PARTIE I : JALONS HISTORIQUES

Préambule : l’histoire des nationalités

Très tôt, dès le début du XVIIIe siècle, l’Empire russe présentait, à travers les dénombrements (ou recensements) qu’il effectuait, une population disparate. Depuis Pierre I, en effet, à intervalles irréguliers, l’administration impériale a effectué des dénombrements destinés à déterminer la fiscalité. Dix Revizii ou recensements (révisions), fondées sur l’établissement de dénombrements nominatifs recueillis dans les « livres révisionnels » (revizskie skazki), ont été réalisés entre le début du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, marquant le début des catégories administratives nationales. La classification des populations selon la fiscalité conduisit à distinguer les peuples non slaves de l’Empire, progressivement colonisés, vivant aux marges d’un territoire en extension, au sud et à l’est de la Russie européenne. Contraints d’insérer, par quelques questions précises, chaque individu dans une case et une seule, les administrateurs-statisticiens ont mis en évidence de façon remarquable les contradictions auxquelles ils se heurtaient depuis toujours. Le simple suivi du libellé des questions posées au recensement permet ainsi de voir les changements de conception qui se sont dégagés 38 . Les instructions aux agents du recensement exprimaient, en effet, toutes les ambiguïtés des notions utilisées. Celles-ci résultent du compromis entre les divers groupes d’intérêts et les différentes représentations du peuple qui, par strates successives, se sont forgées au cours du temps. La publication des données, leur ordonnance, présentent à la fois un panorama des catégories produites, des sélections établies et des modèles dominants à l’époque de la production de ces données. Cette dernière remarque appelle cependant quelques nuances car le propre d’une production statistique est certes de rendre compte des préoccupations présentes, mais aussi de se situer dans la continuité d’un héritage fort (ne serait-ce que d’un point de vue opérationnel) ce qui conduit le statisticien à chercher le changement minimal. Cette préoccupation n’est pas la seule qui provoque une telle distinction, le souci de l’Église de convertir les populations non slaves n’y étant pas étranger. Dans le premier recensement, au tout début du XVIIIe siècle, aucune instruction ne précisait qu’une distinction nationale devait être introduite. Mais peu à peu, au cours des recensements suivants, les déclarations et décrets se sont emparés de cette question. À partir du second recensement en 1745, les inovercy (individus d’autres confessions) ont dû être explicitement distingués ainsi que les nouveaux baptisés :

‘« En utilisant les données du baptême de la population non russe selon les peuples ( narodnost ), l’Église cherche à établir les lois de ces processus, à montrer « en nombre et en mesure », quels peuples ( narodnosti ) se baptisent rapidement et lesquels s’obstinent dans leurs erreurs » 39 .’

Les textes concernant le troisième recensement (vers 1763) fixent sous une forme qui ne changera guère ensuite la liste des catégories de population. Une attention particulière est donnée à l’appartenance ethnique des populations. Doivent être enregistrés séparément, « les baptisés d’autres confessions » (inovercy), c’est-à-dire les Tatars, les Mordves, les Tchouvaches, les Tchérémisses, Votyaks, etc., et séparément selon la dénomination les personnes d’autres confessions (inovercy) non baptisées : les Tatars, les Mordves, les Tchouvaches, les Tchérémisses, les Votyaks et autres. Ainsi, les critères religieux utilisés ont progressivement abouti à des distinctions d’ordre ethnique. La classification des peuples selon leur confession doit être située dans la perspective de l’expansion impériale. Le processus de colonisation s’est, en effet, appuyé sur la religion comme facteur de différenciation des peuples assujettis, d’une part, puis comme indicateur d’intégration, d’autre part. La mission civilisatrice officiellement dévolue à l’Église orthodoxe a été conçue dans l’objectif d’une unification dont il fallait pouvoir mesurer les étapes 40 . Peu à peu, les critères religieux donnent lieu à une classification des peuples et leur dénomination nationale prend finalement le pas sur leur appartenance confessionnelle 41 . L’association entre territoire et dénomination nationale s’exprime nettement. Si nous suivons les résultats des révisions et si nous reconstituons sur la base de celles-ci les compositions nationales, nous observons que plus les classifications sont précises, plus le territoire russe s’étend et plus la part des Russes (définis comme tels) diminue. Mais, pour notre sujet, ce suivi n’a d’autre intérêt que de montrer que l’absence de classification probante des peuples n’a pas empêché les scientifiques de définir ces peuples par des critères spécifiques et de travailler sur ces catégories nouvelles. Nous sommes par conséquent amenés à formuler l’hypothèse suivante :

