La Seconde Guerre mondiale symbolise, comme nous l’avons vu, la période des déplacements, des déportations, des condamnations et emprisonnements. Elle représente également pour les Allemands de Russie leur participation forcée, soit au sein de l’armée de travail comme nous l’avons montré, soit sur le front, enrôlés dans l’armée soviétique ou dans l’armée allemande quand ils avaient été pris par les soldats allemands. Comment ont-ils ressenti et vécu cette guerre et les événements attenants ? Nous tentons de présenter ici brièvement le point de vue des Allemands de Russie sur la Seconde Guerre mondiale et celui que laisse transparaître la littérature de propagande d’après-guerre.
En effet, si de nombreux Allemands envoyés dans la province de Warthegau furent enrôlés dans la Wehrmacht, ceux qui ont combattu dans l’armée soviétique ont été récompensés : les noms de Richard Sorge*, Nikolai Heft, Robert Klein, Nikolai Ochmann, Alexander Hermann, Sergej Wolkenstein, Michael Hackel, Eduard Erdmann, Woldemar Wenzel, Peter Miller, Michael Asselborn, Magda Duckart, Wilhelm Müller, Rudolf Bachmann, Eugenie Bremer ont été régulièrement cités dans les journaux au travers d’articles faisant honneur aux soldats pour leur persévérance et de bravoure. De nombreux anciens soldats ont eux-mêmes, par la suite, raconté « leur guerre » dans des nouvelles. En effet, la participation de la population allemande de Russie et d’autres États de l’ancienne U.R.S.S. à la Seconde Guerre mondiale a certes pu faire l’objet de recherches scientifiques et historiques mais elle a surtout généré des romans : le thème a été abordé dans les années 1950-1960 notamment par Sergueï Smirnov dans Helden der Festung Brest, Viktor Mikhaïlov Powest von einem Tschekisten, Julius Mader, Gerhard Stuchlik et Horst Pechnert Doktor Sorge funkt aus Tokio, Lew Kvin Der bittere Rauch der Partisanenfeuer, David Wagner* Ritter ohne Furcht, Johann Kronewald Jahre der Standhaftigkeit und des Mutes, Gennadi Lissov Das Recht auf Unsterblichkeit, entre autres. Les titres de ces ouvrages laissent entrevoir, sans même entrer dans le détail de chaque récit, une influence idéologique non négligeable et l’on pourrait les classifier comme littérature de propagande 234 : d’une part pour véhiculer les idées basiques du communisme au travers de l’icône du soldat, du combattant, mais aussi pour transmettre l’idée selon laquelle l’U.R.S.S. est puissante grâce à ses hommes. L’image transmise, bien qu’inspirée de faits souvent réels, est alors tronquée à cause de la place fondamentale que tiennent les partis communistes et les mouvements « progressistes » dans la politique soviétique : ce sont eux en effet qui en propagent les théories, familiarisent les opinions publiques avec ces thèses, combattent sur le terrain les adversaires politiques de l’U.R.S.S. Les soldats ou « héros de la patrie » deviennent en l’occurrence les instruments d’une propagande qui masque sous des idées-force, comme la défense de la paix, la réalité quotidienne et politique de l’Union soviétique mais aussi celle des pays étrangers. De plus, le manque d’informations sur les Allemands de Russie durant la Seconde Guerre mondiale laissait le champ libre aux spéculations diverses ; ainsi sont nées les rumeurs de collaboration des Allemands de Russie avec les nazis et sont apparues à l’encontre des Allemands de Russie les accusations de tentative de soulèvement contre le régime soviétique, de trahison, de nationalisme exacerbé, etc. 235 . Ce n’est que récemment que le rôle et la position des Allemands de Russie pendant la Seconde Guerre mondiale ont été évoqués. Il s’agit le plus souvent de récits autobiographiques, de romans qui traduisent la peur éprouvée par les Allemands, comme par toutes les populations qui vivaient les événements 236 . Nous avons sélectionné à ce propos un témoignage sur l’époque d’une jeune étudiante 237 . Ce témoignage matérialise cette peur, traduit les inquiétudes générées par des pérégrinations imposées, parle des nombreuses victimes et évoque les conditions de vie en temps de guerre. Ce récit est au demeurant simple puisqu’il s’agit d’un extrait de journal personnel mais il représente le fait que la majorité des Allemands de Russie ont subi la guerre.
