I- 1.1.1. De 1763 à 1769

Catherine II de Russie invita des Allemands dans son pays afin d’ouvrir des perspectives sur de nouvelles terres jusque-là inhabitées et inutilisées. La garantie de droits particuliers considérables tels que la liberté de culte, l’exemption du service militaire, l’exemption d’impôts sur une période de trente ans, l’autonomie administrative et le soutien de l’État fut un argument incomparable et alléchant. Cependant, voyons ce qu’il en a réellement été de l’évolution de la minorité allemande depuis le XVIIIe. Nous nous appuierons pour ce faire sur l’étude faite par J.-F. Bourret, intitulée Histoire culturelle des Allemands de la Volga, 1763-1941, qui pose les jalons historiques des origines des colonies allemandes…

Ainsi, du Moyen Âge au XIXe siècle, les Allemands ont pris part à plusieurs mouvements de colonisation que l’on appelait deutsche Ostsiedlung, c’est-à-dire des déplacements dans le centre et l’est de l’Allemagne actuelle, dans le sud et l’est de l’Europe et jusqu’à la partie asiatique de la Russie. Les Allemands ont été pour une part intégrés dans la partie non allemande de la population russe de l’époque. De grandes zones allemandes de migration apparurent, comme la Poméranie, la Silésie, la Prusse occidentale et orientale, mais aussi les Sudètes, l’actuelle République tchèque, la Roumanie, la région de la Volga en Russie actuelle. À part les grandes régions de langue allemande ou de colonisation allemande, il y a sur les côtes de la mer Baltique et ce jusqu’à l’Adriatique et même la Sibérie, un émiettement de colonies allemandes d’importance variable. Il n’y avait au début du XXe siècle aucun pays en Europe de l’est ou du sud est dans lequel on ne décomptait pas un nombre important de colonies allemandes. C’est une princesse d’Anhalt-Zerbst qui devint tsarine de Russie : Catherine II (Princesse Sophie Frédérique Auguste d’Anhalt-Zerbst). Elle était par conséquent elle-même d’origine allemande et elle fit appel aux Allemands dans la deuxième partie du XVIIIe siècle. Elle publia dès le début de son règne, de 1762 à 1764, trois manifestes adressés aux artisans et paysans pauvres européens pour les inviter à venir fonder des colonies dans les espaces vides du sud de la Russie. Le manifeste en date du 22 juillet 1763 invitait des étrangers, dont des Allemands, à émigrer en Russie. Avec l’arrivée au pouvoir de l’impératrice, la politique étrangère de la Russie a par conséquent connu un profond changement. L’expansion de cette politique avec l’ouverture sur la mer Noire, les Balkans au sud et la Pologne à l’ouest fut accompagnée de l’ouverture économique du pays. L’impératrice espérait ainsi renforcer son Empire. Voici donc, en détails, les points les plus importants de ce manifeste :

‘« Nous invitons tous les étrangers à venir dans notre Royaume et à s’installer sur tout territoire où il y a un gouvernement ».
« Nous garantissons à tous les étrangers qui arriveront, sans exception, la pratique libre de leur religion selon leurs statuts et usages religieux ».
« Jamais un étranger nouvellement venu en Russie ne devra souscrire aux impôts ou être contraint à des services habituels ou non. Celui qui s’installe dans une région urbaine sera exonéré d’impôts pendant trente ans ».
« Les étrangers ainsi venus en Russie devront, durant toute la période pendant laquelle ils résideront dans le pays, selon leur choix, choisir et effectuer un service militaire ou un service civil » 58 . ’

Selon la réglementation de terres (Landordnung), certaines clauses supplémentaires de grande importance sont rajoutées pour le développement futur des colons, puisque c’est ainsi qu’il faut nommer les étrangers. Voici quelles étaient les quatre clauses :

‘« 1] Les terres qui auront été désignées pour les colons, comme bien incontestable et héréditaire, devront être cédées non pas en tant que bien personnel mais en tant que bien commun à chaque colonie ou commune. 2] Ces terres peuvent être vendues ou cédées par les colons sans avoir prévenu ou demandé l’accord préalable de l’autorité hiérarchique supérieure. 3] Il fut établi que, pour l’extension et l’amélioration de l’économie des colons, ils pouvaient acheter des parcelles pour un usage privé et ainsi acquérir des propriétés supplémentaires. 4] Les parcelles données par la Couronne doivent être données en héritage au fils le plus jeune ».’

