Voici les chiffres détaillés des personnes déplacées de force jusqu’en 1941, sur un total de 446 638 personnes :
Nous avons présenté une compilation des données dans le tableau suivant :
Déplacements | Nombre de personnes arrivées en 1926 | Déplacements en 1943-1944 | Bannissements pendant la Seconde Guerre mondiale |
Allemands de Leningrad | 30 470 | 4 600 | 25 870 |
Allemands de la Mer Noire (y compris la Crimée) | 393 924 | 212 900 | 181 024 |
Allemands du Caucase nord, du Don et du Donets | 93 915 | 83 500 | 10 415 |
Allemands de Volhynie soviétique | 50 294 | 44 600 | 5 694 |
TOTAUX | 568 603 | 345 600 | 223 000 182 |
En Biélorussie habitaient en 1941 10 600 Allemands, en 1926 seulement 7 025 ce qui constitue donc une augmentation de 3 575 personnes en 1941 par rapport à 1926. Les Allemands d’Asie centrale (51 102 personnes) et de Sibérie (78 798 personnes) ont été en 1941 épargnés par les vagues de déportation, puisque ce sont les Allemands des autres territoires qui étaient amenés en Asie centrale ou en Sibérie.
‘« Le fait des déplacements et des bannissements frappa également les Allemands vivant dans les colonies parsemées de la partie occidentale de la Russie ainsi que les Allemands citadins en dehors des territoires de colonisation allemands dans la partie occidentale de l’U.R.S.S. (soit 86 333 personnes) » 183 . ’Nous pouvons donc conclure de ses statistiques que le nombre d’Allemands déportés en 1941 s’élève à 755 974 personnes (soit 446 638 + 223 003 + 86 333). O. Pohl précise, dans le cas des déportations au Kazakhstan, que sur les 485 000 personnes prévues, 315 627 déportations ont été effectuées. Le rapport entre 755 974 et 315 627 est de près de 42 %. Nous pouvons donc confirmer que la quasi majeure partie des Allemands a été déplacée vers le Kazakhstan. Nous pouvons même préciser que les Allemands ont été envoyés majoritairement dans les territoires d’Akmolinsk (56 753 personnes), dans le Nord (48 303) et Pavlodar (43 202) 184 .
Il serait difficile de ne pas faire le parallèle avec les déportations de masse organisées par les Allemands à la même époque en Allemagne et dans toute l’Europe, tant sur le nombre des déportés que sur les conditions de déportation. Un rappel est nécessaire, à ce point de notre discours, afin d’évoquer la situation en Europe à la même époque quant à la question des déportations qui nous occupe. Peu utilisée à l’origine, la déportation allait progressivement devenir la pièce maîtresse du système répressif hitlérien. Pour éliminer ses adversaires, le nazisme recourait aux mesures de déportation, appliquées dès 1933, à la suite de l’incendie du Reichstag. D’une ampleur limitée, elles affectaient alors les Allemands hostiles au régime, qui furent parqués dans les premiers camps de concentration créés à cet effet : Dachau dès 1933, Sachsenhausen en 1936, Buchenwald en 1937. Quant aux juifs allemands, ils ne furent pas tout de suite déportés, mais plutôt isolés progressivement à l’intérieur de la nation allemande et dépouillés de leurs droits civils et politiques. Au début de la Seconde Guerre mondiale, à la faveur des victoires de l’armée allemande, les chefs SS mirent au point des projets successifs de déportation, qui devaient constituer autant de transferts massifs et autoritaires de populations sur de longues distances. C’est ainsi qu’ils songèrent d’abord à déporter tous les juifs d’Europe pour les concentrer en Pologne. Cela se traduisit notamment par l’ouverture sur le sol polonais du plus important camp de concentration et d’extermination allemand, Auschwitz, en 1941, et de celui de Treblinka en 1942. À la fin de 1940, après la défaite de la France, les Allemands avaient voulu déporter tous les juifs à Madagascar. Comme ce projet se révélait irréalisable, les nazis enfermèrent leurs victimes dans les ghettos des villes polonaises, à Lódz et surtout à Varsovie. À la conférence de Wannsee, le 20 février 1942, Hitler décida l’élimination physique de tous les juifs européens, en adoptant la « solution finale », mise au point par Heydrich. Dès lors, l’Allemagne nazie allait procéder, dans tous les territoires qu’elle occupait, à des déportations massives. Le futur déporté était arrêté par la police du régime de Vichy ou par la Gestapo et acheminé vers un camp de transit (Drancy ou Royallieu, un faubourg de Compiègne, pour la France), puis, au terme d’un convoyage en train souvent mortel (les déportés étaient enfermés durant plusieurs jours dans des wagons à bestiaux, sans nourriture, sans latrines, parfois sans eau), c’était l’arrivée au camp de concentration.
