L’examen de la terminologie et des classifications proposées montre une logique de confusion entre langue maternelle et narodnost’. Ainsi le dictionnaire intitulé Liste alphabétique des peuples correspond exactement à la liste des langues, Il s’agit d’une même codification, mais la désignation change. Ces listes croisent un critère linguistique et géographique. La codification est ainsi faite séparément pour 1) la Russie européenne ; 2) le Caucase ; 3) la Sibérie et l’Asie centrale. Quatorze peuples (ou langues) sont principalement distingués pour tout l’Empire : grand russe, petit russe, biélorusse, polonais, allemand, français, anglais, italien, grec, arménien, este (estonien), letton, tatar (dont tatar de Kazan, de Crimée et Karaim, de Sibérie), kirghize. Ensuite, pour chacune des trois régions désignées, 39 langues complémentaires sont distinguées, de l’albanais au suédois pour la Russie européenne, de l’abkhaze au tchétchène pour le Caucase, de l’ainskij (Kourile) au japonais pour l’Asie centrale et la Sibérie.
Si l’on prend maintenant les publications du recensement, les tableaux conservent cette même confusion entre langue maternelle et peuple (narodnost’). Dans ces recensements, les langues (peuples) sont regroupées en plusieurs groupes :
La langue est certainement le trait fondamental permettant de caractériser et d’identifier une ethnie. Une langue propre permet à la fois de distinguer l’ethnie des autres et de servir de lien particulier entre ses membres. C’est donc à la fois un indice externe et un élément de cohésion interne. La promotion et la défense de la langue ethnique ont toujours été ressenties comme un devoir fondamental, une nécessité collective pour la survie du groupe. Nous avons ici néanmoins un cas particulier dans le sens où l’allemand est une langue qui existe depuis longtemps, qui est littéraire. Néanmoins, cela ne permet pas quelques libertés avec la langue comme nous le verrons. En effet, le parler ethnique, outre le fait qu’il est propre au groupe et constitue en quelque sorte sa propriété unique et indivise, véhicule toute sa culture originale : mots et expressions reflétant l’environnement, définissant les objets, les institutions, les sentiments, les valeurs du groupe. Chaque langue ayant une structure propre, étant un système autonome de relations syntaxiques, impose à ses locuteurs certains rapports notionnels, certaines formes d’expression et de pensée, une certaine approche unique du monde. Enfin, bien sûr, la langue véhicule la culture exprimée par les chants, les sentences et les axiomes moraux, les recettes médicales, les contes et légendes, les épopées de tout peuple. C’est un bagage longtemps oral transmis au fil des siècles et accru de génération en génération. Le fait d’être une culture orale ne confère pas nécessairement un caractère informe, approximatif ou mouvant, aux messages, mais permet aussi l’élaboration et la conservation d’œuvres parfaitement fixées et parfois colossales.
Le passage à l’écriture est justement, pour chaque langue, un moyen supplémentaire de fixer, de répandre, d’accroître sa culture, comme le passage, souvent concomitant, à l’organisation urbaine, étatique, et à la différenciation sociale. Cela exprime pour un peuple une cristallisation, une consolidation qui lui permettent d’accéder vraiment à ce qu’il est convenu d’appeler l’Histoire. Toutefois, le parler ethnique est souvent éclipsé par la langue du plus grand nombre. Sera-ce le cas ici ? Il est évident que nous avons des cas frappants en U.R.S.S. avec des groupes qui cumulent à la fois le déclin numérique absolu et la déculturation linguistique : le cas des Juifs soviétiques est le plus massif et le plus connu. De 1959 à 1970, ils passèrent de 2 267 814 à 2 150 707 et la proportion d’entre eux considérant le yiddish comme leur langue maternelle est passée de 21,5 % à 17,7 %. Les Allemands soviétiques, eux, pouvaient combiner la croissance numérique avec la déculturation puisque passant de 1 619 655 à 1 846 317 pour les mêmes dates, avec 75 % à 67 % de germanophones 341 . Ils suivaient en cela le mouvement de nombreux peuples soviétiques au sein desquels s’élève la proportion de personnes déclarant leur parler ethnique comme maternel. Néanmoins, au fil des ans, la plupart des germanophones voyaient leur proportion baisser 342 , notamment au Kazakhstan. Fait qui s’explique par les conditions du creuset soviétique : les importantes migrations internes amènent de nombreux citoyens hors de leur région d’origine, où leur langue est légalement protégée, à adapter la langue dominante du milieu environnement d’accueil.