Ce ne fut que plus tard que l’on garantit aux colons le droit d’administrer eux-mêmes une commune. Jusqu’alors, ils étaient placés directement sous la tutelle de la Couronne. Il faut également mentionner le fait que les colons pouvaient quitter à tout moment le Royaume du Tsar, librement. Les colons étaient libres, à la différence des fermiers en Allemagne et des fermiers russes qui étaient des serfs. Des agents recruteurs parcouraient l’Europe et surtout l’Allemagne, munis de ces manifestes et de belles promesses : selon leurs dires, une maison, une terre, du bétail, un outillage sommaire attendaient les pionniers, assurés en plus de privilèges fiscaux et de l’exemption du service militaire pour cent ans. Ces deux dernières promesses seront les seules tenues. Puis, le manifeste s’étendit à d’autres cours d’Europe. Le plus grand écho se fit dans la Hesse, au nord de la Bavière, au nord de Bade, dans le Palatinat et d’autres provinces rhénanes. Ce sont des régions qui avaient été particulièrement touchées lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Las des guerres incessantes qui ravageaient leur pays, des milliers d’Allemands se laissèrent tenter. En effet, dès 1763, émigrant des petits États de la partie occidentale du Saint Empire, des Allemands arrivent en Russie et s’établissent dans la région de la Volga, principalement autour de la ville de Saratov, répondant ainsi au manifeste de l’Impératrice. Le nombre de ces immigrants s’éleva de 25 000 à 30 000 59 , s’ajoutant ainsi à la population russe. En fait, ce nombre représente une infime proportion par rapport aux effectifs impressionnants des autochtones, mais c’est un chiffre non négligeable quand on prend conscience du fait que les régions colonisées étaient au départ très peu peuplées. Ce fut le début de ce qu’on appela l’ethnicité allemande, ou Deutschtum, en Russie. L’État proposa une alternative à ces immigrants : s’inclure dans un commerce ou une corporation de la ville, ou bien former une colonie où ils pourraient créer leur artisanat, leur commerce, bref, leur vie. On leur accorda une terre, une certaine somme d’argent et une avance. Chacun pouvait bénéficier d’une exonération d’impôts et de charges pendant trois ans. La vérité est que Catherine II avait besoin que ces immigrants pratiquent l’agriculture, en particulier dans les vastes régions vides de son Empire : pendant plus de trente ans, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’Impératrice avait tenté de moderniser l’agriculture de l’Empire et d’en peupler certaines régions sous-occupées en développant la colonisation. En effet, les terres lointaines de Russie étaient fertiles mais inhabitées. Les Allemands étaient disposés à s’en occuper. La tsarine avait aussi souhaité faire appel à des industriels, des artisans, des militaires, en plus des fermiers. Le paragraphe quatre du manifeste montre que le gouvernement tenait à accueillir des représentants de différentes origines sociales mais qui soient tous susceptibles de devenir un jour agriculteurs. De plus, la fin du XVIIIe siècle, marquée par la guerre avec la Turquie, entraîna une extension importante du territoire en Ukraine du sud, qui était jusque-là peu habitée et devait être cultivée.