La déportation fut souvent utilisée en Russie. Les tsars envoyaient leurs opposants en Sibérie, dans des conditions que les récits de Dostoïevski ont inscrites dans toutes les mémoires. Cette méthode fut reprise par Staline. Nous pouvons nous poser la question de savoir combien ces déportations ont coûté à l’Union soviétique en termes de pertes humaines, sachant qu’elles ont couté plusieurs millions de vies à l’Europe. La question est délicate, les estimations souvent vagues et divergentes. Nous pouvons cependant estimer les pertes humaines à 30 % des Allemands déportés. Cela signifierait en fait que pendant les années les plus sombres de la déportation, autrement dit entre 1941 et 1946, sur les 970 000 Allemands déportés environ 300 000 personnes périrent et environ 55 000 furent faites prisonnières 185 . Nous pouvons également nous demander si la déportation des Allemands était fondamentalement différente de celle des autres minorités nationales ou groupes ethniques minoritaires déportées en U.R.S.S. Nous sommes en mesure d’établir que les Tchétchènes (407 690 personnes), les Ingouches (92 074 personnes), les Karatchaïs (75 739 personnes), les Balkars (42 666 personnes), les Kalmouks (134 271 personnes) et les Tatares de Crimée (202 000 personnes) 186 ont été déportés dans les années 1943-1944 (de 1944 à 1957 pour les Balkars) dans les mêmes conditions. Leur déportation était la réponse aux accusations, certes non-fondées, de collaboration avec l’armée occupante allemande. Les Allemands étaient déportés « en prévention » de ce type d’actes de traîtrise. L’article 58, I du code pénal d’U.R.S.S 187 ne fut pas appliqué au cas des Allemands, à la différence des autres républiques.
Une autre différence réside dans le fait que la République Autonome de la Volga fut dissoute par l’entrée en vigueur d’un décret le même jour que l’entrée en vigueur du décret sur la déportation, dont l’application était immédiate. Pour les Tatares de Crimée en revanche, la République tatare fut dissoute un an après la déportation des Tatares, le 30 juin 1945, et l’acte de dissolution de la République a été publié le 28 juin 1946 seulement, soit deux ans après la dissolution effective par la déportation totale des Tatares. Une troisième différence réside dans le fait que les autres minorités nationales furent déportées lors d’une action spontanée et unique alors que la déportation des Allemands sur l’ensemble du pays s’est faite en plusieurs étapes. Enfin, et c’est la dernière distinction que nous établirons, les Allemands n’ont plus été nommés en Union soviétique au cours des discours internes de Khrouchtchev jusqu’au XXe Congrès du Parti en février 1956, au moment de la réhabilitation des nationalités déportées. Mais cette réhabilitation prit du temps avant d’être complète, comme nous le verrons plus loin. Force est donc de constater que des différences existent. Cependant, nous avons également pu relever une série d’aspects similaires sinon parallèles. Dans tous les cas, les minorités nationales ont subi un crime collectif, un génocide commun, et rares sont ceux qui y ont échappé. Les moyens et les méthodes mis en œuvre pour la déportation de ces peuples étaient fondamentalement identiques. Les lieux et zones de bannissement (Sibérie, Asie centrale) étaient communs bien que la majorité des Allemands ait été concentrée au Kazakhstan, les Tchétchènes au Kirghizstan, les Tatares de Crimée en Ouzbékistan. De plus, les statuts juridico-politiques dans les lieux de bannissement et les conditions de vie des personnes déportées pendant la première période (c’est-à-dire entre 1941 et 1949) étaient sensiblement les mêmes. Nous pouvons enfin nous poser une troisième question. Pourquoi Staline a-t-il pris de telles mesures en réalité ?
‘« Les historiens de cette période ont tenté de répondre à cette question et de savoir pour quelles raisons Staline s’est acharné de cette façon, avec une telle cruauté, sur des groupes ethniques entiers pour une faute non commise » 188 . ’Certains, comme Hélène Carrière d’Encausse 189 , estiment que Staline voulait donner l’exemple, non pas en sacrifiant quelques individus, mais en sacrifiant des peuples entiers 190 . Il s’agissait de souligner la responsabilité des nations et il y avait, selon Staline, de « mauvaises nations, la nation exemplaire était la Russie ». W. Fischer voyait plutôt dans ces événements une question de politique extérieure et d’idéologie. Staline avait déjà songé, selon certains historiens, dès 1921 à ces actions, estimant que certains peuples pesaient lourd dans le processus d’unification des peuples soviétiques, dans le cadre de la russification forcée et dans celui des dissolutions de républiques, freinant l’évolution qu’il souhaitait pour son pays.
