CHAPITRE 1 – Le problème du multilinguisme

La langue est un caractère ethnique. La langue maternelle est le parler appris en premier, transmis par la mère et la cellule familiale. Même si la langue maternelle est, plus tard, supplantée par une autre, même si elle reste alors moins développée et moins maîtrisée que cette langue seconde, elle a exercé un rôle sur la personne et sur le groupe. Donc, parfois, au parler maternel, ou langue première, d’un individu peut s’ajouter l’acquisition d’une seconde langue, voire de plusieurs autres langues. Le bilinguisme est généralement lié au contact des peuples et il est rare qu’il soit permanent. Les processus d’acculturation linguistique de groupes entiers qui adoptent la langue du peuple auquel ils s’agrègent et, simultanément, perdent leur parler initial (déculturation) accompagnent les mouvements migratoires et sont régis par des lois, qui font pencher l’acculturation tantôt du côté de la domination politique, tantôt du plus grand nombre, suivant le prestige culturel des uns et des autres et l’utilité sociale du moment. La diglossie quant à elle est une forme spéciale de bilinguisme qui apparaît lorsque à partir d’une même langue s’est établie une divergence profonde entre langue populaire et langue châtiée au point que peut s’établir une barrière d’inintelligibilité entre les deux.

Nous pouvons diviser les langues de la Russie pré-moderne en deux groupes : celles qui étaient parlées et écrites par les couches sociales supérieures et qui véhiculaient une grande culture, et les langues non écrites, parlées uniquement par les classes les moins favorisées se trouvant sous la domination d’une élite étrangère. Les langues écrites des élites non-russes étaient reconnues par la Russie. Certaines langues et en l’occurrence l’allemand étaient utilisées dans l’enseignement à différents niveaux et ainsi que dans l’édition. Linguistiquement parlant, à côté du russe, dominaient français et allemand. Les Allemands du Kazakhstan ont pour la plupart mis l’accent sur la transmission de l’allemand à leurs enfants. Pour ne prendre que cet exemple tiré de la presse écrite, l’ouvrier H. Bergmann, résidant à Karaganda en 1964, et père de quatre enfants déclarait : « Je peux affirmer simplement que, pour mes enfants, l’allemand et le russe sont toutes deux des langues maternelles » 337 . Sa famille partageait avec une autre famille une ferme. Les enfants des deux familles parlaient les deux langues, russe et allemand. Leur professeur de russe exigeait qu’ils parlent russe au sein de leur famille afin qu’ils ne rencontrent pas de difficultés durant leur scolarité, ce qui révoltait H. Bergmann, prétendant que maîtriser les deux langues était l’idéal et que les enfants surmontaient parfaitement les difficultés éventuelles en russe à l’école, notamment son aîné qui à l’époque était en 7ème. Ce bilinguisme était dérangeant parce que le système imposait, à un moment où à un autre, de choisir une langue plutôt que l’autre. Ce choix était parfois délicat puisque les autorités locales pouvaient exercer une pression non négligeable sur les décisions prises au sein même de la famille. Dans la mesure où l’on favorise ou non l’enseignement de telle ou telle langue, celle-ci reste un outil privilégié de la politique des nationalités. En principe, les enfants suivent un enseignement dans leur langue nationale à l’école primaire ; puis, à l’école secondaire, le russe devient obligatoire. Les écoles secondaires sont de deux types : celles destinées aux Russes où l’enseignement est donné entièrement en russe (avec quelques heures réservées à la langue autochtone) et les écoles nationales où l’enseignement est donné en partie en russe ; mais ce n’est pas toujours respecté : le nombre des écoles russes dans les républiques non russes est parfois très important et les autochtones reçoivent souvent un enseignement totalement en russe, notamment au Kazakhstan où les Kazakhs sont minoritaires. La diffusion du russe dans l’ensemble de la population explique aussi la prépondérance des tirages de livres de cette langue, ce qui par rétroaction contribue à étendre son influence culturelle. Nous notons que l’action soviétique présente une ambiguïté, car elle témoigne d’un effort de modernisation très remarquable de groupes ethniques qui n’ont accès à la culture que depuis une ou deux générations, notamment grâce à une scolarisation quasi générale des enfants et inversement la possibilité de se faire imprimer en russe donne aux écrivains d’autres langues une audience qui n’implique pas nécessairement l’abandon d’une tradition culturelle 338 .

Notes
337.

« Ich kann ruhig sagen, dass für meine Kinder Deutsch und Russisch Muttersprache sind », in Neues Leben, n° 20, 1964, p. 10.

338.

Cf. B. KERBLAY, La société soviétique contemporaine, Colin, Paris, 1977, p. 52.