« Il faut que vous fassiez une cité,
c’est-à-dire des citoyens qui soient amis,
qui soient hospitaliers et frères ». Saint Just.
La plupart des « peuples spéciaux » 239 étaient jusqu’alors cantonnés dans des camps de détention et/ou de travaux forcés, dans des colonies fermées. La répartition des colonies allemandes sur le territoire de l’ensemble de l’U.R.S.S. avait été profondément modifiée par les déplacements des Allemands 240 . Ces derniers, dans des camps ou colonies fermées, placés sous l’autorité d’une commandanture spéciale, effectuèrent des travaux divers jusqu’au milieu des années 1950 241 . Certains travaillaient dans les forêts, d’autres dans les kolkhozes 242 , d’autres encore dans les mines. D’après des esquisses et récits racontés par des survivants 243 , les personnes bannies devaient, dans les forêts du Grand Nord, abattre des arbres, couper branches et racines, scier les branches, charger les bûches sur des camions et les transporter jusqu’aux usines plus ou moins proches. Le travail était régi par des normes quotidiennes très strictes qu’il fallait respecter. Chaque jour, il fallait abattre et transporter 14 m3 de bois. Par la suite, cette norme fut portée à 29 m3 de bois. Ceux qui respectaient la norme touchaient 26 roubles par jour soit 650 roubles par mois. C’était le quota le plus élevé et la paie la plus élevée (pendant les premières années de déportation, les bannis ne recevaient cependant aucune paie). La paie moyenne se situait entre 250 et 450 roubles. Le lieu de travail se situait en général à 6 à 12 km du logement. Évidemment, le temps de transport jusqu’au lieu de travail n’était pas compté dans le temps de travail. L’hiver, la température descendait jusqu’à – 45° C, ce qui n’empêchait pas les bannis d’aller travailler. Comme vêtements, ils avaient reçu des manteaux ouatés et des gants. Rares étaient ceux qui avaient déjà des chaussures chaudes. Beaucoup entouraient leurs pieds de chiffons pour se prémunir du froid. L’été, c’était souvent des trombes d’eau qui déferlaient sur les montagnes, ce qui compliquait le travail et le rendait plus dangereux. Les moustiques n’arrangeaient en rien les conditions déjà difficiles. Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes n’avaient de toute façon pas le choix.
Dès la fin de la période de travaux en camps de détention, les Allemands furent libérés mais assignés à des travaux dans les kolkhozes et les sovkhozes 244 . Il s’agissait avant tout de tâches agricoles 245 , variées selon les saisons. Les ouvriers devaient respecter les quotas imposés. Ils travaillaient entre 10 et 14 heures par jour. La paie moyenne s’élevait entre 250 et 450 roubles par mois. Chaque matin, les ouvriers étaient répartis en équipes (appelées colonnes) de travail et encadrés par des surveillants de l’État. Ils étaient assignés à une tâche précise. Le directeur et le commandant donnaient les ordres auxquels il fallait obéir. Pendant la Seconde Guerre mondiale et quelques années après, les bannis ont largement souffert de la faim dans les kolkhozes. En 1957, la situation était censée être régularisée par des paies plus régulières et un élevage de bestiaux plus important, afin de répondre aux besoins alimentaires et quotidiens. Dans les faits, cette régularisation ne prit pas effet partout. Certains Allemands, hommes ou femmes, travaillèrent aussi dans les mines de charbon et de minerais. Ce travail était plus dangereux que les précédents. Par ailleurs, les normes imposées ne tenaient compte ni de la sécurité des travailleurs ni de leur santé. Beaucoup de prisonniers y ont laissé leur vie. Ils devaient en plus construire maisons et fabriques autour des mines, érigeant parfois des villes entières, comme Magnitogorsk ou Stalinobad en Asie centrale, dont le fonctionnement dépendait des mines. La majorité des colonies fermées allemandes était conçue de la même façon : une rue centrale desservant de part et d’autres de petites habitations, recentrées sur les bâtiments tels que l’école ou les magasins, avec en périphérie les usines, fermes et jardins communs 246 . Les travaux étaient très pénibles (excavations, ports de pierres, préparation du mortier etc.). Les ouvriers travaillaient en même temps sur des canaux et des chemins de fer.
