La vie des Allemands d’Union soviétique et donc du Kazakhstan fut à l’époque passée sous silence par le gouvernement soviétique. Leur statut de peuplement spécial était soumis au décret du Soviet Suprême de l’U.R.S.S. du 26 novembre 1948 257 impliquant que tous les peuplements spéciaux étaient cantonnés dans des lieux de résidence assignés et ne devaient, sauf autorisation exceptionnelle, pas en sortir, sans risquer une peine de vingt ans de détention. De la même façon, aucune information ne devait circuler à leur sujet. Par conséquent, on n’en entendit plus parler, ni dans les journaux, ni dans les livres. Il n’y avait aucun contact avec l’extérieur et donc aucun échange de correspondance avec des parents éloignés. Les déplacements et emprisonnements causèrent une division totale au sein de la population des Allemands soviétiques dans les Républiques de l’U.R.S.S. Les colonies étaient isolées, fermées. Les Allemands s’organisèrent malgré tout dans leurs nouvelles colonies, tentant de se rapprocher les uns des autres.
Ainsi, dans les camps, les Allemands construisirent des huttes les unes à côté des autres, serrées et de façon à ce que cela soit moins coûteux, seuls les habitants de la première hutte bâtissaient quatre murs tandis que les suivants n’en faisaient que trois. Les maisons étaient ainsi mitoyennes. Certains rachetaient de vieilles baraques à des ouvriers. Petit à petit, chacun aménagea son logement et chacun eût bientôt sa propre entrée. De nouvelles colonies virent ainsi le jour, généralement proches de mines de charbon ou de camps de bûcherons. Selon la situation géographique, les maisons érigées étaient de type différent. Dans les régions boisées, les maisons étaient naturellement en bois. Le sol était parfois recouvert de vieilles tuiles brisées ou de vieilles planches. En général, il y avait quatre pièces : deux chambres, une salle, une cuisine, parfois une véranda en verre et un cellier pour les réserves de nourriture. À l’extérieur, la façade de la maison était enduite de ciment ; à l’intérieur les murs étaient couverts de glaise. Une maison de ce type coûtait 2 000 roubles, payables sur quinze ans. Là où pierres et bois manquaient, les maisons étaient construites en mâchefer et en fer, parfois avec du ciment. Le tout était entouré de murs de planches (sur une hauteur de 1 m), formant un espace entre 20 et 30 cm qui, une fois garni, servait d’isolant. Les murs extérieurs ainsi confectionnés séchaient en 48 heures puis servaient de fondation sur laquelle était monté le reste des murs de la maison, jusqu’à la hauteur souhaitée. Les maisons étaient ainsi stables. Souvent, autour, les habitants cultivaient des jardins soignés, les rues étaient propres 258 .
‘« Ces maisons des colonies mixtes étaient étonnantes sous plusieurs aspects, notamment les jardins fleuris à l’avant des maisons, les arbres fruitiers et les ceps de vignes. Autrefois, les colonies allemandes des territoires de la mer Noire et de la Volga étaient plaisantes grâce aux charmantes maisons, aux jardins soignés et aux rues propres ; c’était aujourd’hui encore le cas des maisons allemandes en Asie centrale dans les colonies mixtes. Et l’on était frappé, même de loin, dans une grande colonie kolkhozienne par les jardinets fleuris et les clôtures décorées. En s’approchant, nous entendîmes parler allemand » 259 . ’C’est grâce à leur zèle au travail que l’on apprit l’existence des Allemands du Kazakhstan, notamment par le biais d’un décret du Soviet suprême en date du 5 avril 1951 attribuant des médailles pour « prouesses de travail » et « excellence de travail » à plusieurs kolkhoziens et tractoristes allemands de l’oblast’ d’Omsk 260 . Néanmoins, en dépit de la situation matérielle relativement favorable qu’ils avaient acquise grâce à leur travail, les Allemands ne disposaient d’aucune école, d’aucun établissement culturel et d’aucun encadrement religieux. Il en était de même pour tous les peuples ou fractions de peuples transférés hors de leur patrie d’origine à titre de mesure préventive ou de sanction, qu’ils fussent baltes, ou tatars ou originaires du Caucase. Isolés parmi les populations autochtones et encadrés par les autorités soviétiques, tous ces peuples, privés de toute existence juridique et de nationalité, semblaient condamnés à disparaître ou à s’assimiler.