Entre 1763 et 1768, près de 8 000 familles émigrèrent dans la Volga, soit plus de 27 000 personnes. 45 colonies s’établirent sur la rive droite du fleuve, c’est-à-dire la montagne (Bergseite) et 59 sur la rive gauche, composée de prairies (Wiesenseite) 60 . La plupart des colons étaient protestants. À leur arrivée sur la terre promise, après des semaines d’un voyage éprouvant, ils ne trouvèrent qu’une steppe déserte et des fonctionnaires tsaristes qui voulaient les exploiter. Les Allemands étaient réputés pour leur ardeur au travail et étaient accompagnés de quelques Hollandais, Suédois et Français, qui furent rapidement germanisés. Dix ans plus tard, des centaines de ces colons se joignirent à la révolte paysanne de Pougatchev qui souleva un instant le sud de la Russie contre la tsarine, ses nobles et ses princes. Au même moment que se formait la communauté germanique de la Volga, on vit apparaître d’autres colonies comme celles de Saint-Pétersbourg ou de Kiev. Au cours de cette première période, les manifestes de l’Impératrice Catherine II du 4 décembre 1762 61 et du 22 juillet 1763 constituent la base de l’immigration de masse d’Allemands ainsi que d’autres peuples en Russie. Quelles étaient les motivations de la tsarine pour leur offrir de tels privilèges ? Quelles sont les raisons qui la décidèrent à attirer des étrangers en Russie ? Les raisons se trouvent dans les pays, en particulier l’Allemagne, où son manifeste a eu le plus d’écho. L’histoire nous montre que Catherine II n’était pas la première souveraine à envisager l’exploitation de terrains jusque-là inexploités par des étrangers. Le prince électeur prussien Frédéric Guillaume avait déjà publié un manifeste le 29 octobre 1665 dans lequel il invitait les protestants français à venir s’installer en Prusse, dont la population avait beaucoup souffert de la peste et des guerres. Les immigrés obtinrent différents avantages dont un soutien financier non négligeable. Comme on sait, la conséquence fut qu’à cette époque environ 20 000 Huguenots français émigrèrent en Prusse, suivis de 6 000 Suisses environ et 7 000 individus du Palatinat, entre autres. Le gouvernement prussien avait, déjà sous le règne de Frédéric II, utilisé près de 25 millions de thalers 62 pour la colonisation. Le gouvernement autrichien avait lui aussi promis des privilèges aux émigrés, surtout sous les règnes de Marie-Thérèse et de son fils Joseph II. Le Roi danois Frédéric V avait déjà voulu redresser l’économie de son pays lorsqu’il fit paraître le 29 novembre 1748 dans le premier numéro du Regensburger Zeitung un appel aux immigrés, leur faisant entrevoir davantage de privilèges. La colonisation de la Russie, dans un but précis, avait été envisagée par Pierre I. Dans l’oukase du tsar du 23 novembre 1719, la colonisation de l’Ukraine par les Géorgiens était envisagée. Du temps de l’impératrice Anna Ivanovna (1730-1740), il s’agissait d’organiser la colonisation pour l’agriculture. La politique intérieure avait pour objectif, pendant ses dix ans de règne, de renforcer le servage pour le peuple russe. La politique internationale était menée contre l’est. La Russe livra pendant plusieurs années la guerre à la Turquie, sans aucun succès marquant. La tsarine s’efforça d’augmenter la densité de population des régions limitrophes afin de les consolider. Sur le territoire ordonné par Anna Ivanovna en 1734 se formèrent de nombreuses colonies dans lesquelles les habitants s’occupaient d’agriculture et de transport des marchandises de l’État. Le 4 juillet 1748, le gouvernement prit une résolution concernant l’installation en Ukraine de Géorgiens, qui devaient prendre part ensuite à la guerre de la Russie contre la Perse. En 1751, l’impératrice Élisabeth I Pétrovna ordonna de recruter des hommes en Serbie pour ses régiments afin de peupler les colonies militaires du sud de la Russie, dans la région actuelle de Dniepropetrovsk 63 .

À l’époque de son arrivée sur le trône, Catherine II planifia de grands projets pour la Russie. Elle souhaitait affirmer l’autorité internationale de son pays, qui avait été mise en péril sous Pierre III, en raison des scissions provoquées par la guerre de Sept Ans et les différentes alliances avec la Prusse et l’Autriche. L’impératrice constata que les relations avec les pays occidentaux européens servaient les intérêts de la Russie et aidaient à la réalisation des projets commencés par les tsars Alexis et Pierre I : réunir les territoires ukrainien et biélorusse afin de renforcer la position de la Russie et des provinces de la Baltique et de se relier à la mer Noire. Catherine II devait également redresser la situation économique du pays et rétablir des liens amicaux avec les membres du Synode, avec lesquels Pierre III s’était brouillé en raison de son oukase sur la sécularisation des terres de l’Église qui lui avait attiré les foudres des membres du Synode. Les fermiers étaient aussi mécontents de se faire exploiter davantage tout comme d’autres couches actives de la population. Mécontentements et agitations se firent sentir dans une grande partie du pays à l’époque. Les premières décisions de la tsarine furent prises pour corriger les fautes politiques de ses prédécesseurs. Elle mit au point les préparatifs de la guerre avec le Danemark (au sujet du Holstein) et dénonça le traité de paix conclu par Pierre III avec la Prusse. Ces projets suscitèrent la satisfaction dans tout le pays. Elle se réconcilia de fait avec les nobles et l’Église. Néanmoins, cela eut pour effet de réduire encore les droits et privilèges des fermiers.

Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les couches inférieures de la population furent mises à rude épreuve par l’État. Les steppes du sud et de l’est lui rapportaient peu. Il s’agit par conséquent d’entreprendre la colonisation de ces territoires afin de les exploiter et de les rendre davantage rentables. Cependant, la concentration finale de population ne fut pas celle escomptée. Même les quelques fermiers russes ne souhaitaient pas s’y installer. Catherine II reconnut que son pays n’était pas fortement peuplé par rapport à sa superficie. Son but premier fut donc de repeupler le pays, sans perdre de vue les intérêts économiques et politiques. Le manifeste du 22 juillet 1763 était accompagné d’un oukase sur la création d’une chancellerie qui traiterait les affaires concernant les étrangers émigrés. Elle reçut le nom de chancellerie de tutelle des étrangers, présidée par le favori de Catherine II, le Général Adjudant et Comte Grégory Orlov, qui joua d’ailleurs un rôle important en 1762 lors du renversement politique.

L’œuvre Ludwig von Platen Reisebeschreibung der Kolonisten, wie auch Lebensart der Russen publiée entre 1766 et 1770 devint le premier ouvrage de réflexion sur les Allemands de la Volga, soulevant de nombreuses questions, notamment : pourquoi Catherine II avait-t-elle néanmoins permis l’installation des émigrants uniquement dans les territoires qu’elle avait désignés ? Les opinions divergent. Certes, la tsarine avait des buts précis. La colonisation pour l’exploitation agricole de terres en friches ne faisait aucun doute. Avait-elle néanmoins songé à déplacer par la suite les colons en amont de la Volga ? Les nouvelles dispositions prises le 19 mars 1764, par la première loi des colons, sur le droit à la propriété et la réforme agraire montrent que le lieu de colonisation avait été défini avant leur arrivée mais qu’il n’était pas explicitement mentionné, de crainte de dissuader certains immigrés potentiels. Certes, les privilèges accordés seuls n’ont pas non plus suffi à attirer autant d’étrangers. Comme nous l’avons évoqué, les émigrés cherchaient en Russie la paix qu’ils n’avaient pas dans leur pays d’origine 64 . Tous étaient touchés, fermiers, ouvriers, artisans ; tous ne voyaient en Russie qu’un moyen d’échapper à cela, peu importait de savoir où ils seraient exactement installés par les autorités. L’une des raisons qui conduisit à l’émigration fut la persécution des personnes qui avaient d’autres convictions religieuses. À la fin du XVIIe siècle, les Huguenots durent quitter la France. En Allemagne, en particulier en Saxe, les membres de la fratrie des Herrnhuter 65 trouvèrent le salut dans l’émigration. Ces derniers formèrent la colonie de Sarepta dans la Volga en 1765 près de Tsarytsine (aujourd’hui Volgograd). Les agents de recrutement mandatés par l’impératrice ont joué un grand rôle dans le succès du manifeste. La propagande consistait à attirer les émigrants potentiels avec des images colorées des lieux colonisables. Ils vantaient les richesses des territoires, comme celui d’Astrakan décrit sous les meilleurs auspices 66 . Le recrutement des émigrants se faisait de deux manières : d’abord directement par les agents du gouvernement russe avec le soutien des envoyés russes et des mandataires ; ensuite par les entrepreneurs privés avec lesquels le gouvernement avait conclu des contrats concernant la rémunération des personnes qui œuvrent pour le recrutement des émigrants. Les commissaires recruteurs étaient français, belges et suisses.

En janvier 1764 fut créé à Lübeck un bureau de l’émigration dirigé par le commissaire Christoph Heinrich Schmidt. Plus tard, des commissaires du gouvernement furent installés à Ulm et Francfort-sur-le-Main. Leurs activités étaient contrôlées par l’envoyé I. Sivolin. Ces commissaires gouvernementaux recevaient un salaire et avaient reçu une instruction spéciale pour leur mission. Les commissaires privés, dont le Baron Caneau de Beauregard et de Monjou, le Roy et Pictet, de Boffe, de Précourt et d’Hauterive recevaient donc, par les contrats signés avec le gouvernement russe, des primes pour le recrutement. Parmi les entrepreneurs l’on comptait le Chevalier de Caneau de Beauregard qui à lui seul recruta 4 000 familles. Les commissaires se chargeaient du recrutement mais devaient en outre emmener les émigrants jusqu’en Russie, les installer dans les colonies et gérer les suites de leur installation, bref les suivre dans leur intégration. Ils leur mettaient à disposition environ 30 déciatines 67 qu’ils pouvaient exploiter et assumaient les frais de transport et d’installation durant les dix premières années. Néanmoins, les immigrés étaient redevables à hauteur de 10 % de leur production.