Les conditions de travail étaient aussi déplorables que dans les autres camps de travaux forcés. Afin de donner un aperçu des conditions de vie dans ces camps à l’époque, voici quelques prix de produits de consommation courante, payables soit en roubles soit en tickets. Les tickets de rationnement étaient en effet distribués dans les périodes les plus difficiles. Si nous nous référons au salaire moyen 247 , nous pouvons dire que le prix des produits alimentaires de base représentent en moyenne un dixième de ce salaire. Quant aux vêtements, leurs prix en font des produits dont l’achat était exceptionnel. Il va sans dire que beaucoup souffraient de malnutrition et de carences alimentaires.
Produits 248 | Prix (sur tickets) | Prix au marché noir |
500 g de pain noir | 1,47 roubles | 15 à 25 roubles |
500 g de pain blanc | 3 roubles | 25 à 40 roubles |
500 g de beurre | - | 25 roubles |
500 g de viande | - | 15 à 25 roubles |
500 g de sucre | - | 12 roubles |
Un costume pour homme de qualité moyenne | - | 1 400 à 1 600 roubles |
Une robe de qualité moyenne | - | 450 à 800 roubles |
Ou « peuplements spéciaux », expression appliquée à toutes les personnes privées de liberté et affectées à un lieu de travail. Il s’agissait de colons détenus, assignés à des travaux précis, qui n’étaient pas des travaux forcés puisque ceux-ci résultaient d’une condamnation. Cf. C. BÖTTGER, Lexikon der Russlanddeutschen, Berlin, 2000, p. 320.
Voir ANNEXE LI, carte des colonies allemandes dissoutes et des nouvelles colonies en 1945.
Le N.K.V.D. avait en effet installé un réseau de commandantures dans chaque grosse agglomération. Le « colon spécial » leur était entièrement subordonné. Les Allemands devaient se présenter chaque mois devant un capitaine, lequel définissait les règles de leur existence avec une autorité locale.
Ou колxóз, désignait dans l’ancienne U.R.S.S. une coopérative agricole de production qui avait la jouissance de la terre qu’elle occupait et la propriété collective des moyens de production.
Heimatbuch 1957, Stuttgart, 1957, p. 123 et suiv.
Ou сов xóз, entreprise agricole appartenant à l’État en U.R.S.S.
Heimatbuch 1957, Stuttgart, 1957, p. 126.
Voir en ANNEXE LII, le plan du village de Lugansk, territoire de Pavlodar, Kazakhstan en 1956. Ce plan est intéressant d’un point de vue culturel mais aussi idéologique. En effet, une rue centrale traverse le village de Lugansk. Au sud, à droite de la rue sur le plan, se trouvaient les maisons et les noms de chacun des habitants apparaissent sur le plan. Au sud-est, les jardins communs étaient bien exposés au soleil. Au centre était installée l’école, au milieu d’autres habitations. À gauche, les habitations jouxtaient la banque, les bains, le magasin, une autre école à côté de la maison des enseignants, plus loin à l’ouest se trouvait le moulin d’État, non loin de la maison des agronomes. Au nord, quelques baraquements étaient installés, pour les derniers arrivés, mais aussi la station d’essence, l’usine, un moulin et surtout les deux fermes principales, ou kolkhozes. Le cimetière était, nous en reparlerons dans la Partie III, très éloigné, ici complètement au nord. Ce plan témoigne d’une grande organisation de l’urbanisme. Rien n’est laissé au hasard. L’école est volontairement placée au centre du village tandis que les fermes sont à l’écart mais évidentes et massives. Les habitations, qui sont presque toutes identiques, ne disposent pas de jardins privés. L’intérieur est en général assez sommaire (avec une pièce principale, une chambre, une cuisine et pour les maisons plus grandes, réservée aux responsables du kolkhoze ou aux enseignants, une ou deux chambres supplémentaires, une salle de travail).
Nous rappelons que le salaire mensuel moyen était de 250 à 450 roubles pour les hommes et de 200 à 300 roubles pour les femmes à l’époque. Les plus hauts salaires pouvaient atteindre 450 à 600 roubles par mois mais cela restait exceptionnel.
Heimatbuch 1957, Stuttgart, 1957, p. 126.