Avant-propos

Fait essentiel au départ, Histoire, légendes et mythes s’entremêlent dans la mémoire collective de chaque groupe ethnique. Nous pouvons voir tantôt la minorité principale adopter la langue, la culture et les mœurs de la masse dominée, tantôt cette dernière faire siens par exemple des noms, de la religion ou des mythes de la minorité couronnée de succès. Ce phénomène dit « d’ethnolyse » est avant tout d’ordre culturel. C’est le cas, bien qu’à un stade encore peu avancé, de nombreuses nationalités soviétiques qui subissent, à des degrés divers et depuis des siècles, l’attraction de l’ethnie principale russe. La preuve que ce renouveau a bien eu lieu est qu’aujourd’hui, chaque événement est l’occasion de faire la fête, en costumes, avec des chants traditionnels, des repas d’antan. En 1990, dans la région de Krasnogvardeïesk, sur le territoire d’Orenbourg, les Allemands ont fêté le centenaire de l’installation des premiers colons (juillet 1890) sur ce même territoire 504 . De nombreuses délégations allemandes de l’ensemble de l’Union sont venues assister à la fête. Au total, il y avait 5 000 personnes 505 .

L’objectif de cette troisième et dernière partie est de montrer dans quelle mesure le redressement culturel a permis ou non aux Allemands du Kazakhstan de vivre en tant qu’ethnie reconnue et en partie autonome. Durant les vingt dernières années, le niveau d’instruction de la population s’est élevé, ses loisirs se sont structurés, l’accès à la télévision s’est généralisé. Le rôle de la presse a changé. Dans la mesure où les journaux, magazines, revues et almanachs doivent essentiellement leur existence aux abonnements, donc au soutien direct et aux dons de certains groupes de lecteurs, ils ne peuvent pas, à la différence des entreprises d’édition soumises à l’administration, fonctionner sans avoir leur propre édition. La presse, la littérature, la radiodiffusion, le théâtre sont les vecteurs de la culture linguistique allemande. La presse, la radiophonie apportent une contribution toute particulière à son redressement en Union soviétique.

Nous soulignerons donc tout particulièrement l’intérêt des journaux germanophones, tels que Neues Leben qui paraît depuis 1957 à Moscou ainsi que, depuis 1957 également, le journal régional Rote Fahne de Slavgorod. S’est ajouté, dans les années 1970, le journal régional Freundschaft (de Tselinograd) au Kazakhstan, organe de presse de langue allemande important qui a été remplacé dès 1991 par le Deutsche Allgemeine Zeitung. Ces journaux ne reprenaient pas, jusqu’à très récemment, les opinions et les espoirs des Allemands concernant leur réhabilitation tardive et le retour dans les territoires d’origine des colonies, mais ils ont toujours encouragé la lecture et l’écriture de la langue allemande. Les thèmes de prédilection des journalistes sont les suivants : la vie quotidienne, le travail des Allemands soviétiques, l’art et la littérature, les cours d’allemand-langue maternelle, les progrès scientifiques des Allemands. Les journaux constituent souvent matière à lire pour les enfants car ils sont souvent utilisés par les professeurs comme matériel pédagogique et support d’enseignement. Un intérêt tout particulier est porté sur le courrier des lecteurs allemands qui, ces vingt dernières années, ont largement contribué au rapprochement des familles. La rédaction de l’hebdomadaire Neues Leben met un point d’honneur à la parution d’œuvres ou d’extraits d’auteurs « soviétiques allemands » (la rédaction tient à cette dénomination officielle), auteurs tels que le poète Sepp Österreicher, le prosateur Victor Klein et le journaliste Johann Warkentin. Cela montre dans quelle mesure les compétences linguistiques des Allemands de l’ancienne Union soviétique sont influencées, comme nous venons justement de l’exposer 506 . Les gens de lettres eux-mêmes reconnaissent, et parmi eux Edmund Günther et Alexander Brettmann*, avoir besoin de l’aide d’un dictionnaire russe-allemand parce que, pendant les longues années de silence imposé, ils auraient perdu la majeure partie de leur vocabulaire allemand. La littérature soviétique allemande actuelle doit donc son existence surtout à l’ancienne génération d’écrivains, que sont Friedrich Bolger, Herbert Henke, Ewald Katzenstein, Sepp Österreicher, Andreas Saks, Johann Warkentin entre autres. Certes, ces derniers n’ont, en comparaison avec des groupes littéraires d’autres nationalités, apporté aucune œuvre fondamentale, mais leur activité littéraire et d’écriture permet sans aucun doute le maintien et la promotion de la culture linguistique allemande en Union soviétique. Dans les années 1960, on a assisté à l’animation lente du système d’édition allemand. Il s’agissait au début des éditions moscovites Pravda et Progress, puis d’éditions régionales comme par exemple à Barnaoul, Kemerovo, Kaliningrad qui ont permis la parution de recueils d’œuvres d’écrivains soviétique allemands (éditions Kazakhstan, éditions Alma-Ata entre autres). En 1967, les éditions Kazakhstan furent placées au premier rang. Les livres édités n’étaient pas disponibles dans toutes les régions à population allemande importante. Les éditions de Moscou avaient en charge les ventes centrales (principales), tandis que l’écoulement des livres des autres maisons d’édition était limité à leur propre région. Cela compliquait et complique toujours le commerce des nouveaux livres sur le marché. De plus, le désintérêt majoritaire des Allemands pour leur littérature n’arrange pas la situation. En effet, Anna Seghers disait : « le cours de langue d’aujourd’hui fera notre littérature de demain » 507 , ce qui signifiait que les cours d’allemand dispensés aux enfants leur permettraient peut-être par la suite de devenir écrivains ; mais l’allemand étant en perte de vitesse comme nous l’avons montré précedemment, la littérature allemande de Russie est remise en question.