‘« L’on pourrait, dans ces conditions, admettre que la guerre avec tous ses excès entraînant destruction et haine raciste servit à Staline d’ultime prétexte pour régler le sort des nationalités qui faisaient obstacle à ses visées. La politique stalinienne de « solution finale » de la question des « populations fluctuantes » rencontra une certaine connivence de la part de la population soviétique en ce qui concerne les Allemands d’Union soviétique, d’autant que la presse et la littérature soviétique n’avaient cessé de les désigner comme des « colons » et des « koulaks » dont la loyauté envers la société et l’État était par principe mise en doute » 191 . ’L’analyse la plus répandue de cette notion de « solution finale » appliquée à l’U.R.S.S. est que tous les ressortissants soviétiques d’origine allemande furent victimes d’une mesure de guerre. Il s’agissait en effet de la destruction systématique d’un groupe d’humains, les Allemands d’U.R.S.S. C’est un fait indéniable : non seulement l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’U.R.S.S. a provoqué la déportation des ressortissants soviétiques d’origine allemande, mais il y eut dans certains cas, une volonté d’extermination de la part des Russes à l’égard du peuple ennemi ou prétendu comme tel 192 . Beaucoup d’Allemands à l’issue de ces vagues de déportation se sont retrouvés dans des camps de travail, dont une majeure partie était au Kazakhstan (sinon en Sibérie et dans l’Altaï) d’où ils ne sortiraient que bien des années plus tard. Cet « épisode » de l’armée de travail est un pan historique méconnu et peu évoqué à notre connaissance. Nous allons faire une présentation du système de l’armée du travail mis en place en U.R.S.S. et auquel des Allemands participèrent.
Ces chiffres issus de Heimatbuch 1957, Stuttgart, 1957, p. 123. Nous les avons comparés avec ceux de O. POHL. Voir ANNEXE XXXIX, tableaux présentant les chiffres-bilan des déportations.
« Das Los der Verschleppung und Verbannung traf auch die in den Streusiedlungen des europäischen Russlands lebenden Deutschen sowie das städtische Deutschtum außerhalb der deutschen Siedlungsgebiete in der europäischen UdSSR (86 333 Personen) », in Heimatbuch 1957, Stuttgart, 1957, p. 123.
Voir ANNEXE XXXIX.
Voir ANNEXE XL : synopsis des Allemands en U.R.S.S. en 1941. La répartition du nombre d’Allemands après les déportations est donnée entre les colonies rurales de la partie occidentale ou de la partie asiatique de l’U.R.S.S. d’une part, et les colonies urbaines d’autre part, et le nombre de prisonniers de guerre est précisé. Nous pouvons constater que le nombre total d’Allemands en U.R.S.S. est estimé à 1 553 000 en 1941, la majorité se trouvant dans des colonies rurales de l’ouest de l’U.R.S.S. Ce chiffre vient contredire celui donné par O. Pohl que nous avons précedemment mentionné.
Chiffres issus des études de B. Pinkus, in Heimatbuch 1973-1981, Stuttgart, 1981, p. 17.
Article 58 du Code pénal soviétique relatif au « sabotage contre-révolutionnaire », puni par la confiscation des biens, la détention, voire la fusillade.
« Die Historiker dieser Periode haben versucht, die Frage zu beantworten, aus welchen Gründen Stalin mit einem derartigen Maß von hartnäckiger Grausamkeit ganze Völkergruppen für ein nicht begangenes Unrecht strafte », in Heimatbuch 1973-1981, Stuttgart, 1981, p. 17.
H. CARRERE D’ENCAUSSE, L’Empire éclaté, La révolte des nations en U.R.S.S, Paris, 1968, p. 31.
Voir ANNEXE XLI, le tableau récapitulatif des huit nationalités déportées en U.R.S.S. pendant la Seconde Guerre mondiale nous permet de rappeler que les Allemands de Russie n’étaient à l’époque pas les seules minorités déportées, bien au contraire. Par ordre d’importance du nombre de personnes déportées, nous citerons les Tchétchènes (février 1944), les Meskhets (novembre 1944), les Tatares de Crimée (mai 1944), les Ingouches (février 1944), les Kalmouks (décembre 1943), les Karatchaïs (novembre 1943) et les Balkars (avril 1944).
« Man könnte auf diesem Hintergrunde zu der Annahme gelangen, dass der Krieg mit allen Exzessen von Vernichtung und Völkerhass Stalin lediglich den letzten Vorwand bot, um das Schicksal jener Nationalitäten zu besiegeln, die sich seinen Prophezeiungen entgegensetzen. Die Stalinische Politik der „Endlösung“ der Frage der „fließenden Völker“ fand gerade in Hinblick auf die Deutschen in der Sowjetunion insofern ein gewisses Verständnis in der sowjetischen Bevölkerung, als sie in der sowjetischen Presse und Literatur immer als „Kolonisten“ und „Kulaken“ verzeichnet worden waren, deren Loyalität zu Gesellschaft und Staat grundsätzlich bezweifelt wurde », in Heimatbuch 1973-1981, Stuttgart, 1981, p. 19.
Cette expression « solution finale » doit à notre sens être utilisée avec précaution car si les Allemands de Russie ont été largement déportés ou déplacés, il s’agit plus d’une diaspora que d’un génocide au sens où on l’entend pour les juifs d’Europe. Par analogie avec la diaspora du peuple juif, on parle en effet aujourd'hui de diaspora à propos de groupes ethniques dispersés par l'histoire, comme par exemple, le peuple arménien après le génocide de 1917-1920, voire, dans un sens affaibli, à propos de membres d'un groupe majoritaire dans un pays où ils constituent une minorité, ce qui est le cas de notre objet.