Certains gouvernements des pays allemands (dont les princes du Main, de Trêves, de Cologne, du Palatinat) se sont prononcés contre l’émigration, principalement vers la Hongrie. Ils menaçaient parfois les émigrants potentiels de la confiscation de leurs biens. D’autres ont menacé les agents recruteurs d’une sanction similaire 68 . Cependant, interdictions et menaces ne purent stopper le flux d’émigrants en Hesse, en Rhénanie, dans le Wurtemberg, en Lorraine, en Alsace, en Bavière, dans le Palatinat, en Westphalie, à Hanovre, dans le Holstein, Mecklembourg, en Saxe, en Silésie et en Bohème. Partirent donc des Allemands, des Français, des Suisses, des Hongrois, des Slaves, des Danois et des Suédois. Les émigrants transitaient avec les agents recruteurs par Lübeck, plus rarement par Dantzig, où ils prenaient le bateau (navires anglais, hanséatiques ou russes) pour Saint-Pétersbourg. Puis ils voyageaient jusque dans la Basse Volga. Certains prenaient à pied la direction de Novgorod, de Tver, de Moscou, de Riazan, Pensa puis vers Petrovsk où ils passaient l’hiver. D’autres remontaient le fleuve et s’arrêtaient également pour l’hiver. Beaucoup restèrent à Torchok, Tver, Kostroma ou Kolomna. Au printemps, quand le fleuve dégelait, ils continuaient leur périple. D’autres encore, comme le premier colon Bernhardt L. von Platen, installé dans ce qui sera plus tard le rayon 69 de Balzer au sein de la R.S.S.A.A.V., faisaient le trajet par la route et par les voies fluviales. De Lübeck, ce dernier était allé à Oranienbaum via la mer Baltique. Là, il s’était arrêté avec ses compagnons quinze jours. L’histoire ne dit pas s’ils s’étaient tous concertés pour devenir fermiers. Même Platen, officier noble, qui s’était proposé à l’impératrice pour servir dans l’armée, fit la demande de devenir fermier auprès du commissaire recruteur Ivan Kuhlberg à Oranienbaum. Néanmoins, tous ne se doutaient pas vraiment de ce qui les attendait.

Les colons semblaient heureux 70 , mais la réalité les rattrapa rapidement 71 . C’est le commissaire Ivan Kuhlberg, nommé en 1764 à Oranienbaum, qui décidait des lieux d’établissement et des activités des nouveaux immigrés. L’objectif était de les placer dans des territoires non habités. Les immigrés arrivés en 1766 furent obligés d’exercer la profession d’agriculteurs, même si cela n’avait aucun lien avec leur activité précédente. Kuhlberg eut grand peine à appliquer cette directive de la chancellerie de tutelle. Certains quittaient Oranienbaum pour Saint-Pétersbourg. Les colons y passaient trois semaines, temps nécessaire au gouvernement pour leur affecter un lieu d’habitation définitif. C’est à cette époque, en 1765, que fut fondée la colonie allemande de Neu-Saratovka près de Saint-Pétersbourg. Puis d’autres colons encore remontèrent le canal vers Novgorod et prenaient ensuite la direction de Torchok par les terres, suivant un affluent de la Volga. Arrivés à Torchok, les colons s’installèrent pour l’hiver dans les villages environnants, le fleuve commençant à geler. Le voyage ne reprit par conséquent qu’au printemps suivant. Les colons traversèrent sept villes et atteignirent enfin Saratov, le lieu désigné 72 . Regensbourg, sur le Danube, fut par contre le point de départ des immigrés qui s’installèrent dans le district de Tonkochurovka dans la Volga. Les colons gagnèrent Weimar, puis prirent la direction de Hanovre, Lunebourg et remontaient enfin jusqu’à Lübeck, en faisant naturellement des étapes. Par bateau, ils se rendaient donc à Kronstadt et Oranienbaum. De là, ils rejoignaient Novgorod, Valdaï, Torchok, Tver, Dmitrov puis Moscou où ils attendaient les ordres de la chancellerie de tutelle. Enfin, ils terminaient leur voyage au-delà de Iegorova, Riazan, Pronsk, Penza sur les bords de la Medveditsa dans la ville Petrovsk, étape pour l’hiver.