‘« Partant d’une distinction religieuse, le principe de classification s’est ensuite, une fois cette logique intégrée, orienté vers une construction ethnographique et sociale de la société, fait qui correspondait à la nécessité d’appliquer de façon différentielle les stratifications sociales en tenant compte du rapport non unifiéde l’Étataux populations de l’Empire » 42 . ’

Les différents recensements démographiques montrent l’apparition progressive et parfois massive des Allemands dans les statistiques. Lors de la huitième session des Congrès internationaux de statistiques, tenue à Saint-Pétersbourg en 1872, le grand duc Constantin Nicolaïevitch, Président d’honneur du Congrès, introduisit son discours d’ouverture en ces termes :

‘« D’une part, dans nul autre pays de l’Europe les phénomènes étudiés par la statistique ne présentent un aspect moins complexe qu’en Russie. Une vaste partie de l’Empire est peuplée d’une seule et même race, professant la même religion ; des territoires entiers presque dépourvus de villes sont occupés par une population rurale, uniforme dans ses mœurs et ses occupations […]. D’autre part, les phénomènes de la vie sociale et politique en Russie ne sont pas dépourvus d’une variété souvent très considérable. Renfermant dans ses limites tous les climats et tous les terroirs, [... ], une multitude de tribus, de races et de religions différentes, se distinguant entre elles par leur développement moral et le degré de leur culture intellectuelle, la Russie offre un champ d’investigations riche d’intérêt autant pour le statisticien démographe que pour le statisticien économiste. Le premier s’inspirera d’un profond intérêt pour l’étude de l’influence qu’exercent les conditions physiques des races sur les lois du mouvement et de l’accroissement de la population […] » 43 . ’

Le thème de la nationalité fut particulièrement traité lors de cette session, en particulier par Semenov et Makcheiev, dans le cadre du rapport qu’ils présentaient sur les recensements. La Russie fut pionnière dans l’établissement de cartes ethnographiques, confirmant bien ici la sensibilité de l’Empire russe à l’établissement de telles distinctions. L’importance de l’ethnographie dans la constitution de l’Empire a d’ailleurs été souvent soulignée 44 . Il faut cependant attendre les recensements des villes de la fin du XIXe siècle et surtout le premier recensement de la population de l’Empire, réalisé en 1897, pour que soient établies les premières nomenclatures précises des langues, des religions et des nationalités. Ces recensements se situent au carrefour de trois orientations : la tradition proprement russe d’identification nationale, l’inspiration impulsée par les congrès internationaux de statistiques, en particulier dans la formulation des questions et l’expression d’une volonté classificatoire de plus en plus prégnante dans la logique scientiste du XIXe siècle. Chacun des recensements, qu’il concerne une ville particulière ou l’ensemble de l’Empire, intègre d’une manière ou d’une autre des questions destinées à identifier l’individu par une caractéristique nationale, ainsi que le montrent, par exemple, le recensement de la ville de Saint-Pétersbourg du 10 décembre 1869, le recensement de la ville de Moscou de 1882 et enfin le recensement général de l’Empire de 1897. Les deux premiers expriment encore certaines hésitations autant dans la terminologie utilisée que dans les classifications qui en résultent. Religion et langue maternelle 45 sont les critères servant à fonder les classifications. L’ambiguïté concernant la définition de la catégorie ethnique se manifeste à travers l’aspect peu déterminé des termes employés. Les tableaux du recensement de Saint-Pétersbourg n’indiquent en effet que la langue maternelle (c’est-à-dire la langue que chacun considère comme sa langue maternelle), mais, dans la présentation des résultats, il est précisé que ce critère permet de spécifier la notion de peuple (narodnost’ ).