La situation se détendit avec la visite de Konrad Adenauer en 1955 à Moscou après la mort de Staline : Adenauer obtint la libération des prisonniers de guerre allemands et entama ainsi le début de relations diplomatiques entre la R.F.A. et l’U.R.S.S. La commandanture 261 ordonna la libération des citoyens soviétiques de nationalité allemande. Ils obtinrent enfin des laissez-passer qui prouvaient qu’ils étaient des citoyens soviétiques, mais de nationalité allemande. Cependant, ils devaient pour ce faire renoncer à l’idée de retourner s’installer dans leurs anciens lieux de colonisation, même si le droit de voyager ne leur était pas complètement interdit et ne pouvaient réclamer aucun dédommagement pour les propriétés qui leur avaient été confisquées. Avec la reprise de relations diplomatiques entre Moscou et Bonn, le Soviet Suprême publia un décret, le 13 décembre 1955, sur la « fin des restrictions juridiques des Allemands et de tous leurs parents qui se trouvaient dans les colonies spéciales » 262 . Ensuite, on créa une commandanture pour gérer les colonies mais les Allemands avaient toujours l’interdiction de retourner dans leurs régions d’origine 263 . Ils devaient signer une déclaration dans laquelle ils s’y engageaient. Environ 200 000 Allemands adressèrent un courrier écrit à l’ambassade d’Allemagne à Moscou, espérant pouvoir voyager. L’amnistie facilita quelque peu leur vie. Beaucoup partirent dans les lointaines contrées du sud chercher des parents ou des amis dont ils avaient été séparés dix ou quinze ans auparavant (ce qu’illustre, par exemple, le récit d’une femme allemande 264 qui a voyagé dans ce but dès 1956 avant de s’installer définitivement en R.F.A. en 1962). La Croix Rouge allemande a d’ailleurs beaucoup contribué aux recherches de personnes disparues à l’époque.
Après onze ans, en 1964, fut introduite une réhabilitation partielle qui leva l’injure portée aux Allemands autrefois de traîtrise et de faute collective. Toutefois, la condamnation ne fut pas levée. Effectivement, le 29 août 1964 265 (soit presque 23 ans jour pour jour après les déportations), le Præsidium du Soviet Suprême d’U.R.S.S. reconnut le non-fondement du « décret du 28 août 1941 » sur le déplacement des Allemands :
‘« La vie a prouvé que toutes ces accusations étaient sans fondement et que c’était symptomatique des conditions arbitraires du culte stalinien de la personnalité » 266 . ’Lors du vingtième congrès du Parti communiste d’Union soviétique en 1956, on avait déjà corrigé les fautes commises à l’encontre des minorités, mais le silence fut malgré tout imposé sur l’histoire des Allemands soviétiques. L’oukase ne fut pas appliqué jusqu’au bout. La réhabilitation politique de la République de la Volga se fit attendre. La réhabilitation officielle ne parut dans les journaux qu’en janvier 1965. La levée des restrictions sur le choix des lieux de résidence se fit par le décret du 3 novembre 1972 267 . Entre-temps, la crise identitaire qui suivit les difficiles années d’après-guerre et l’impossibilité d’utiliser la langue allemande, ne serait-ce que pour les cours en langue maternelle, à cause du manque de formation des professeurs, s’est aggravée dans les années 1960. Le mouvement pour l’autonomie et pour le départ pour l’étranger (souvent R.F.A. ou R.D.A.) a été largement freiné. La forte dynamique du groupe ethnique des Allemands soviétiques se fit ressentir sur la culture religieuse. Les Allemands en étaient réduits à organiser eux-mêmes le service religieux ; une minorité d’entre eux vivait dans la misère et avaient du mal à survivre dans leur propre structure interne ou à protéger leur dialecte. Les autorités reconnaissaient volontiers que la région kazakhe ne disposait absolument d’aucune habitation appropriée pour les Allemands. Cela signifiait qu’il n’y avait aucun endroit où loger les nouveaux arrivants, sinon dans des huttes ou dans des étables avec le bétail. Les Allemands du Kazakhstan cherchèrent à rendre supportable leur exil, ce qui ne fut pas le cas de tous les peuples : certains refusaient la soumission et se bornaient au strict minimum de travail pour assurer leur survie.
