I- 1.1.3. De 1824 à 1870

Une nouvelle période d’installation commença avec la formation de colonies allemandes en Volhynie et en Podolie. Quelque 52 familles arrivées du Wurtemberg, de Hesse et de Bade et du bas Rhin vinrent grossirent les rangs des colonies de Blumengart (1824), Neuhorst (1824), Elisabethdorf (1825) et Ludwigsthal (1828). Dans le territoire mennonite de Molotchnaïa du gouvernement taurien apparurent en 1824 les colonies de Neukirch, Friedensdorf, Wernersdorf et en 1828 la colonie Sparau. En 1825, dans le territoire non mennonite de ce même gouvernement apparut la colonie de Kronsfeld. Dans le territoire de Beresan, rayon d’Odessa, gouvernement de Cherson, fut érigée en 1828 la colonie de Neufreudental. Entre 1805 et 1812, neuf colonies avaient été créées dans le gouvernement de Saint-Pétersbourg : les colonies de Peterhof, Oranienbaum et Kronstadt, puis Neu-Saratovka, Isvar, Kipen. Entre 1819 et 1843 ont également été formées les colonies de Freidenstal (près de Tsarkoïe Sielo) et Snamenka.

Au début du règne du tsar Nicolas I, les relations russo-turques se dégradèrent à nouveau. Le sultan turc déclara la guerre à la Russie. La guerre (1828-1829) et celle contre la Perse (1826-1828) firent bénéficier l’état russe de nombreux privilèges. Le traité de paix avec la Perse (février 1828) donna à la Russie les provinces caspiennes tandis que le traité de paix d’Andrinople (14 septembre 1829) accorda les bords de la mer Noire jusqu’à l’embouchure et le fort de Nicolas au sud de Poti et de Paschalyk (Achalzichker) à la Transcaucasie. La Turquie garantit l’autonomie de la Serbie, la Grèce, la Moldavie et la Valachie. La Russie eut le droit de maintenir ses troupes en Moldavie et en Valachie. De nombreux étrangers arrivèrent en Russie dans les années 1830-1840 puis 1860-1870 et s’installèrent dans les gouvernements de Volhynie et de Podolie où trente colonies avaient déjà été fondées auparavant (vers 1787-1791 en Volhynie avec des mennonites de l’est de la Prusse sur six colonies : Kotusovka, Gross- et Kleinneumanovka, Karlswalde, Antonovka, Jadvonin). Trois raisons peuvent être évoquées pour justifier l’installation des mennonites dans le sud de la Russie : les possessions mennonites en Allemagne étaient limitées selon les directives de Frédéric le Grand et son successeur Frédéric-Guillaume IV, les junkers prussiens protégeant ainsi férocement leurs biens des concurrents mennonites. La pression prussienne fit que les mennonites partirent en Russie trouver d’autres terres. Le gouvernement russe promit aux émigrés mennonites 65 déciatines de terres et autres privilèges connus. En 1834-1835, une partie des descendants des mennonites de Volhynie s’installa autour de Molotchnaïa. Et en 1877-1878, après la levée de l’autonomie administrative du village allemand et surtout l’introduction du service militaire obligatoire, l’autre partie des mennonites quitta la Volhynie. Au milieu du XIXe siècle, la population tournée vers la Pologne ne considérait la Volhynie plus que comme un pays nourricier. Petit à petit la Pologne eut besoin de main-d’œuvre et les agriculteurs allemands furent recrutés, à raison de conditions de travail fortement attractives. Néanmoins, le travail (dans les forêts et le maquis) était ardu, comme l’évoque le poète Alexander Zielke* bien plus tard :

‘« La forêt était impénétrable, / et s’étendait à perte de vue, à l’ouest, en Biélorussie. / Emmitouflés dans leurs habits de verdure / les chênes géants se dressent / et leurs frémissements sourds / nous racontent des périodes / de leur vie tourmentée… / Et dans cette contrée sauvage et grise / notre famille cherchait / son avenir et son bonheur./ Mais là commencèrent pauvreté et misère, / rude labeur et privations / pour notre maison pleine d’enfants. / Oh, je vois encore mon père debout / dans le marais et dans la vase jusqu’au genoux, / brandissant pioche ou hache, / et à ses côtés ma mère, / les jupes relevées jusqu’aux reins,/ tirant sur les racines des saules / de ses mains rouges et enflées./ Sur son visage, couvert de sueur,/ les cheveux étaient collés par l’humidité / des cheveux complètement ébouriffés./ Et nous, les enfants, pâles et sales, / mouillés, nus presque en haillons, / traînions, haletant et nous tordant, / les buissons déracinés, / et nous les jetions dans le feu, / dont la fumée était le seul rempart / pour nous protéger du fléau qu’étaient les insectes » 88 .’

Comme cadeau d’arrivée, les immigrés reçurent les terres dont ils avaient la jouissance pour 36 ans. Le contrat devait être reconduit ensuite. Dans le milieu des années 1860, ce contrat attira des Allemands de Pologne. Avec la création de la ligne de chemin de fer du sud et la montée du prix du bois, les Allemands de Berlin et de Dantzig y virent une manne à exploiter. Il restait à trouver des terres en friche pour y planter les céréales. Il nous reste à mentionner l’arrivée dans les années 1830 de nombreux artisans allemands qui s’installèrent dans la région de Pétersbourg, formant les colonies de Alexandrie (1834), Nikolaïevski (1835) et Alexandrovski (1936), toutes deux dans le gouvernement de Novgorod. En 1836, dans la région, des mennonites avaient composé les colonies de Bergtal, Schönfeld (1837), Schöntal (1837), Heuboden (1841) et Friedrichstal (1852), les mêmes que dans le gouvernement d’Ekaterinoslav. En 1840 Kana sur la Kura fut fondée dans le Caucase, en 1843 Fresental dans le gouvernement de Samara, en 1852 Rosenberg (grande paroisse de la Volga faite de villages mennonites du gouvernement taurien et de Samara), puis en 1852 Michelstavski près de Tiflis, Nikolaïevsk et en 1855 Klein-Neudorf dans le gouvernement de Cherson.