Ces phénomènes plus ou moins récents d’acculturation graduelle peuvent s’observer avec précision dans le contexte soviétique, où ils sont officiellement reconnus et où ils sont limités, en principe, par la politique multinationale adoptée officiellement. L’assimilation linguistique, encouragée ou non, mène à l’érosion, à l’effacement, de beaucoup d’ethnies mineures, marginales, fragmentées au profit des langues et donc des ethnies dominantes. La marginalisation et, en fin de compte, l’élimination des parlers minoritaires, régionaux, maternels, au profit des langues nationales, amènent à poser la question de la survie des ethnies à leur propre langue. On peut envisager la survie d’une communauté ethnique dépourvue de langue vivante propre, d’une entité régionale conservant, quand même, une culture, une conscience, une identité.
Le rôle de la langue, de la culture et de l’ethnie russes reste sans commune mesure prépondérant. Le russe est la seule langue de l’Union qui prédomine dans toutes les sphères supérieures d’activités. Les mouvements de populations dus à la mise en valeur agricole ou industrielle jouent toujours, sous couvert d’internationalisme, en faveur de la russification non seulement des cadres, mais de toute main-d’œuvre transplantée et brassée. En fin de compte, l’efficacité de la version soviétique du melting-pot américain (le terme utilisé en russe est sbli j énié, ce qui signifie plutôt « rapprochement » et non mélange, ou smiess’) n’est contrebalancée que par la prise de conscience et l’essor démographique de certaines ethnies particulièrement enracinées dans leur cadre géographique et leurs traditions culturelles anciennes. Un des principaux instruments de la liberté d’un peuple est donc sa langue nationale. L’âme d’un peuple ne peut s’épanouir si sa langue est bannie. Elle seule est capable de traduire ses sentiments profonds, ayant été forgée au cours de longs siècles de vie en commun. Cependant, une langue n’existe vraiment et surtout que par l’écriture, d’où l’importance d’une presse et d’une littérature propres. Une langue seulement parlée risque de mourir, car :
‘« Elle manque de squelette, elle s’altère, s’étiole, s’efface. C’est encore plus vrai aujourd’hui, les conditions de vie moderne faisant de l’écriture un rouage indispensable de l’activité sociale dont on ne saurait plus se passer. C’est pourquoi un peuple vraiment libre doit pouvoir non seulement parler sa langue mais la lire et l’écrire » 343 . ’Quelle est la place de la culture linguistique allemande en Union soviétique ? Le paysage linguistique allemand en Russie est constitué de nombreuses particularités que l’on retrouve rarement dans les autres pays où l’immigration allemande a été importante. La première particularité, qui influe sur la consolidation de la culture linguistique allemande en Russie, est l’éclatement territorial des zones de colonisation allemande, conséquence des déplacements de populations. Ces zones étaient appelées des îlots linguistiques parce qu’ils étaient parfois situés à des centaines voire des milliers de kilomètres les uns des autres et que tout développement économique, linguistique et culturel entre eux par et pour les habitants était inenvisageable 344 . Le second particularisme résidait dans l’isolement complet des villages allemands face à l’environnement kazakh. L’éducation scolaire a certes contribué à faire en sorte que la langue allemande soit conservée et soutenue, les efforts s’étant surtout dirigés vers le hochdeutsch. Seules les communautés mennonites ont pris soin de deux formes de leur langue, dialectale et littéraire. Les Allemands ont tenté d’introduire dans les programmes scolaires le dialecte bas-allemand comme matière optionnelle.
Car la langue allemande avait malgré tout (malgré la russification) pu être conservée dans les colonies allemandes (refermées sur elles-mêmes), pendant les services religieux puis par l’intermédiaire de la presse germanophone 345 . Ce système de survie en vase clos avait permis l’existence de la langue allemande au sein des communautés. La culture allemande allait-elle cette fois encore connaître la résurgence ? Après 1941, plus rien n’était envisageable pour les Allemands, qui, en petits groupes de cinq à dix familles, durent s’installer dans d’autres villages dans l’est du pays et furent placées sous le contrôle d’une commandanture. Le russe devait être la seule langue de communication et ce ne fut pas sans difficultés. L’avenir de la communauté allemande s’assombrissait mais un point positif apparut : les Allemands se rapprochèrent entre eux et se soutenaient, ne serait-ce que pour la compréhension du russe dans la vie quotidienne. Cette solidarité fit renaître le sentiment d’appartenance nationale. Souvent ils se réunissaient pour discuter, se confier. Le même phénomène se produisait dans les villages, dans les camps de travail, dans toute la population détenue dès 1942. Beaucoup vivaient mal le fait d’être cantonnés dans de nouveaux lieux d’habitation. Le dialecte allemand refit son apparition entre les groupes, comme pour les souder plus encore. Tous commencèrent à analyser leur situation, à essayer de comprendre pourquoi ils avaient été traités de la sorte par Staline, sans forcément parvenir à le comprendre complètement.
