Dans les gouvernements baltes de Riga et de Reval on dénombrait 165 000 personnes d’origine allemande (soit 6,9 % de la population totale) selon le recensement de 1897 ; dans le territoire de la Volga, dans les gouvernements de Samara et Saratov la population allemande s’élevait à 395 000 personnes (6,4 % de la population totale) ; dans les gouvernements de Ekaterinoslav, Cherson et de Chéronèse taurique 377 800 personnes soit 3,5 % de la population totale ; dans la ville de Saint-Pétersbourg vivaient en 1881 65 000 Allemands sur 850 000 habitants. Dans le gouvernement de Volhynie 171 300 personnes étaient allemandes soit 5,7 % de la population totale. D’autres Allemands vivaient dans la région biélorusse-lituanienne, dans le nord du Caucase et en Transcaucasie, en Bessarabie et dans le gouvernement de Stavropol. L’industrialisation accéléra encore l’immigration. L’oukase du 10 mars 1906 (réforme de Stolypine) restreint fortement les libertés d’immigration et de migration. En 1908, dans l’Oural, 665 000 personnes s’installèrent, puis 619 000 autres en 1909. Ce chiffre diminua en 1910, l’Oural commençant à être enclavé : seulement 316 000 personnes s’installèrent contre 85 000 personnes rentrant dans leur pays ou région d’origine. Environ 105 000 colons allemands sont partis pour l’Amérique dans les années 1901 à 1911 en raison des conditions précaires de vie dans leurs communes d’origine. De nombreux migrants se sont installés également au Kazakhstan et en Sibérie. En 1906, dans ce qui deviendra plus tard le territoire d’Omsk, fut créé le village Pobotchnoïe par des colons de la Volga. En 1907, les colons allemands venus du sud de l’Ukraine formèrent les villages de Reinfeld (Tchistopolïe), Miloradovka (un village mennonite). En 1913, 72 familles partirent de Igniatevo dans le gouvernement d’Ekaterinoslav vers le gouvernement de Ienisseï et fondèrent à 60 km au sud de Minoussinsk deux villages : Rosovka et Krasnovka. À la même époque, une dizaine de familles des colonies émigrèrent à Talas-Tal près du fleuve Tchou et formèrent les villages Alexeïevka et Petrovka. Plus tard, en 1918, des colons allemands partirent sur Vodnoïe et Bogoslovskoïe et formèrent en 1925 à 40 km de Pichpek (aujourd’hui Frounze) les villages de Bergtal et de Grünfeld.
Nous pouvons constater qu’au début du XXe siècle, la part d’individus allemands dans la population de la Russie reste une valeur constante : 1,4 % pour 1897 et 1914-1917 ou 1 791 100 personnes en 1897 contre 2 338 500 en 1914-1917. Dans certains territoires, les chiffres sont en baisse : 377 800 personnes allemandes en Nouvelle Russie en 1897 contre 349 400 en 1914 ; 50 800 personnes contre 36 100 aux mêmes dates dans les régions biélorusses et lituaniennes. Seuls deux territoires connaissent l’évolution inverse : le territoire de la Volga (6,4 % en 1897 contre 7,6 % en 1914-1917 soit une évolution de 395 800 personnes à 645 100) et le Royaume polonais (44,9 % en 1897 contre 56,6 % en 1914-1917 soit une hausse de 407 700 personnes à 740 600). La région des provinces baltes est un cas particulier, le taux de population allemande étant particulièrement élevé (6,9 %), mais la région de la Volga reste la première région de colonisation allemande. En 1917, l’on dénombrait donc en Union soviétique 741 conseils de villages allemands, dont 191 dans le territoire de la Volga, 231 en Ukraine (y compris la Moldavie) et 313 dans toutes les autres Républiques…
Avec la concentration économique des colonies et l’enchevêtrement sur le marché russe, il était difficile de mesurer le taux de croissance nationale. Les colonies étaient un système à part en termes administratifs, mais cela ne gênait en rien les relations avec l’extérieur. Certains villages, voire certaines régions, ont acquis leur propre législation (Gesetzgebung) et ont préservé leurs traditions. Les colons allemands étaient sujets russes à part entière et, en tant que tels, apportèrent leur aide au pays, même s’ils étaient exemptés de service militaire. Pendant la guerre de Crimée (1853-1856), les colons emmenaient les blessés loin du front ; ils livraient de la nourriture selon les besoins militaires. Le tsar les remercia personnellement après la guerre pour leurs gestes. Les Mennonites eurent un traitement de faveur. Si le service militaire était rendu obligatoire, ils pouvaient servir sans être armés. Beaucoup estimèrent que leurs croyances, traditions et privilèges avaient été ainsi reniés ou bafoués et ce fut le début de l’exode. Au début des années 1880, on nota l’installation de nombreux colons en Volhynie, en Podolie et autour de Kiev. Le gouvernement russe craignait que cela n’empêchât la russification 95 des États. Plus encore, il voyait en cela un risque de germanisation de ces territoires russes. De nombreux colons allemands furent donc chassés. La loi de politique étrangère de 1887 concerna les milliers de sujets russes qui quittaient le pays.