Le cheminement des Allemands depuis l’Europe à travers l’Empire russe est ainsi retracé. Les Allemands, nouvellement installés pour les derniers arrivés, bien ancrés pour les premiers et leurs descendants, seront désormais les « Allemands de Russie ». Dès lors, il est important de noter que chez tous les Allemands de Russie se développa avec le temps une conscience patriotique très aiguë et très affirmée 89 . Ils protégeaient ainsi leurs modes de vie, devenant les héritiers et les gardiens de leur propre culture. Ils souhaitaient par conséquent rester allemands dans leur nouvelle patrie, c’est pourquoi ils tenaient énormément à leur culture, attachaient une grande importance à leurs croyances, leur langue maternelle, leurs traditions folkloriques (chants populaires, art populaire, musique, costumes, us et coutumes) afin de les protéger, de les développer, bref de les transmettre de génération en génération. C’est, à nos yeux, de cette façon qu’ils ont pu conserver leur identité nationale pendant plus de 200 ans et résister avec succès à tout désir d’assimilation 90 de l’extérieur… Pendant plus d’un siècle, les nationalités diverses ont coexisté dans une paix toute relative, jusqu’à l’émergence d’idées et de sentiments nationaux grandissants. Il fallut fixer les frontières de l’État et celles des groupes nationaux, ce qui était une tentative soit d’assimilation des minorités, soit d’élimination. Dans les États de l’est et du sud-est de l’Europe naquirent les mêmes sentiments nationaux et la situation nécessita une politique des nationalités adaptée. Dans chaque État, les Allemands, dont les ancêtres étaient devenus sujets des tsars en répondant volontairement à leurs appels afin de servir de main-d’œuvre et de coloniser les terres dépeuplées, ont dû radicalement modifier leurs conditions de vie. Une partie d’entre eux, ne sachant pour qui prendre parti, migra, voire quitta la Russie et retourna en Allemagne. Commencèrent alors des mouvements migratoires, internes et externes, consécutifs aux premières vagues d’installation.

Notes
88.

A. ZIELKE, in Freundschaft, n° 42, 1987 : « Undurchdringlich war der Urwald, / der sich endlos weit ausdehnte / westlich über Belorussland. / Tief verhüllt in Laubgewändern / reckten sich die Eichenriesen, / die mit ihrem dumpfen Rauschen / uns erzählten von den Zeiten / ihres sturmbewegten Lebens…/ Hier in dieser grauen Wildnis / suchte unsere Familie / ihre Zukunft und ihr Glück. / Hier begannen Not und Elend, / harte Arbeit und Entbehrung / unsres kinderreichen Hauses. / O ich seh noch stehn den Vater / bis ans Knie in Sumpf und Schlamm, / schwingend Hacke oder Beil, / und daneben meine Mutter, / aufgeschürzt bis an die Lenden, / wie sie zog an Weidenwurzeln / mit verschwollnen roten Händen. / Im Gesicht, dem schweißbedeckten, / klebten wir die feuchten Strähnen / ihres wild zerzausten Haares. / Und wir Kinder, bleich und schmutzig, / nackend, fast in Kleiderfetzen, / schleppten, keuchend und uns krümmend, / das entwurzelte Gebüsch, / und wir warfen es ins Feuer, / dessen Rauch die einzige Zuflucht / vor Insektenplage bot… »

89.

Nous pouvons l’appeler également « conscience nationale ». C’est la conscience collective pour laquelle chaque langue a ses expressions particulières : en allemand, Wir-Bewusstsein (conscience de nous-mêmes) ou Volksbewusstsein (conscience du peuple), et Volksgeist (esprit national) ou même Volksseele (âme nationale). En effet, nous pouvons d’ores et déjà mentionner que nous avons noté une évolution progressive du concept de Heimat (patrie), qui désignait à l’époque le lieu où les Allemands étaient, c’est-à-dire en Russie, vers la notion de Vaterland au moment de la première guerre contre l’Allemagne (les Allemands de Russie prenant alors faits et causes pour la Russie) et enfin un développement vers la notion de citoyenneté soviétique (au départ, en 1917-1918, beaucoup étaient prêts à développer sereinement cette citoyenneté soviétique et étaient même enthousiastes au début des années 1920, mais le développement du stalinisme, la collectivisation forcée entre autres ont troublé cette image).

90.

Par « assimilation », nous entendons les procédés de disparition (absorption ou intégration) de petits groupes ethniques ou de représentants de peuples dans un milieu autre que cette ethnie ou ce peuple. On peut distinguer quatre étapes : l’intégration économique et sociale, l’adoption d’une nouvelle culture au quotidien, l’utilisation d’une autre langue puis le changement de conscience de soi et de conscience de l’appartenance dudit groupe ethnique. Cf. C. BÖTTGER, Lexikon der Russlanddeutschen, Berlin, 2000, p. 24.