Ces mouvements géographiques des colons marquent l’installation des immigrés allemands à Orenbourg, en Bachkirie, en Asie centrale 91 et en Sibérie. L’installation des fermiers allemands dans ces zones géographiques est une forme de colonisation, dite nouvelle migration. Nous avons parlé des familles mennonites des anciennes colonies-mères de Volhynie qui étaient parties se réinstaller sur les bords du fleuve Molotchnaïa. Le fait nouveau est le déplacement des membres des anciennes colonies de la Volga au milieu du XIXe siècle vers le nord du Caucase. La raison de ces déplacements supplémentaires et soudains est une surpopulation des gouvernements européens de Russie dans la seconde moitié du XIXe qui poussa les colons allemands (mais aussi d’autres peuples) à chercher d’autres régions où s’installer 92 .
Une immigration de masse se développa, les étrangers vinrent s’installer sur les terres acquises par le gouvernement russe. En général, les régions offertes étaient très éloignées des colonies-filles déjà formées, afin que les nouveaux villages des colons puissent s’étendre rapidement et coloniser de nouvelles zones encore non-utilisées. Ainsi se formèrent les colonies d’Alexanderdorf dans le nord du Caucase (à trois kilomètres de la forteresse de Naltchik, avec environ 600 habitants qui avaient émigré des anciennes colonies de la Volga en 1846) et de Kana, à 40 kilomètres de Mosdok, avec environ 600 habitants qui venaient aussi de la Volga. Entre Georgïevsk et Piatigorsk, sur le fleuve Podkouvok naquit la colonie de Konstantinovka (aussi connue sous le nom de Bethanien), puis près de Chelesnovodsk les colonies de Tempelhof et d’Orbelianovka. L’oukase du tsar du 19 février 1861 garantissait la liberté des fermiers, non soumis au servage, mais à la réduction de la surface des parcelles agricoles (en raison du grand nombre de fermiers, certains n’avaient parfois pas de terres à cultiver sinon une minuscule parcelle). Le gouvernement souhaitait ainsi soutenir les fermiers qui craignaient de voir échapper la main-d’œuvre bon marché avec la forte vague d’immigration. Davantage de fermiers étrangers tombèrent sous le charme des contrées russes et l’immigration allait en accentuant. Bientôt, le gouvernement de Stavropol fut concerné. Dans les années 1870, 200 000 personnes s’installèrent dans le territoire de Kuban. De grands groupes de population (jusqu’à 120 000 personnes) se présentèrent en Bachkirie, dans les steppes d’Orenbourg. Mais parmi les colons étrangers se trouvaient aussi des autochtones qui déménageaient simplement.
L’introduction du service militaire obligatoire en 1871 en Allemagne par Bismarck 93 incita sans doute des milliers de colons allemands (principalement mennonites) à partir, notamment en Russie mais aussi, on le sait, à l’étranger (aux États-Unis, au Canada, en Argentine et au Brésil). Le 11 avril 1874, le général-adjudant Totleben reçut du gouvernement russe l’ordre de freiner l’arrivée des mennonites dans les colonies mennonites du sud de la Russie, de les remercier pour leur travail agricole efficace en Crimée et de leur conseiller de partir s’installer ailleurs. Toutefois, les efforts de Totleben furent presque vains. Les nouveaux lieux de colonisation attribués par le gouvernement russe étaient si réduits que bientôt les immigrants se tournèrent vers la Sibérie, qui devint rapidement le lieu d’installation de prédilection. Le gouvernement russe dut donc prendre des mesures pour réglementer les arrivées en 1881 et un oukase de 1889 limita l’immigration volontaire. Le gouvernement reconnut également qu’il se devait de soutenir les immigrants et réduire l’immigration était une manière de garantir aux immigrés de bonnes conditions d’installation et de vie (les personnes migrantes recevaient de l’argent pour acquérir des terres cultivables et du matériel pour l’élevage de bétail). La colonisation restait néanmoins toujours un moyen pour le gouvernement russe de gagner de la main-d’œuvre. En finançant leurs installations, le gouvernement russe s’assurait la fidélité des immigrés et les fixait sur un lieu précis. L’installation des colons allemands en Sibérie (dans le territoire Amour) et en Asie centrale était dépendante des variations économiques de la Russie. Par contre, le déplacement des colons de la Volga ou de Molotchna vers le Turkestan était sujette aux conditions religieuses.
La crainte de l’institution d’un service militaire obligatoire se fit ressentir en Russie. Certains colons mennonites de la Volga se préparèrent à partir. Par exemple, le 13 juillet 1880, un convoi de 10 familles avec environ 17 voitures et 40 chevaux se mit en marche 94 . La première étape fut le village Voskressenskoïe, le premier arrêt fut le village allemand luthérien Hussenbach. Le voyage se poursuivit par Novousensk, Ouralsk, Orenbourg, Kasalinsk, par le Turkestan, ensuite Tchimkent puis Kaplanbek (où ils arrivèrent le 18 octobre 1880 et passèrent l’hiver). Six semaines plus tard une partie du convoi repartit sur Köppental, puis prolongea la route sur Tachkent et fit une halte. L’autre partie du convoi longea le fleuve Molotchna en Ukraine. La dernière partie du convoi reprit la route en septembre 1881. À l’époque, au Turkestan près de Aulie-Ata (aujourd’hui Djamboul), furent fondées les colonies de Köppental, Nikolaïpol, Gnadental et Gnadenfeld. Une partie des migrants forma le 9 octobre 1882 la colonie Ak-Metchet, non loin de Khiva, où la main-d’œuvre était très demandée principalement dans l’artisanat. Une autre colonie, Ohrloff, se forma près de Aulie-Ata en 1890 et en 1892, non loin de Tachkent s’installèrent des fermiers souabes venant du Caucase. Enfin, voici quelques autres dates marquant l’installation de colons allemands dans l’est du pays :
Rappel : « Asie centrale » est une « expression exogène créée par les Européens au début du XIXe. L’expression soviétique est Sredniaia Azia (Asie moyenne ou intérieure en français, Central Asia en anglais) . Le terme russe est Central’naia Aziia (Asie centrale) et Inner Asia en anglais ». Cf. C. POUJOL, Dictionnaire de l’Asie centrale, p. 39.
Voir ANNEXE XVIII, carte des colonies allemandes de Russie au début du XIXe siècle. Cette carte permet de situer les régions que nous donnons dans notre propos et surtout de comparer les différentes zones colonisées d’un siècle à l’autre (voir ANNEXE VIII) à savoir la Volga, la Volhynie, la Crimée et la région de la mer Noire. Nous constatons que les régions d’attraction et d’installation restent les mêmes. Les colonies allemandes restent en effet concentrées et proches, les colons préférant intégrer une colonie existante et garantir son développement plutôt que de s’isoler. L’ethnie est ainsi plus soudée.
Sur ce point, on pourra conseiller une étude historique complète dans H. BOGDAN, Histoire de l’Allemagne, de la Germanie à nos jours, Perrin, Paris, 1999. Sur ce passage, voir p. 378 (édition de 2000).
Voir ANNEXE XIX : nous vous présentons une carte qui matérialise ce trajet décrit ici pour les mennonites de la Volga vers l’Asie centrale dès 1880-1881.