Le sentiment de méfiance voire de haine envers les colons d’origine allemande se renforça au sein de la population russe. Le gouvernement mit alors en place la russification du système scolaire allemand en 1891. Le gouvernement tenta de supplanter la citoyenneté allemande des sujets par la citoyenneté russe de 1910 à 1912. Ces tentatives ont été combattues de façon virulente. Elles sont en partie à l’origine des lois dites de liquidation. Toutes les propriétés allemandes devaient être détruites et les colons expulsés. Ceci a causé la ruine économique en 1915-1916 et l’expulsion de plus de 200 000 colons de Volhynie. On craignait alors qu’ils soutiennent les troupes allemandes. Les soldats allemands de l’armée du tsar furent retirés du front face aux Allemands et placés sur le front turc dans le Caucase. Mais c’était sans compter que les troupes de l’Empire allemand et austro-hongrois ne gagnent du terrain. Les lois de liquidation furent donc étendues à l’ensemble du territoire occidental de Russie.
Au début du vingtième siècle, les tensions économiques et sociales se firent sentir plus nettement dans l’Empire russe. Elles résultaient de la levée du servage et de la révolte contre les mesures dites de russification 96 dans le cadre de la politique des nationalités du siècle précédent. De plus, les provinces de l’est ne bénéficiaient plus du régime d’autogestion. Le tout créait une atmosphère propice à la crise sous toutes ses formes. Les fermiers s’appauvrissaient en raison de la réforme fiscale à laquelle ils devaient se plier : il s’agissait de payer un impôt par tête et de s’acquitter d’une somme forfaitaire afin de rembourser petit à petit les dettes contractées auprès de l’État. Les anciens seigneurs, appelés dès lors propriétaires, percevaient ces sommes d’argent dans leurs communes agricoles, le plus souvent en nature à défaut d’argent. Ainsi naquit sur la base de cette agitation un sentiment socialiste chez les révolutionnaires. La révolution de 1905 démarra lorsque le gouvernement fit ouvrir le feu sur un groupe de fermiers à Saint-Pétersbourg. Dans un manifeste du mois d’octobre 1905, le Tsar se vit obligé de garantir les droits fondamentaux à son peuple et d’autoriser le rassemblement de représentants du peuple. Une douma 97 d’État exerça donc des fonctions législatives sous Nicolas II, de 1906 à 1917. Le tsar ne pouvait donc pas mener sa politique sans consulter la Douma. Le Conseil d’État servait donc d’organe de contrôle. Le spectre des partis était composé de trois grands groupes :
Pendant la première et la seconde Douma, peu de membres de droits étaient présents. Cela repoussa les périodes de session des troisième et quatrième assemblées. Finalement, les représentants obtinrent la révision du droit de vote et la dissolution du parlement. Le nombre des octobristes a ainsi été doublé de la première à la seconde douma, mais a baissé de la troisième à la quatrième (passant de 154 membres à 98). Les débats de la Douma se concentraient autour de la question des structures agricoles et des compétences de la Douma. Une discussion s’étendit au niveau national à propos des Allemands. Stolypine exigea que soit limitée l’extension des propriétés allemandes. Cela souleva une forte agitation et une ferme opposition dans les rangs des députés allemands à la Douma, avec à leur tête Karl Lindemann* 99 . La fréquentation de partis politiques nationaux était variable selon l’appartenance à une couche populaire. La bourgeoisie se rattachait aux différents partis existants selon leurs couleurs. Les questions de nationalité jouaient également beaucoup. La situation des Allemands en général et des associations allemandes dans les États baltes se détériora petit à petit et cela donna lieu à de profondes divergences nationales. C’est pourquoi nous ressentons le besoin de nous replonger si profondément dans le contexte politique, économique et social de l’époque.