Désormais, il nous apparaît que ces déplacements et déportations furent une manière simple et efficace de débarrasser une région des personnes suspectes, c’est-à-dire des minorités allemandes (autrement dit de nationalité ennemie) et de disposer, dans les terres lointaines où ils étaient déportés, comme le Kazakhstan, d’un appoint appréciable de main-d’œuvre en rapport avec les grands projets staliniens. Il faut noter que, en dépit de la situation matérielle relativement favorable dont ils bénéficiaient grâce à leur travail, les Allemands ne disposaient d’aucune école, d’aucun établissement culturel et d’aucun encadrement religieux. Isolés parmi les populations autochtones, encadrés par les autorités soviétiques, les Allemands furent privés de leur existence juridique et de leur nationalité. On pensait à l’époque qu’ils étaient condamnés à disparaître ou à s’assimiler. Ainsi, certains chercheurs prétendent que l’ethnie allemande devait s’éteindre, comme O. Pohl :
‘« L’histoire contemporaine présente quelques tentatives réussies de génocide. En général, le groupe victime réussit à survivre au régime qui a perpétré ce génocide et à reconstituer son existence en tant que nation. […] Malgré l’anéantissement massif de vies humaines et d’artefacts culturels dans le cas du génocide des Arméniens ou des juifs, ni les uns ni les autres ne sont en voie d’extinction aujourd’hui. Ces deux peuples ont reconstitué des États-nations solides et culturellement vivants sur le territoire de leur ancienne patrie respective. On ne peut pas en dire autant pour les minorités allemandes de l’ancienne Union soviétique » 268 .’À nos yeux, ce jugement semble péremptoire car si les Allemands n’avaient pas retrouvé de territoire propre ni d’autonomie comme c’était le cas avant 1941, leur volonté d’exister en tant que tels n’en était pas moins forte. En effet, à la lumière de ce qui vient d’être dit, nous allons maintenant analyser la « reconstruction » de la minorité allemande en U.R.S.S. à l’exemple des Allemands au Kazakhstan.
Voir ANNEXE LV : le décret du 26 novembre 1948 qui précise l’interdiction pour les Allemands de sortir des colonies fermées se trouve dans sa totalité en annexe.
Selon K. STUMPP, « Heutige Wohngebiete und Wohnverhältnisse der Deutschen in der Sowjetunion », in Heimatbuch 1965, Stuttgart, 1965, p. 18.
« So fallen diese Häuser in den gemischten Siedlungen oft durch das vorgelagerte Blumengärtchen, die Obstbäume und Weinstöcke auf. Wie einsmals die deutschen Siedlungen im Schwarzmeer- und Wolgagebiet durch ihre schönen Häuser, wohlgepflegten Gärten und sauberen Strassen auffielen, so heute in den Weiten Asiens in den gemischten Siedlungen die deutschen Häuser. So fielen uns in einer grossen Kolchossiedlung schon aus der Ferne Blumengärtchen und schmucke Gartenzäune auf. Als wir näher kamen, hörten wir deutsch sprechen », témoignage d’un auteur inconnu, in Heimatbuch 1965, Landsmannschaft der Deutschen aus Russland (éd.), Stuttgart, 1965, p. 18.
Nous précisons que le terme Oblast, ou territoire (территóрия), désigne une unité administrative autonome. Cf. W. KOLARZ, La Russie et ses colonies, Paris, 1954, p. 108-109.