Les colonies commencèrent donc à se former atteignant rapidement le nombre de 104 « colonies-mères » ou Mutterkolonien 73 . En effet, le 29 juin 1764 fut fondée la première colonie allemande sur la Volga : Nijnaïa Dobrinka avec 353 habitants. Les années suivantes furent fondées les colonies de Anton, Galka, Schilling, Balzer, Tcherbakovka, Enders, Fischer, Franzosen, Holstein, Hussaren, Rosenhain, Sarepta, Schwed entre autres. La colonie de Balzer fondée en 1765 contenait en 1768 déjà 90 familles, soit 477 âmes, dont 198 hommes et 197 femmes. Les noms de famille les plus courants étaient Bauer, Eurich, Heckmann, Heibuch, Kähm, Klein, Scheidt et Weisheim. Pendant la période de défrichage de la Basse Volga, 105 colonies se formèrent dont 63 colonies privées (27 de Beauregard, 25 de Noy, 11 de Boffe), 41 colonies de la couronne et la colonie de Sarepta qui bénéficiait d’un système d’autonomie administrative. L’installation des colons dans le gouvernement de Saratov 74 se fit sous le contrôle de Vassili Grigorievitch et sous la tutelle de la chancellerie de Hofrath Reis. Entre 1764 et 1767, sur 105 colonies, environ 27 000 personnes sont venues en Basse Volga. Á la même époque, six colonies sont apparues près de Saint-Pétersbourg (Kolpino 1765, Neu-Saratovka 1765, Sredniaïa Rogatka 1765, Francfort 1767, Luzk près de Jambourg 1767, Porchovo près de Jambourg 1767) deux colonies en Livonie, 7 colonies à Belovech près de Tchernigov (Belovech, Gorodok, Gross-Werder, Kaltichinovka, Klei-Werder, Kerschatten, Rundewiese toutes en 1766) et une colonie (Ribensdorf) dans le gouvernement de Voronej 75 . L’émigration prit une ampleur telle qu’elle ne put être ralentie qu’après le flux engendré par l’édit du Tsar Joseph II en 1768, après la guerre entre la Russie et la Turquie (1768-1774) et après la révolte de Pougatchev (1773-1774).

Notes
58.

Voir ANNEXE X : le manifeste de l’impératrice en date du 14 octobre 1762 n’ayant pas eu l’effet escompté, ce second manifeste de Catherine II eut plus d’écho à l’étranger. Il fut traduit en plusieurs langues et publié dans les journaux de Russie et surtout de l’étranger. Il se décompose en deux parties : les cinq premiers paragraphes déterminent qui est susceptible de répondre à cet appel ; les paragraphes 6 à 10 déterminent les privilèges et avantages accordés aux colons. Toutes ces prérogatives ne furent cependant pas respectées. La patrie des futurs colons était décrite de façon très poétique et était idéalisée et beaucoup furent déçus. Pour une étude complète du manifeste, on pourra consulter notamment J.-F.BOURRET, Histoire culturelle des Allemands de la Volga (1763-1941), Thèse langues, Strasbourg, 1984, p. 5 sqq.

59.

J.-F. BOURRET, Les Allemands de la Volga, Lyon, 1986, p. 7.

60.

Le côté montagne est le côté droit, occidental, du fleuve de l’ancienne R.S.S.A.A.V. Il fut appelé ainsi en opposition au côté prairie, qui était donc le côté gauche et oriental du territoire. Cf. Cf. C. BÖTTGER, Lexikon der Russlanddeutschen, Berlin, 2000, pp. 48 et 372. On pourra consulter l’étude complète du territoire dans BOURRET, J.-F., ibid., Lyon, 1986. Voir en ANNEXE XI, une représentation cartographiée de la République de la Volga, rives droite et gauche.

61.

