépare les deux distributions donnent des indications sur les capacités perceptives des observateurs pour une tâche donnée. Une faible valeur de d’ indique une situation où l’observateur distingue difficilement les essais B des essais S+B. D’un point de vue théorique cet indice est compris dans un intervalle entre - ∞ et + ∞. Toutefois, dans la plupart des expériences la valeur du d’ varie entre –4 et 4, cet indice est égual à 0 quand les réponses de l’observateurs sont données au hasard, une valeur positive élevée correspond à une situation dans laquelle l’observateur ne se trompe jamais, enfin une valeur négative indique que l’observateur donne systématiquement des réponses absentes alors que le signal est présent. L’indice d’ se calcul à partir de la formule suivante d’après McMillan & Creelman (1991) :

dans cette équation, le d’ est défini à partir du z qui est l’inverse d’une distribution normale, de plus, P DC et P FA sont les probabilité de détection correcte et de fausse alarme.

De plus, la TDS postule le fait que l’observateur se fixe un niveau particulier de sensation à partir duquel son jugement varie. En d’autres termes, toute sensation inférieure à ce niveau est attribué au bruit, et inversement toute sensation supérieure est attribuée au signal. Ce niveau correspond au critère de décision (ou c). La position de critère est placé le long du continuum de la réponse interne de la Figure 31. Par exemple, un observateur est prudent lorsque son critère est élevé, et il n’attribuera au signal que les quelques sensations dont l’intensité dépasse ce niveau. Le niveau du critère, pour cet observateur, se positionne plus sur la droite de la Figure 31. A l’inverse, un observateur aventureux prendra plus de risque pour prendre sa décision, dans ce cas, il se fixe un niveau bas et attribue au signal un nombre beaucoup plus important de sensation. Le niveau du critère est alors positionné sur la gauche de la Figure 31.

Figure 31 : Les quatres types de réponse possibles sont ici présentés en fonction de la distribution S+B ou B seul. Le critère de décision est représenté le long du continuum de la réponse interne, au-dessus de ce critère la réponse de l’observateur est de type « présent », et en dessous de ce critère la réponse est de type « absent ».

Le critère est alors défini par la fonction suivante (d’après McMillan & Creelman, 1991) :

Quand le taux de fausse alarme et d’omission sont équivalents (ou le taux de détection correcte et de rejet correct), alors c est égal à 0. En d’autres termes, cela signifie que le critère de décision est positionné au point d’intersection des deux courbes.