Ou Sonderverwaltung. Le système des travaux forcés pour les colons spéciaux et pour une plus grande partie des ouvriers de l’armée du travail (Trudarmisten) a été maintenu à partir de 1945 sous le contrôle des Sonderkommandanturen (ou commandantures spéciales) du N.K.V.D. La base de ces administrations spéciales était l’ordonnance du Conseil des commissaires de peuple du 8 janvier 1945. L’ordonnance ne s’appliquait pas uniquement aux Allemands de Russie, mais aussi à tous les colons spéciaux (c.-à-d. toutes les nationalités déportées avant et après 1941). L’ordonnance a fixé les restrictions du régime des commandantures : l’attribution d’un lieu de travail fixe dans le rayon où les colons étaient assignés ; l’autorisation à l'abandon temporaire du lieu d’habitation ; la définition de la « responsabilité criminelle » lors d'un abandon de lieu d’habitation non autorisé ou d’une « évasion », faits qui étaient qualifiés « d’infractions » contre le régime et l'ordre public et étaient sanctionnés d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement. Les conditions de vie sous le régime de la commandanture étaient extrêmement difficiles, en particulier dans les premières années d’après-guerre.
Voir ANNEXE XLIV.
Voir ANNEXE LVI. Les récits sur la vie dans les colonies allemandes après la levée des commandantures spéciales témoignent du désir des Allemands de regagner leur territoire d’avant les déportations pour reprendre le cours de leur vie. Cependant, les autorités leur interdirent. Par contre, ils pouvaient s’installer dans d’autres régions imposées, où ils étaient souvent mal accueillis par la population autochtone, russe ou kazakhe.
Ce décret concerne la levée des restrictions pour le choix des lieux de résidence (§ 1), annulant donc certaines dispositions des décrets des 13 décembre 1955, 27 mars 1956 (concernant les minorités grecque, bulgare et arménienne) et 22 septembre 1956 (pour les anciens citoyens grecs, turcs et iraniens). Le choix du lieu de résidence était effectué en accord avec les normes imposées par les autorités (§ 2). Tout retour dans les anciens territoires d’origine fut cette fois-ci officiellement interdit (§ 3). Le décret n’était pas destiné à être publié par la presse car le gouvernement souhaitait qu’il permette de régler la « question allemande ». On pourra consulter le texte de ce décret dans sa totalité en annexe : ANNEXE LVII.
Ce décret concerne en effet la réhabilitation des Allemands de Russie qui fut décidée par le Soviet suprême d’U.R.S.S. mais le décret ne fut pas publié dans la presse. Il y est établi que, lors de la dissolution de la R.S.S.A.A.V., les accusations à l’encontre des citoyens soviétiques de nationalité allemande étaient infondées et étaient le fait d’actes arbitraires liés au culte de la personnalité de Staline. Le décret du 28 août 1941 fut nul et non-avenu (article 1). En même temps, il fut établi que la population allemande était alors bien installée dans ses colonies et que les anciens lieux d’habitation avaient été réaménagés et occupés par d’autres familles entre-temps (article 2). Un retour dans la Volga par exemple n’était par conséquent plus possible. Toutefois, à l’initiative de certains groupes, des Allemands commencèrent à revendiquer le rétablissement de l’ancienne R.S.S.A.A.V. c’est ainsi que débuta la période dite « d’efforts pour l’autonomie ». On pourra consulter le texte de ce décret dans sa totalité en annexe : ANNEXE LVIII.
In Osteuropa-Recht, cahier n° 1, 1958, p. 223 : « Das Leben hat gezeigt, daß diese pauschalen Beschuldigungen unbegründet und ein Zeichen der Willkür unter den Bedingungen des Stalinisches Personalkults ».
Voir ANNEXE LVII.
O. POHL, The deportation and destruction of the German minority in the USSR, Sacramento, 2001, p. 23: « There have been few successful attempts at genocide in modern times. Usually the victimized group manages to outsurvive the perpetrator regime and reconstitute its national existence. […] Despite the massive destruction of human life and cultural artefacts involved in both these events, neither the Armenians or jews are in danger of cultural extinction today. They have both reconstituted strong and culturally vibrant nation-states in the territory of their ancient homelands. The same can not be said of the German minorities on the former Soviet Union ».