II- 1.1.1. Un avenir pour la langue maternelle allemande ?

En 1926, 95 % des Allemands déclaraient que leur langue maternelle était l’allemand, contre 75 % en 1959, puis 66,8 % en 1970, 57,7 % en 1979 et enfin 48,7 % en 1989 348  :

‘« Une langue germanique, l’allemand parlé à la fois par les descendants des communautés allemandes implantées au XVIIIe siècle en Russie centrale, « les Allemands de la Volga », et par les populations de l’ancienne Prusse orientale devenue soviétique en 1945 et qui furent dispersées à travers tout le territoire : au total, près de deux millions de Soviétiques au bas mot, sont germanophones » 349 . ’

Christine Deprez déclarait :

‘« On a longtemps considéré le bilinguisme migratoire comme un phénomène transitoire, instable, comme une étape intermédiaire entre deux monolinguismes. Le schéma généralement admis est le suivant : la première génération, monolingue au départ, apprend plus ou moins bien la langue du pays dans lequel elle s’installe ; la seconde génération parle bien entendu couramment cette langue, mais comprend encore l’autre, la langue d’origine ; la troisième génération, elle, ne la comprend pour ainsi dire plus. On considère que la langue d’origine s’est perdue, qu’elle s’est effacée dans un processus assimilationniste au profit de la langue dominante » 350 .’

C’est exactement ce qui s’est produit pour l’allemand en Union soviétique. Nous verrons dans l’étude menée pour notre thèse que l’allemand fait figure de langue étrangère pour les jeunes aujourd’hui, quand cette langue ne leur est pas totalement étrangère. L’allemand avait auparavant, et ce depuis le XVIIe siècle, une grande fonction dans la communication publique, mais il perdit continûment de sa valeur. Entre 1942 et 1956, plus aucun journal ni livre de langue allemande ne parut. De surcroît, les publications littéraires étaient loin d’être accessibles. La protection de la langue allemande mais aussi son ré-apprentissage a une importance fondamentale aux yeux de la communauté allemande. La discrimination constante de la langue allemande dans la vie publique et les possibilités restreintes d’apprendre l’allemand à l’école conduisent à un recul linguistique de plus en plus sévère. Certes, la domination linguistique est le grand thème d’un bon nombre de questionnaires qui sont distribués par l’Institut pour l’Est de l’Europe de Munich (Ost-Europa Institut München). Les résultats, pour résumer, démontrent que les connaissances en allemand chez les personnes les plus âgées sont plus marquées que chez les jeunes. Ce sont ces personnes âgées qui ont souvent bénéficié d’une éducation scolaire encore en langue allemande. Les plus jeunes ont généralement acquis leurs connaissances au sein même de leur famille et leur famille seulement. L’allemand était parlé à la maison et le russe utilisé à l’extérieur. Dans les régions où l’on note une forte population allemande, ces connaissances étaient plus vastes que dans les zones où les Allemands étaient plus éparpillés. Là où il y avait suffisamment d’écoles pour permettre de dispenser des cours en allemand, comme au Kazakhstan, ou encore en Altaï, la langue allemande était fortement présente. Voici un tableau présentant pour 1964 justement le rapport entre l’origine ethnique et la langue maternelle 351  :

 
Rang de l’ethnie
Origine ethnique Nombre Langue maternelle = langue de la nationalité de l’ethnie concernée en % 352
- Population totale U.R.S.S. 208 827 000 94,3 353
1 Russes 114 588 000 99,8
2 Ukrainiens 36 981 000 87,6
3 Biélorusses 7 829 000 84,1
4 Ouzbeks 6 004 000 98,4
5 Tatares 4 969 000 92,1
6 Kazakhs 3 581 000 98,4
7 Azerbaïdjanais 2 929 000 97,6
8 Arméniens 2 787 000 89,9
9 Géorgiens 2 787 000 98,6
10 Juifs 354 2 268 000 20,8
11 Moldaves 2 214 000 95,2
12 Allemands 1 619 000 75,0
13 Lituaniens 1 400 000 95,1
14 Tadjiks 1 397 000 98,1
15 Polonais 1 380 000 45,5

Sur les 109 ethnies données à l’origine dans le tableau récapitulatif du recensement, seulement 31 d’entre elles ont donné à moins de 75 % comme langue maternelle celle de leur ethnie 355 . Les Allemands sont donc à la limite de ces 75 %. Les ethnies, et tout particulièrement celles d’Asie centrale, ont donné comme langue maternelle celle de leur ethnie entre 90 et 98 %, ce qui est un taux extrêmement haut. En comparaison, pour les Allemands d’U.R.S.S., avec un taux de seulement 75 % (soit ¾ des Allemands), nous pouvons objectivement nous poser la question de savoir s’il était vraiment légitime d’introduire les cours d’allemand dans les écoles. Pour y répondre, examinons la germanicité en U.R.S.S. au recensement de 1959 356 .