‘« En ce qui concerne la classification des habitants selon la "narodnost’", on utilise l’indication donnée par les individus eux-mêmes, de la langue qu’ils reconnaissent comme maternelle. Sur cette base, sans aucun doute, sont considérés comme russes tous les catholiques et les protestants, se définissant comme russes, sans tenir compte du fait que, d’après leur nom et leur surnom ils pourraient être affectés à d’autres "nacionalnosti". À ce propos il est important de rappeler que l’on a trouvé des familles catholiques et protestantes, dans lesquelles les générations âgées - les parents - ont indiqué comme langue maternelle une langue non russe, alors que la langue de leurs enfants est le russe. Il est encore plus remarquable de constater que, dans de telles familles, les générations jeunes portent souvent des prénoms purement russes : Nadezhda, Vera, Olga, Vladimir, etc. Ce trait, bien entendu, peut être reconnu comme l’expression du fait que, malgré tout, la masse de population de souche russe-orthodoxe donne son influence sur les inorodey et les inoverscy, les assimilant peu à peu » 46 . ’

Nous le voyons, les termes langue maternelle, narodnost’, nacionalnost’, sont employés de façon synonymique. Le recensement de 1897 apparaît comme une synthèse entre une approche spécifiquement russe, qui distingue les sujets de l’Empire (poddatnye) en classes sociales (sosloviia) séparant essentiellement les Slaves des non Slaves ou inorodcy et l’approche scientiste des classifications, telle qu’elle s’est développée dans les débats internationaux de la deuxième moitié du siècle. La nature coloniale de l’espace russe était fondamentale dans la constitution d’une classification ethnique. C’est parce qu’ils ont été conduits à s’étendre sur de nouveaux territoires et qu’ils ont voulu éviter de donner immédiatement aux habitants de ces régions les mêmes attributs qu’aux habitants des régions centrales qu’ils ont été amenés, dans une logique juridique particulièrement discriminante, à introduire une distinction sociale fondée sur l’origine géographique. Qui plus est, la colonisation s’est faite par avancées successives, les expéditions militaires aux confins étant accompagnées, au XVIIIe et au XIXe siècles, par des missions ethnographiques. La Société de géographie (Geografnoïe Obtchiestvo) a joué, au milieu du XIXe siècle, un rôle pionnier dans ces recherches. Cette conception ethnographique, liée aux modalités de la formation de l’Empire russe, apparaît dans toute sa clarté dans ce recensement de 1897. La confusion, volontaire et explicite, entre langue maternelle et narodnost’, voire nacionalnost’, est aussi marquée par des tentatives fortes de structuration des classifications. La tradition du XIXe siècle de distinguer un certain nombre de races humaines, bien caractérisées dans la littérature, conduit à orienter les classifications dans les tableaux de résultats. Le nombre de dénominations indiquées est déjà considérable même s’il n’atteint pas encore l’inflation extrême observée au XXe siècle. Mais les classifications restent concentrées autour de quelques groupes principaux de population. Le classement distingue clairement la constitution « mythique » de la Russie, avec un noyau russe, et une extension et une insertion des peuples musulmans (désignés par le terme générique Tatars), vers le Nord (les Finnois) et l’Est (Mongol-Burjats). Enfin, les conceptions nationales restent fondées sur un découpage géographique, les codifications étant différentes selon que l’on se place en Russie européenne, en Sibérie et Asie centrale, ou dans le Caucase. Le statisticien est ici encore marqué par une double conception de colonisateur et d’ethnologue, d’observateur des peuples aux statuts différenciés au sein de l’Empire.