Les protestations des Allemands trouvèrent enfin un écho puisqu’en 1955 un décret du Soviet suprême garantit leur réhabilitation mais les colons ne devaient pas retourner dans leurs territoires d’origine ni utiliser leur langue maternelle à leur gré. Le 9 avril 1957 parut la résolution du Ministère de l’éducation d’U.R.S.S. pour « l’organisation des cours en langue maternelle des enfants et de la population adulte de nationalité allemande » 346 . Certains points du décret restaient obscurs tels que la signification de l’expression « un nombre considérable d’élèves allemands ». En fait, il fallait un seuil de dix élèves allemands au moins par classe. Un village avec dix familles allemandes ne pouvait seul remplir ces conditions. Dans les villes, cela était tout aussi impossible puisque les familles logeaient dans des quartiers différents de la ville. Beaucoup de parents envoyaient leurs enfants à l’école voisine pour pouvoir les accompagner en cours et les surveiller (« paranoïa du peuple persécuté »). La mesure fut modifiée et ne devait s’appliquer qu’aux villages allemands à forte population enfantine allemande : pas plus de 15 % des enfants allemands pouvaient prendre part aux cours d’allemand-langue maternelle.
La formule du décret « Introduction dès la première classe du cours de langue maternelle » était difficilement réalisable et permettait ainsi à la politique de russification de se poursuivre naturellement, sans obligation, car pour mettre en œuvre cette mesure, il eût fallu des professeurs supplémentaires et des livres scolaires appropriés. Ce point du décret était donc purement formel. L’expression « selon le souhait des parents » jouait sur le fait qu’à l’époque beaucoup de parents d’élèves hésitaient à laisser leurs enfants apprendre l’allemand. Le ministère a d’ailleurs envoyé des délégués dans les villages pour expliquer aux parents combien cela pourrait être « handicapant » pour les enfants d’apprendre leur langue maternelle allemande, d’autant que les établissements manquaient de professeurs qualifiés, de salles de classes, de livres, d’heures de cours disponibles, d’aide pédagogique. Ils craignaient que les enfants ne connaissent plus le russe, sachant qu’ils connaissaient le dialecte germanique et non le hochdeutsch. Cela aurait pu nuire à leur éventuelle entrée dans un établissement d’enseignement supérieur. Les Allemands tenaient à l’offre de l’enseignement de leur langue maternelle. L’introduction des cours d’allemand provoquèrent donc une grande émulation dans les communautés allemandes, notamment au moment du recrutement du personnel qualifié, de la collecte des livres. Les parents entrèrent en contact avec les collectifs d’auteurs afin d’obtenir des ouvrages. Des professeurs retraités ou sur le point de prendre leur retraite furent appelés à l’aide. Des cadres furent formés et de nombreux jeunes étudiants entrèrent dans les instituts pédagogiques. Naquit ainsi une nouvelle génération de professeurs, de journalistes et d’écrivains dans un élan d’enthousiasme qui fit renaître l’espoir au sein des communautés allemandes.
En 1959, les livres scolaires d’allemand-langue maternelle arrivèrent enfin dans les écoles : une fable d’Heinrich Martens et d’Heinrich Klassen (Oufa) et un livre de lecture d’Albert Herdt (Rostov). Au début des années 1960, les auteurs des éditions Prosveschtchenïe proposèrent leurs manuscrits. Furent donc publiés des livres de Jakob Wall, Waltraut Mamedbeili (Omsk), Reinhold Schlotthauer, Ewald Katzenstein (Barnaoul), Johann Warkentin (Alma-Ata), Victor Klein (Novossibirsk). Au début des années 1980 seulement les livres pour les 9ème et 10ème classes furent introduits ; constitués de fables, de livres de lecture, d’exercices d’orthographes, d’introductions à la littérature, d’aides pour les cours, ils n’étaient pas publiés en nombre suffisant, quand ils n’arrivaient pas trop tard dans les écoles (vers la fin de l’année scolaire parce que le Ministère de l’éducation les avait mis trop tard dans le commerce). Ce manque de livres est resté longtemps un thème d’actualité et les professeurs se sont longtemps servis des journaux Neues Leben et Freundschaft. La conception même des livres a souvent été l’objet de critiques sévères. Le contenu ne correspondait pas aux enfants puisque des livres s’adressaient avant tout aux enfants de R.D.A. Ils ne proposaient pas de travail de fond sur le lien entre le dialecte et le hochdeutsch, et encore moins avec le russe pour les élèves qui maîtrisaient le moins l’allemand. Leurs exigences linguistiques n’étaient pas les mêmes et un seul livre ne pouvait convenir à tous. Les auteurs mettaient en avant un idéal qui ne correspondait pas aux cours dans les villages allemands. Les changements intervinrent enfin en 1985 avec le livre de lecture de Reinhold et Tamara Leis (Koktchetav) qui avaient eux-mêmes enseigné l’allemand-langue maternelle dans une école de village.