La situation se résumait à des mesures très strictes de russification. Ce sont les associations allemandes qui ont permis, entre 1905 et 1914, un essor culturel en exigeant une protection de la langue et de la culture allemandes. Les associations ont contribué au redressement national et à une certaine autonomie culturelle, tolérées jusqu’à une certaine limite, mais furent toutefois bien limitées au niveau culturel. Dans le sud de la Russie fut créée la première association coloniale : l’association appelée « Südrussischer Deutscher Bildungsverein » (Association culturelle allemande du Sud de la Russie, 1905-1909), dont le statut avait été défini par le prêtre Jacob Stach*, a entre autres permis l’union de différents groupes confessionnels allemands comme les mennonites, les protestants et les catholiques. Le premier représentant nommé fut Steinwand. Celui-ci ne poursuivait qu’un seul but, inlassablement, par le biais de cette association : « la constitution de la langue allemande, de la conscience allemande et de la civilisation allemande » 100 . En raison de l’atmosphère anti-allemande pendant la guerre et de l’agitation publique, toutes les associations allemandes en Allemagne exigèrent que l’ethnicité allemande à l’étranger et en l’occurrence en Russie soit reconnue et que les Allemands puissent poursuivre en paix leurs idéaux. La sincérité des Allemands envers leur patrie fut alors sérieusement remise en question en Russie. Lindemann se fit le porte-parole de la minorité allemande dans les colonies et publia une série de prises de position russes amicales vis-à-vis des Allemands dans les journaux et magazines nationaux. Cependant, il n’obtint pas un effet retentissant.
En 1914, déjà, par le décret du 18 août, le gouvernement décidait d’interdire la langue allemande en public. Saint-Pétersbourg, la ville au nom de consonance allemande, fut rebaptisée Petrograd, traduction littérale en russe 101 . De plus, tout attroupement de plus de deux Allemands fut interdit. L’éclatement de la Première Guerre mondiale stoppa la production des journaux et des magazines de langue allemande en 1915. La xénophobie à l'égard des Allemands, notamment des Allemands de Russie surnommés « die friedlichen Eroberer » (les conquérants pacifiques), offrait une solution au problème de la répartition des terres qui allait se traduire par des lois de liquidation. Les répressions atteignirent en fait leur point culminant avec ces lois de liquidation qui entraînèrent les premières expulsions, en Volhynie. Les 2 février et 13 décembre 1915 entrèrent en vigueur des lois de liquidation 102 , dites Liquidationsgesetze et leur champ d’action, restreint au départ, s’étendit petit à petit. La loi du 2 février sur la propriété étrangère posait comme principe l’interdiction ferme aux sujets russes d’origine allemande, autrichienne ou hongroise d'acquérir de nouvelles terres (article 1, § 3) et obligeait ceux qui étaient dans les zones frontalières occidentales ou maritimes à les rendre. Étaient concernés les habitants des régions dans un rayon de 150 km des frontières occidentales de la Russie, puis ceux dans un rayon de 100 km de la mer Baltique, mais aussi de la mer Noire, de la mer d’Azov et de la mer Caspienne. Concrètement, cela signifiait que toute la population, à l’exception des personnes de confession orthodoxe ou de nationalité russe et leurs familles, ou encore des officiers et des volontaires dans l’Armée, devait vendre ses terres dans un délai allant de dix mois (pour ceux de la zone des 150 km) à seize mois (pour ceux de la zone des 100 km). C’est pour ces raisons qu’à l’été 1915, environ 60 % de la population allemande de Volhynie (soit environ 120 000 personnes) est partie s’installer en Sibérie. Avec la seconde loi, en date du 13 décembre, le dernier tiers des colons de Volhynie fut déplacé en 1916. Une large majorité, estimée à près de 50 000 personnes 103 , a d’ailleurs péri pendant leur trajet vers les lieux de déplacement. En outre, la loi s’appliqua aux Allemands de la mer Noire. Jusqu’en 1916, environ 200 000 Allemands des gouvernements de Samara, Saratov, Orenbourg furent envoyés en Sibérie. Une clause fut alors ajoutée : les Allemands devaient désormais effectuer leur service militaire dans l’Armée du tsar et combattre sur le front. Le décret du 17 février 1917 mit finalement en place le déplacement des Allemands de la Volga. La révolution de février 1917 et l’abdication du tsar Nicolas II ont empêché l’application de ces lois et la mise en place du gouvernement provisoire du 11 mars 1917 a définitivement suspendu la mise en œuvre des lois de liquidation.
Cette suspension était loin de lever les inquiétudes des Allemands de Russie qui tentaient de se maintenir sur des terres qu’ils considéraient désormais comme leur patrie. Face à des querelles nationalistes qui ne les concernaient pas en priorité, ils réagirent comme ils l'avaient toujours fait, en cherchant à défendre les intérêts de leurs colonies. C'est sans doute en raison de cet avenir incertain, perpétuellement remis en doute, que les Allemands de la Volga, d’Ukraine, de Crimée, de la mer Noire et d’ailleurs se soudèrent davantage les uns aux autres, dans leurs villes et villages. Certains, de la Volga, s’engagèrent à l’époque dans la vie politique avec une clairvoyance qui nous permet d’affirmer a posteriori qu’elle leur permit d’obtenir les premiers un statut d’autonomie en Russie bolchevique, statut dont l’évolution complexe va à présent être décrite.
Cf. note infra sur la définition des mesures de russification.