Voir ANNEXE XII : le manifeste du 4 décembre 1762 est en fait la version donnée pour publication dans les journaux. C’est une version plus courte que l’original du 14 octobre 1762. Le manifeste précise d’un point de vue général les conditions d’immigration en Russie et charge le Sénat russe en qualité de « Collège délégué aux affaires étrangères ». Aucune condition juridique (droits des imlmigrants) n’est mentionnée, c’est pourquoi ce manifeste eut un écho moins grand que le suivant comme nous l’avons expliqué précedemment.

62.

En allemand Taler, monnaie d’argent frappée d’abord en Bohème (1525), unité monétaire des pays germaniques du XVIe au XIXe siècle.

63.

Horvath diligenta deux régiments de Serbes et de Croates orthodoxes dans les colonies militaires et agraires de Novaïa Serbïa (Nouvelle Serbie) et Slaviano Serbïa (Serbie Slave). Pendant l’été 1751 arrivèrent donc 432 hommes d’Autriche (des Serbes, des Macédoniens, des Bulgares et des Valachiens). Le 24 décembre de la même année l’oukase suivant fut publié : « Über die Verleihung der Staatsbürgerschaft an Serben, die gewillt sind, nach Russland überzusiedeln und ins besonderen Regimentern zu dienen, über die Bestimmung der an der Grenze mit der Türkei zur Ansiedlung geeigneten Ländereien… und Über die Unterstellung jener Regimenter unter das Militärkollegium » (« Sur l’octroi de la citoyenneté aux Serbes qui ont l’intention de venir s’installer en Russie et de servir dans des régiments particuliers, et sur la détermination des terres attribuées à la frontière avec la Turquie… et sur la mise sous contrôle de ces régiments par un collège militaire »), in Neues Leben, n° 42, 12/10/1988.

64.

Allemagne ou autre en raison de la guerre de Sept ans (1756-1763) et de la guerre franco-anglaise (1755-1762) qui ont engendré une profonde misère dans les différents pays concernés et qui n’arrangea pas la situation, déjà alourdie par les mauvaises récoltes, des loyers élevés, des impôts importants et des corvées.

65.

La communauté fraternelle des Herrnhuter est liée au piétisme (mouvement religieux né au XVIIe siècle dans l’Église luthérienne allemande, mettant l’accent sur l’expérience religieuse individuelle ; cf. Le Petit Larousse, 1998, p.782) et à l’Église évangélique indépendante. Les fondateurs ont créé en 1722 cette communauté dans la localité de Herrnhut. La colonie de Sarepta est devenue, à la fin du XVIIIe la communauté des Herrnhuter la plus connue.

66.

« […] die denen von Frankreich nichts nachgibt ; was die Möglichkeit und Fruchtbarkeit des Erdreiches anbelangt, so sei es reich an Wein, Getreide, Wiesenwachs, Holz und fischreichen Flüssen » ; « […] en ce qui concerne les possibilités et la fertilité des sols, le pays est riche en vignes, céréales, cultures de champs, bois, et les fleuves sont riches en poissons », in Neues Leben, 20/10/1987, p. 7.

67.

Десятина (arch.), « déciatine » est une mesure de surface équivalant à 1,092 ha.

68.

Cf. Ordonnances du 28 avril 1763, du 28 janvier 1764.

69.

En russe, okroug, okrug ou kroug, Ó круг, signifiant division administrative, district et par extension cercle (administratif). Équivalent allemand der Kreis ou Landkreis. L’autonomie en Union soviétique n’existait en effet que sous la forme de républiques rattachées à l’Union, de républiques autonomes, de territoires autonomes mais aussi sous forme de rayons. Il s’agissait, et aujourd’hui encore, de petits territoires compacts concentrant des minorités ethniques.

70.

Ainsi sonnaient les chants des jeunes artisans : « Seid lustig und seid fröhlich, / Ihr Handwerksgesellen, / Denn es kommt die Zeit, / Die uns hat erfreut ; / Und sie ist ja schon da-ha ! / Wir haben es vernommen, / Wo wir hin werden kommen : / Ins Russland hinein, / ‘s kann nicht anders sein, / An die ferne Wolga-ha ! » ou « Soyez drôles et soyez gais, / Compagnons, / Car arrive le moment / qui a tant réjoui nos cœurs, / et il est temps, ha ! / Nous avons appris, / où nous allons : / nous partons pour la Russie, / et rien n’y changera, / nous partons pour la lointaine Volga, ha ! », in Heimatbuch 1990-1991, Stuttgart, 1991, p. 226.

71.