Le mouvement de classification des peuples qui s’est engagé se prolonge jusqu’en 1937. C’est dire que la Révolution ne modifie guère une pratique déjà bien ancrée et ce, en dépit de l’importance des débats sur le rôle des nationalités. En effet, ces débats n’interviennent pas dans l’approche statistico-administrative des nationalités comme en témoigne avec éclat la Commission pour l’étude de la composition ethnique (en tribus) de la Population de la Russie ( Komissiia po i ts u t cheni i u plemennogo sostava na seleni i a Rossii ), créée par l’Académie des Sciences de Russie et dont l’assemblée constitutive se tint le 4 février 1917. Cette commission exista jusqu’en 1929 et elle publia en 1927 une liste des peuples (narodnost’) de l’Union des républiques socialistes soviétiques 47 , quiest explicitement destinée à l’élaboration des statistiques nationales puisque cette liste sert encore de fondement au recensement de 1926. Cette liste reprend une classification par groupes de façon plus détaillée que les listes du XIXe siècle. Sa structuration est plus homogène et sa construction plus systématique. La liste de 1927 est pratiquement similaire à celle qui ressort du dictionnaire des nationalités adjoint aux publications du recensement de 1926 48 . Sans que les grands groupes de nationalités ne soient explicitement indiqués, l’ordre de classement est à peu près identique à la structuration proposée par la commission précédente et cet ordre sera suivi, à peu de chose près, en 1937. Cependant, lors du recensement de 1937, si la liste des dénominations a augmenté, on assiste à plusieurs regroupements : de 188peuples répertoriés, on passe à 109 et plusieurs regroupements se font autour des nationalités principales, auxquelles ont été attribués des territoires. L’exemple des Tadjiks est révélateur, puisqu’ils rassemblent en 1937 certains peuples du Pamir décomptés isolément en 1926. Le lien plus étroit qui s’est établi, sous l’impulsion de la politique des nationalités, entre administration et dénominations nationales, incite à de tels regroupements. La stabilisation des découpages territoriaux au sein de l’U.R.S.S. a également joué un rôle important dans ce processus. Le mouvement qui s’est ainsi poursuivi de 1897 à 1937 procède d’une double démarche. Tout d’abord, dans une logique profondément scientiste et dans la continuité coloniale d’une perception ethnique des populations, les statisticiens s’associent étroitement aux ethnologues pour construire et développer une classification raisonnée des peuples de l’Empire. En introduisant le principe de l’auto-désignation nationale à partir de 1920, les statisticiens suivent un mouvement discuté auparavant. Dans leur recherche d’une classification scientifique de la société, ils sont amenés à établir un dictionnaire des nationalités particulièrement important. L’ancienne trace religieuse et coloniale reste cependant présente si l’on oppose l’extrême différenciation des peuples non orthodoxes, non slaves, colonisés plus que colons, aux peuples slaves et sujets de longue date de la Russie. Mais, parallèlement à ce mouvement, se développe une volonté de réorganisation de l’État autour d’une réforme de l’administration territoriale qui provoque la mise en place d’une hiérarchie complexe de découpages administratifs territoriaux. Le fondement national de nombreux découpages, qui va jusqu’à distinguer des villages nationaux, auto-administrés, conduit à une réflexion importante sur les regroupements de nationalités autour de noyaux durs, plus spécifiques, qui pourraient être au centre d’une recomposition administrative et politique. De plus, cette période est marquée par un processus de négation de l’existence de stratifications sociales. Le national devient le principal critère de stratification qui repose, à partir de 1932, sur des bases juridiques bien affirmées : c’est l’époque de la délivrance des passeports aux citoyens. Tant à travers l’organisation de l’espace administratif et géographique, qu’à travers l’identification juridique de chacun, le critère national perd une part de son statut ethnographique pour se durcir en une désignation officielle, administrative et juridique.

L’impossible compromis sera le recensement de 1939. La discussion qui se développe autour du recensement de 1939 sur la réalisation du dictionnaire des nationalités est très révélatrice des nouvelles préoccupations politiques. Rappelons que les critiques faites sur le recensement de 1937, annulé par décret, ont aussi porté sur le dictionnaire des nationalités 49 . Cependant, outre la teneur politique des critiques, celles-ci révèlent aussi l’existence d’un réel débat sur les fondements des classifications. Les auteurs du dictionnaire tentent toujours de suivre une démarche cohérente en consultant les instituts spécialisés sur la question, tout en se heurtant aussi à la nécessité de prendre en compte les nouvelles organisations territoriales. Ainsi débute une correspondance entre l’Institut d’ethnologie et l’Institut des langues et mentalités de l’Académie des Sciences. Cet échange témoigne des divers niveaux de contraintes formelles qui régissent l’établissement d’une grille des nationalités, parmi lesquelles l’obligation de prendre en compte la définition des nationalités donnée par Staline 50 . Le responsable de l’élaboration de ce dictionnaire définit ainsi le cadre de son travail, l’Institut d’ethnographie fournissant un schéma d’explication analogue :