1) Au recensement de 1959, 1 619 655 Allemands ont été comptabilisés. Parmi eux :

  • 636 189 personnes vivaient en ville (soit 39,3 %) ;
  • 983 466 personnes vivaient dans des zones rurales (soit 60,7 %) ;
  • 745 309 personnes étaient du sexe masculin (soit 46,2 %) :
  • 874 346 personnes étaient du sexe féminin (soit 53,8 %) :
Fig. 1
Fig. 1

2) Pour leur langue maternelle, sur les 1 619 555 Allemands :

  • au total 1 214 699 personnes donnèrent l’allemand comme langue maternelle, soit 75 %, dont 538 203 personnes de sexe masculin (72,2 %) et 676 496 personnes de sexe féminin (77,4 %) ;
  • au total 392 746 personnes donnèrent le russe comme langue maternelle, soit 24,3 %, dont 201 965 personnes de sexe masculin (27,1 %) et 190 781 personnes de sexe féminin (21,8 %) ;
  • au total 12 210 personnes donnèrent une tout autre langue comme langue maternelle, soit 0,7 %, dont 5 141 personnes de sexe masculin (0,7 %) et 7 069 personnes de sexe féminin (0,8 %) ;
Fig. 2
Fig. 2

3-a) En ce qui concerne la population citadine (636 189 personnes), parmi elles :

  • au total 422 065 personnes donnèrent l’allemand comme langue maternelle, soit 66,2 %, dont 187 890 personnes de sexe masculin (63,5 %) et 234 175 personnes de sexe féminin (68,8 %) ;
  • au total 209 947 personnes donnèrent le russe comme langue maternelle, soit 33,1 %, dont 106 395 personnes de sexe masculin (35,9 %) et 103 552 personnes de sexe féminin (30,4 %) ;
  • au total 4 177 personnes donnèrent une toute autre langue comme langue maternelle, soit 0,7 %, dont 1 696 personnes de sexe masculin (0,6 %) et 2 481 personnes de sexe féminin (0,8 %) ;
Fig. 3a
Fig. 3a
Fig. 3a
Fig. 3a

3-b) En ce qui concerne la population rurale (983 466 personnes), parmi elles :

  • au total 792 634 personnes donnèrent l’allemand comme langue maternelle, soit 80,6 %, dont 350 313 personnes de sexe masculin (70,1 %) et 442 321 personnes de sexe féminin (82,8 %) ;
  • au total 182 799 personnes donnèrent le russe comme langue maternelle, soit 18,6 %, dont 145 020 personnes de sexe masculin (29,1 %) et 87 779 personnes de sexe féminin (16,4 %) ;
  • au total 8 033 personnes donnèrent une toute autre langue comme langue maternelle, soit 0,8 %, dont 3 995 personnes de sexe masculin (0,8 %) et 4 038 personnes de sexe féminin (0,8 %) ;
Fig. 3b
Fig. 3b
Fig. 3b
Fig. 3b

Nous pouvons donc déduire de ces statistiques les faits suivants : les taux que nous voyons ne sont pas négligeables et justifient ainsi le besoin pour les Allemands de l’ancienne U.R.S.S. et donc du Kazakhstan de créer un système scolaire propre notamment pour l’enseignement de la langue maternelle allemande. Les résultats mitigés que nous avons pu dégager précédemment révèlent, simplement, à notre sens, que les moyens mis en œuvre par le gouvernement soviétique (et kazakh) n’étaient pas suffisants et n’ont pas pu permettre de se traduire uniquement de façon positive : une preuve supplémentaire du statut privilégié dont disposaient les Allemands de la Volga jusqu’en 1938 quant à l’éducation et à l’enseignement de leur langue maternelle.

Notes
348.

Aussiedler, Informationen zur politischen Bildung, Munich, 1991, n° 222, p. 19.

349.

H. BOGDAN, Histoire des peuples de l’ex-U.R.S.S., du IX e siècle à nos jours, Paris, 1993, p. 22.

350.

C. DEPREZ, Les enfants bilingues : langues et familles, Paris, 1994, p. 18.

351.

in Heimatbuch 1964, Stuttgart, 1964, p. 78.

352.

C’est-à-dire combien de personnes ont donné comme langue maternelle celle de leur ethnie.

353.

Les 94,3 % donnés (et non 100 %) matérialisent les personnes qui n’ont pas su définir quelle était leur langue maternelle et n’ont donc pas donné de réponse.

354.

Avant 1949, la religion désignait également l’ethnie. Les juifs de Russie et d’Ukraine parlaient et utilisaient le yiddish.

355.

Voir ANNEXE LXXII : graphique concernant l’évolution de la population allemande, de la langue maternelle allemande en U.R.S.S. dans les recensements. Ce graphique reprend notre propos et traduit la place de la langue maternelle allemande par rapport au nombre d’Allemands en C.E .I., par rapport à l’implantation urbaine ou rurale des locuteurs mais aussi sur une période couvrant de 1914 à 1989. Les données sont proportionnelles.

356.

Selon les chiffres publiés par le Bureau des Statistiques soviétiques en 1962.