‘« Appendice : je suis partie ce matin de Hanovre pour Berlin où j’ai attendu tout l’après-midi. Je me sens incertaine et je reçois quelques lettres seulement qui m’annoncent que je ne dois pas encore partir. Ce soir, j’ai parlé avec maman au téléphone et je sais maintenant que je dois partir. J’ai peur.Si la plupart des Allemands de Russie ont subi la guerre comme beaucoup d’autres populations, certains l’ont vécu au travers de l’armée du travail dans laquelle ils avaient été enrôlés. Les Allemands mobilisés dans l’armée du travail, femmes ou hommes, travaillaient à la construction de bâtiments industriels, de lignes de chemins de fer, de routes, de canaux mais surtout dans les mines et les exploitations forestières. L’industrie basée à Solikamsk accueillait 12 000 Allemands. Voici d’autres lieux de travail : Sverdlovsk, Nijni Tagil, Ivdel, Varkouta, Tchéliabinsk, Kemerovo, Aktioubinsk, Karaganda, Djezkasgan… Le nombre total d’Allemands dans les camps s’élevait à 100 000 personnes. Un certain nombre d’Allemands, notamment d’Ukraine, fuirent en novembre 1943 (90 000 personnes ; on parla du grand convoi, Der große Treck 238 ), puis en janvier et juillet 1944. 200 000 Allemands furent arrêtés en Poznanie, dans la province dite de Warthegau, et dans la zone d’occupation soviétique de l’Allemagne par l’Armée rouge. Ils furent ramenés en Union soviétique. 150 000 Allemands soviétiques furent retrouvés à la fin de la guerre dans les zones d’occupation occidentales. La moitié d’entre eux fut remise par les Alliés aux commandos russes de rapatriement et ramenés par la suite en U.R.S.S. L’autre moitié réussit à se faire discrète et évita ainsi l’expulsion. Les Allemands étaient à nouveau séparés de leurs familles lors des rapatriements. On estima 15 à 30 % de pertes humaines lors des rafles et des transports. Les survivants furent rassemblés dans des colonies spéciales, toujours surveillées.
Désormais, c’est une nouvelle page de leur histoire qui se tourne et l’on note la multiplication de récits, de nouvelles, de romans et autres ouvrages traitant non plus des déportations mais de leurs conditions de vie dans les colonies spéciales, sous la commandanture, ainsi que de leur statut. Si les récits sont moins orientés d’un point de vue idéologique, ils n’en restent pas moins très intenses d’un point de vue psychologique. En outre, durant l’après-guerre, les relations entre le peuple soviétique et les minorités, et notamment la minorité allemande, sont devenues davantage tendues. La haine, le rejet, la dénonciation des Allemands se sont accentués. Chaque Allemand était tenu pour personnellement responsable de la terreur nazie. Les colons allemands, repliés sur eux-mêmes, étaient dénigrés. Les minorités allemandes, ou ce qu’il restait des communautés, vivaient cachées, survivaient, isolées et dispersées. Les possibilités de conserver leur identité nationale et leurs traditions culturelles étaient minces, voire impensables. Ces sentiments et frustrations se traduiront aussi dans la littérature allemande soviétique, plus tard.
L’Union soviétique faisait de l’agitation et de la propagande des « organisateurs collectifs », mettant tous les moyens de communication au service militant de l’État, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. Elle fut la première à organiser la diffusion d’émissions radiophoniques vers l’étranger. La montée de la propagande comme moyen d’endoctrinement et de conditionnement des citoyens avait suscité, dès les années 1930, des ouvrages de dénonciation tel celui, publié en France, d’un exilé russe disciple de Pavlov, Serge Tchakhotine Le Viol des foules par la propagande politique (1939). L’édition originale fut envoyée au pilon par les nazis dès les premières semaines de l’Occupation.
Accusations qui furent particulièrement virulentes à l’encontre des mennonites allemands. Nous en reparerlons plus loin, dans notre analyse des confessions religieuses.
Voir ANNEXE XLIX, récits et témoignages des Allemands de Russie sur la Seconde Guerre mondiale. Il en ressort plusieurs éléments : le décret de déportation d’août 1941 a marqué profondément les esprits, notamment en raison de la précipitation des événements qui ont suivi, de l’abandon des maisons et des biens. Les troupeaux étaient abandonnés et tout au long du trajet les familles voyaient les cadavres des bêtes, ce qui fut un traumatisme, notamment chez les plus jeunes. Le sentiment d’animosité des Russes à l’égard des Allemands était incompris par ces derniers qui subissaient complètement les événements. Les longs trajets épuisèrent les personnes déplacées, les trains étaient surchargés, les denrées alimentaires étaient insuffisantes. Personne ne connaissait la destination des trains. Beaucoup ne comprirent pas les événements qui venaient interrompre une vie jusque-là heureuse, notamment sur la Volga.
U. RICHTER-EBERL, « Tagebuch eines Wolgadeutschen, Privatbesitz » (Extrait d’un journal personnel), in Geschichte und Kultur der Deutschen in Russland/UdSSR : auf den Spuren einer Minderheit, Stuttgart, 1992, pp. 174-175 : « Auszug aus dem Tagebuch einer Studentin während ihrer Teilnahme am volkspolitischen und wissenschaftlichen Einsatz des Einsatzstabes Reichsleiter Rosenberg – Sonderstab Volkskunde in deutschen Siedlungen in der Ukraine vom 7. Aug.-14. Sept. 1943 ». Voir ANNEXE L.
Le premier convoi était en effet composé de 90 000 personnes en novembre 1943. Néanmoins, un plus grand convoi de 125 000 personnes environ se mit en route depuis la Transnistrie (Moldavie) et c’est à notre sens plutôt ce convoi qui doit être appelé Grosser Treck. De plus, on distingue également le Nord-Treck ou convoi nord qui est passé par la Hongrie et le Süd-Treck ou convoi sud qui est passé par la Bulgarie. D’autres convois sont à noter vers la provinces de Warthegau, dont nous avons parlé. Cf. C. BÖTTGER, Lexikon der Russlanddeutschen, Berlin, 2000, pp. 129-130.