‘« À la base de la liste se situe la division des peuples de l’U.R.S.S. en trois catégories principales : 1) Les nations, groupes nationaux et peuples ; 2) Les minorités nationales, n’ayant nulle part sur le territoire national de l’U.R.S.S. de regroupement géographique précis (République, oblast’ nationale ou okroug national) ; 3) Les groupes ethnographiques. Pour établir la liste des nationalités, nous avons pris comme base la compréhension de la nation, donnée par I. V. Staline [...] ».
« La liste a été fondée sur la distinction entre nation, peuple et groupe national. Cependant, en pratique, nous avons dû définir une quatrième distinction, celle de groupe ethnographique, pour lequel il est indispensable d’effectuer des analyses à partir du recensement, car de nombreux aspects de la composition nationale en U.R.S.S. se sont avérés particulièrement difficiles à affecter aux premiers groupes cités » 51 . ’

Derrière le principe de classification qui se veut intangible, surgissent en fait nombres de difficultés pour interpréter la relation entre la définition « officielle » des nationalités et les modalités de son application, sachant que cette définition intègre plusieurs niveaux de classification. Selon quels principes répertorier les peuples (issus essentiellement de la liste établie en 1934) dans l’une ou l’autre des catégories prédéfinies ? La liste proposée par le bureau du recensement est vivement critiquée tant par l’Institut des langues et des mentalités que par l’Institut d’ethnographie. En dehors des critiques qui se situent dans le cadre d’une analyse scientifique propre à la recherche ethnographique de ces années-là (touchant, notamment, à l’équivalence entre dénominations), les reproches témoignent de la crainte réelle d’un désaccord avec le critère stalinien de classification. Au terme d’une série de consultations écrites, le Cunkhu en arrive à la conclusion implicite que les critères retenus ne sont pas opératoires et justifient de ce fait la solution adoptée, laquelle réside en une simple liste alphabétique des nationalités :

‘« Dans la liste sont inclus tous les peuples (155)et toutes les langues (141) présentes en Union soviétique, indépendamment de leurs effectifs. […] Les peuples et les langues de l’Union soviétique sont classés par ordre alphabétique. […] Nous n’avons pas pu non plus donner un groupement des peuples de l’U.R.S.S. du point de vue de la répartition selon les catégories historiques connues : nation (nationalité), groupe national et groupe ethnographique. […] Les réalisateurs de la liste n’ont pas suffisamment de matériaux concernant l’ensemble de ces critères » 52 . ’

Ce constat d’échec consacra l’abandon par l’Office central de statistiques du classement des nationalités selon des critères ethnographiques et anthropologiques. En 1926, les nationalités étaient regroupées, dans les listes, selon des critères de proximité ethnolinguistiques, par grandes familles (indo-européennes, turco-mongole, etc.). En 1939, elles sont regroupées, de même que les républiques, selon des critères quantitatifs ou alphabétiques, ou encore administratifs, (la nationalité étant affectée à tel ou tel découpage administratif). La définition catégorielle s’est figée, elle a continué d’exercer une contrainte sur les administrateurs, bien que ses fondements aient perdu toute pertinence. La définition a également continué d’exercer une contrainte sur le sort des minorités ethniques directement, notamment la minorité allemande, comme nous allons tenter de l’exposer.

Notes
38.

Les changements de conception sont visibles au travers des trois « matrices » des recensements : la nationalité, la langue et la religion. Selon les recensements, la nationalité prime souvent sur l’appartenance à un peuple ; la langue maternelle est prépondérante puisque ce n’est qu’en 1970 qu’il est demandé d’indiquer les autres langues éventuellement maîtrisées ; enfin la confession religieuse est une question quasi absente, sauf en 1897 et 1937, ce compte tenu de la position des divers gouvernements quant au statut des confessions religieuses en Russie puis en U.R.S.S. Voir ANNEXE VI.

39.