‘« En ce qui concerne le fonctionnement de la langue allemande au Kazakhstan, l’auteur […] arrive à la conclusion que la langue des Allemands au Kazakhstan manifeste une tendance à l’extension de la fonction sociale, tendance à laquelle contribuent les écoles spéciales où la langue maternelle est enseignée, la publication d’organes de presse périodiques et de littérature de genres différents, les émissions radiophoniques et télévisées en langue allemande, ainsi que d’autres facteurs » 347 . ’Le yiddish, langue à part, n’est pas utilisé au Kazakhstan, où la minorité juive est inexistante, c’est pourquoi nous n’en parlerons pas, si ce n’est en évoquant des statistiques sur la Russie notamment comme élément de comparaison, car les juifs sont présents en Russie en l’occurrence depuis longtemps. Les dialectes dont nous parlerons sont ceux qui se sont développés dans les communautés relativement homogènes du sud de la Russie et de la Volga, puis qui ont été transplantés en Asie lors des immigrations, même les plus anciennes.
L. BAIER, À la croisée des langues, Montréal, 1998, p. 135.
R. BRETON, Géographie des langues, Paris, 1981, p. 35.
Voir ANNEXE LXXI : tableaux et pourcentages sur la russification linguistique. Si la place de l’allemand en tant que langue maternelle est en constante diminution depuis 1914, il faut constater qu’au Kazakhstan, elle dépasse toujours les 50 %, atteignant même 75 % à Aktioubinsk et Tselinograd, 78 % à Semipalatinsk et 79 % à Koktchetav, donc bien au-dessus de la moyenne ou légèrement au-dessus pour les territoires comme Alma-Ata.
M. EGRETAUD, L’Orient soviétique, Paris, 1959, p. 132.
On peut opposer cette situation à celle de la culture et de la langue minoritaires dans le Südtirol (Haut-Adige) qui est à proximité immédiate de l’Autriche et se maintient bien qu’intégré dans l’Italie. En 1814, le pays est rendu à l'Autriche (traité de Paris) mais la province du Trentin (de langue italienne) devient un foyer d'irrédentisme qui ira en s'aggravant jusqu'à la guerre de 1914-1918. En 1919, le traité de Saint-Germain fixe la fontière austro-italienne au Brenner, et le sud du Tyrol, région où vivent en majorité des populations de langue allemande, revient à l'Italie, qui lui accorde son autonomie en 1946.
Nous précisons que nous accordons une large place à l’analyse de cette presse germanophone dans la troisième partie et que des détails seront alors donnés sur son fonctionnement.
« […] in Schulen mit beträchtlicher Anzahl deutscher Schüler ab Beginn des Schuljahres 1957-58 auf Wunsch der Eltern von der ersten Klasse an den Unterricht in der Muttersprache einzuführen oder die Muttersprache als selbständiges Fach nach besonderem Lehrplan zu unterrichten … ».
H. BELGER, Freundschaft, n° 60, 23/03/1976, p. 4 : « Das Funktionieren der deutschen Sprache in Kasachstan behandelnd, bringt der Autor der Abhandlung Fakten aus dem gesellschaftlichen, kulturellen, literarischen, wissenschaftlichen Schaffen der Deutschen in Kasachstan, nennt Namen der Schriftsteller und Wissenschaftler, Büchertitel, Zeitungsbenennungen, Lehrbücher, führt Zahlen an und kommt zur Schlussfolgerung, dass in der Sprache der Deutschen in Kasachstan die Tendenz der Erweiterung der gesellschaftlichen Funktion hervortritt, wozu die speziellen Schulen, wo in der Muttersprache unterrichtet wird, die Herausgabe periodischer Presseorgane und Literatur verschiedener Genres, Radio- und Fernsehsendungen in deutscher Sprache und andere Faktoren beitragen ».