Selon G. BERATZ, in Neues Leben, n° 49, 30/11/1988.

72.

B. von PLATEN décrivit ainsi son voyage vers la Russie et ses impressions : « Wir mussten vierzehn Tag’ / Beim Wagen patrollieren, / Und Weiber mit Packasch / Zu Lande transportieren. / Hier wurden viele krank, / Und viele blieben tot : / Die Kinderlein voraus, / Sie litten große Not… Ein jeder geh’ mit Freud’ / Zu seinem Schiff hinein, / Damit wir dermaleinst / Auch mögen dahin kommen – / Zum angewiesenen Ort, / Den wir uns vorgenommen. / Mir deucht, es brauset schon / Der alte Wolgastrom. / Hier lag auch eine Stadt – / Da hießen sie Gastrom. / Ich dachte bei mir selbst : / Ist das der schöne Ort ? / Der bot nicht mal ein Tor, / Viel weniger eine Pfort’. / Lang quälen ist der Tod – / Wir haben uns ergeben ; / Mag’s kosten Haut und Haar, / Herein ins wilde Leben !… » soit « Nous dûmes pendant quinze jours, / patrouiller autour de la voiture, / et emmener au pays / femmes et bagages./ Beaucoup tombèrent malades, / et beaucoup moururent : / les enfants surtout, / souffrirent de grande misère… Chacun rejoint avec joie, / son bateau, / Et nous aussi / souhaitons parvenir un jour - / dans ce lieu assigné / que nous avons entrepris de rallier. / J’entends déjà gronder / le vieux fleuve Volga./ Il y a aussi une ville - / Ils l’appellent Gastrom./ Et je songe : / est-ce là ce bel endroit ?/ Il n’y a même pas une entrée, / encore moins une porte / La mort est une longue torture - / Nous nous sommes résignés ; / même si cela doit nous coûter / corps et âme, / lançons-nous dans cette vie sauvage ! », in Neues Leben, n° 49, 30/11/1988.

73.

En ANNEXE XIII, le tableau présente la formation des colonies volga-allemandes. Il s’agit d’une présentation simplifiée de toutes les colonies (noms allemands et noms russes) de la Volga, côté montagne et côté prairie, près de Tsaritsyne, ainsi que les colonies du directeur de Boffe, du baron Caneau de Beauregard, de Le Roy et Pictet et leur année de fondation. Ce tableau permet de situer la colonisation dans la Volga globalement entre 1764 et 1767 et surtout de constater que les colonies sont équitablement réparties sur le territoire de la Volga, les trois gouvernements de Saratov, Samara et Astrakhan. Voir aussi ANNEXES XV et XIV.

Le terme de Mutterkolonie est défini ainsi : « Les premières colonies fondées ont été appelées Mutterkolonien. Les colonies nouvellement fondées par les descendants issus de ces colonies-mères sont nommées colonies-filles. Il s’agit en fait de colonies qui ont été créées par les fils et filles des colons qui voulaient exploiter leurs propres fermes et terres » (« Die zuerst gegründeten Siedlungen nannte man Mutterkolonien. Die von den aus diesen Mutterkolonien stammenden Nachkommen neu gegründeten Siedlungen werden als Tochterkolonien bezeichnet. Dabei handelt es sich um solche Kolonien, die durch das Weiterziehen der Kolonistensöhne und -töchter entstanden sind, die eigene Hofstellen und Land bewirtschaften wollen »), in C. BÖTTGER, Lexikon der Russlanddeutschen, Berlin, 2000, p. 204.

74.

Ce terme, qui vient du français, désigne une unité administrative, synonyme de province. À la tête d’un gouvernement se trouve un gouverneur général (namestnik), qui parfois peut être seul à la tête de plusieurs gouvernements. À distinguer de ouïesd, de volost ou d’okroug. Voir ANNEXE XIV sur la carte des gouvernements de Saratov, Samara et Astrakhan, respectivement gouvernements nord-ouest, est et sud de la Volga. À l’époque, les gouvernements sont scindés en districts : Atkarsk et Saratov, Nikolaïevsk et Novousensk, enfin Kamychin.

75.

Voir ANNEXE XV représentant la carte pratique des colonies-mères volga-allemandes du territoire de la Volga, pour une vision globale cartographiée de la région de la Volga colonisée et afin de situer les nombreuses villes citées dans notre propos.