La politique de russification est définie ainsi : « politique de l’État russe visant à l’élimination de l’indépendance ethnique des Allemands de Russie en tant que minorité nationale par le biais de sa classification dans le système russe administratif, juridique et social » (« Politik des russischen Staates zur Beseitigung der ethnischen Selbständigkeit der Russlanddeutschen als nationale Minderheit durch Einordnung in das administrative, rechtliche und soziale System Russlands »), in C. BÖTTGER, Lexikon der Russlanddeutschen, Berlin, 2000, pp. 289-290. Cf. Panslavisme et panrussisme.
Д ўма = « douma », assemblée nationale. À l'origine, le terme désignait un conseil des boyards qui assistait le souverain. Au XXe s., on donna ce nom à l'Assemblée législative créée par le tsar à la suite de l'agitation révolutionnaire de 1905. La première douma (mai-juillet 1906) fut dissoute pour avoir demandé l'amnistie politique et des lois agraires. La deuxième douma (mars-juin 1907), jugée encore plus progressiste par les monarchistes, entra en conflit avec le ministre Stolypine et fut également dissoute. La troisième douma, dite « douma des seigneurs » (1907-1912), bénéficia d'une loi électorale remaniée au profit du pouvoir ; elle fut dominée par la noblesse foncière et se montra plus docile. La quatrième douma (1912-1917) tenta d'obtenir des réformes, mais elle sombra dans la tourmente révolutionnaire. Cf. Hachette Encyclopédie électronique, 2001.
En russe Земство, assemblée consultative mise en place par le régime tsariste en 1864 dans le cadre des grandes réformes d’Alexandre II.
Le symbole * qui succède à certains noms propres signifie qu’une biographie de la personne figure en annexe (Cf. NOTICES BIOGRAPHIQUES). Karl Lindemann fut par ailleurs considéré pendant la Première Guerre Mondiale comme un symbole d’intégration, comme le porte-flambeau des Allemands de la Volga, dans le sud de la Russie, dans le Caucase et en Sibérie. En effet, face à des querelles nationalistes qui ne les concernaient pas en priorité, les Allemands dont Karl Lindemann réagirent comme ils l'avaient toujours fait, en cherchant à défendre les intérêts de leur peuple. C'est sans doute parce qu'ils avaient eu à débattre d'un avenir incertain que les Allemands de la Volga principalement s'engagèrent dans la vie politique avec une clairvoyance qui leur permit d'obtenir les premiers un statut d'autonomie en Russie bolchevique et une reconnaissance particulière.
U. RICHTER-EBERL, Geschichte und Kultur der Deutschen in Russland/UdSSR, Stuttgart, 1992, p. 168 : « die Bildung der deutschen Sprache, des deutschen Geistes und der Gesittung ».
Rappel : voir ANNEXE II.
Nous avons fait ici la présentation sommaire des lois de liquidation qui peuvent être consulter dans leur totalité avec commentaires détaillés dans l’ouvrage suivant : T. HUMMEL , 100 Jahre Erbhofrecht der deutschen Kolonisten in Russland, Berlin, 1936, pp. 223 et suiv. Voici les passages les plus importants selon nous extraits de la première loi : « [...] alle Personen deutscher, österreichischer und ungarischer Nationalität, die nach dem 1. Januar 1880 russische Staatsbürger geworden waren, in einer Zone von 150 Werst entlang der Grenze zu Deutschland und Österreich-Ungarn sowie in einer Zone von 100 Werst entlang der Küste von Ostsee, Schwarzem und Asowschem Meer hatten ihren Grundbesitz innerhalb von zehn (150 Werst-Zone) bzw. sechzehn Monaten (100 Werst-Zone) zu verkaufen. [...] Personen, die zur orthodoxen Kirche übertraten, von dieser Regelung ausgenommen blieben. Dies betraf auch Kolonisten, die selbst oder deren Söhne als Offiziere oder als Freiwillige an der Front dienten. [...] Das den Kolonisten bei der Ansiedlung überlassene Land blieb von dieser Regelung zunächst ausgeschlossen. [...] Alle Miet- und Pachtverhältnisse mussten innerhalb eines Jahres aufgelöst werden ». Voici quelques extraits de la seconde loi : « Die Bestimmungen des 1. Liquidationsgesetzes wurden auf alle Grenzgouvernements ausgedehnt. [...] Die betroffenen Bauern hatten das Land an die Bauernbodenbank zu verkaufen, die es dann an russische Bauern weiter verkaufen sollte, vor allem an solche, die sich im Krieg ausgezeichnet hatten. [...] Auch das den Kolonisten bei der Ansiedlung übergebene Land wurde in die Liquidation einbezogen ».
Pour les chiffres, cf. C. BÖTTGER, Lexikon der Russlanddeutschen, Berlin, 2000, pp. 233-234.