V.-M. KABUZAN, Narodny j Rossyj v XVII veke, chislennost' i etni t cheskyj sostav, Moscou, 1990, p. 20.

40.

E. SMIRNOFF, Russian Orthodox Missions, Londres, 1986, p. 81.

41.

Comme nous pouvons le voir avec l’ANNEXE VII, le critère de nationalité qui est prépondérant a subi quelques modifications dans sa définition. Partant de l’idée que la nationalité était rattachée à la langue maternelle, les recensements ont ensuite fait évoluer le critère de nationalité en distinguant et imposant 19 grandes classes nationales, puis en laissant le choix à la personne de définir sa nationalité officielle.

42.

A. BLUM, « Nationalités, groupes ethniques, peuples : la représentation des nationalités en Russie », in Old and new minorities, Paris, 1997, pp. 53-54.

43.

P. de SEMENOV (1872-1874), Congrès international de statistique à Saint-Pétersbourg, Huitième session du 10 (22) au 17 (29) août 1872, Saint-Pétersbourg, Tome 2. Cf. E. BRIAN, « Bibliographie des comptes-rendus officiels du Congrès international de statistique (1853-1878) », in Annales de Démographie historique, Paris, 1991.

44.

V. BERELOVITCH, « Aux origines de l'ethnographie russe : la Société de géographie dans les années 1840-1950 », in Cahiers du Monde russe et soviétique, 2-3, 1990, pp. 265-273. C.-B. CLAY, Russian ethnographers in the service of Empire, 1995.

45.

Ce terme s’applique à la première langue apprise à la maison pendant l’enfance et toujours comprise par la personne lors du recensement.

46.

V. BERELOVITCH, « Aux origines de l'ethnographie russe : la Société de géographie dans les années 1840-1950 », in Cahiers du Monde russe et soviétique, n° 2-3, 1990, pp. 268.

47.

Cf. Commission de la République socialiste soviétique, Trudy j k o m missyj po icucheniju plemennogo sostava naselenua SSSR i sporedeln i k siran, p. 13.

48.

Cf. InstitutnationaldesStatistiques, Programmi i posobija k razrabotk i e vsesoï o uznoï perepi s si naselenja 1926 goda, Vol. VII, Moscou, 1927.

49.

Parmi les nombreux travaux qui existent désormais sur ces deux recensements de 1937 et1939, on pourra consulter un exposé synthétique dans A. BLUM, Naître, vivre et mourir en U.R.S.S, 1917-1991, Paris, 1994.

50.

En 1913, il publia Le marxisme et la question nationale. La définition avancée par Staline est que : « La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue et de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans la communauté de culture », ce qui constituait selon lui une réponse « correcte dans la théorie et fructueuse dans la pratique ». Elle serait théoriquement correcte parce qu’elle situe la naissance des nations à l’époque d’un mode de production précis, avant d’identifier d’autres déterminants spécifiques, historiques et idéologiques. Elle serait fructueuse dans la pratique parce qu’elle avance une solution démocratique conséquente (l’autodétermination jusqu’à la sécession si nécessaire) qui favorise le développement de la lutte de classe. Ce point de départ conduirait à des mesures démocratiques qui faciliteraient l’émancipation économique et politique des travailleurs et en même temps liquideraient toutes les formes d’oppression nationale qui obscurcissent la compréhension par le prolétariat de sa propre exploitation. Staline suggérait que la meilleure solution à l’oppression nationale dans l’empire tsariste pouvait être « l’autonomie des unités autodéterminées comme la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine et le Caucase », mais soulignait que ceci ne serait possible que si le prolétariat russe luttait pour que ces nations puissent prendre leur propre décision. En donnant sa définition de la nation, Staline a intégré des éléments, tirés de la position d’Otto Bauer (territoire commun, vie économique commune et langue commune) mais de manière formaliste. La primauté ou non d’un des composants, la détermination des uns par les autres, leurs rapports contradictoires, etc., ne sont pas étudiés. Cf. http://www.pouvoir-ouvrier.org

51.

Institut d’ethnologie, Notice explicative du projet de liste de nationalités, Moscou, 1927, pp. 33-53. Le terme oblast’, en russe Область, désigne la région.

52.

Id., pp. 33-53.