À la fin des années 1950 apparaissaient les premières émissions de radiophonie en langue allemande, qui devaient prendre, en marge de la presse, une importance non négligeable. Les émissions en langue allemande de la radiophonie de Moscou étaient diffusées presque exclusivement sur la capitale et pendant la nuit. Cela constituait une part d’audience relativement faible. Les émissions en langue allemande d’émetteurs régionaux palliaient donc ces inégalités géographiques et étaient écoutées par la population allemande avec enthousiasme. Ils obtinrent dès lors leur temps d’antenne quotidien. En 1957, la station radiophonique d’Alma-Ata mit en place dans ses programmes des émissions en allemand que les républiques de l’Asie centrale pouvaient même recevoir. En 1962, la station de Frounze organisa ses propres émissions en allemand. Plus tard, ce fut le tour des émissions de Radio Barnaoul, Radio Omsk, Radio Tselinograd et Radio Karaganda. Cependant, les émetteurs dans les rayons (ou régions) à forte densité de population allemande diffusaient sporadiquement les émissions en allemand. Quant aux émissions de télévision allemande, elles ne furent diffusées qu’à Alma-Ata. Des tentatives ont été entreprises dans d’autres régions (Barnaoul, Omsk, Tselinograd), mais il fallut se rendre à l’évidence rapidement : au sein des rédactions, aucun collaborateur n’était à même d’assurer une préparation régulière et de qualité d’émissions en langue allemande.

Parallèlement se formait un art théâtral amateur, autre élément constitutif du maintien et du renouveau de la culture linguistique allemande, fierté des Allemands dans l’ancienne U.R.S.S. et encore aujourd’hui 508 . Cet art se forma dans les villages, à l’instigation d’étudiants des départements d’allemand des instituts pédagogiques. Plus soirées thématiques que grand art théâtral, ces rencontres et représentations étaient destinées à renforcer le sentiment de conscience nationale. Au moins, sur les scènes de ces petits clubs, on parlait allemand à nouveau. De ces petits ensembles amateurs collectifs de théâtre sont nés, avec le temps, des groupes artistiques régionaux, voire nationaux, qui se produisaient avec leur répertoire dans les villages allemands des différentes régions. Les chœurs des établissements d’enseignement supérieur de Barnaoul, Novossibirsk, Omsk et Orenbourg étaient particulièrement appréciés. Dans l’Oural et en Sibérie, ces chœurs et troupes de théâtre amateur étaient tolérés mais ils n’avaient pas le soutien de l’organe du Soviet local puisqu’ils étaient considérés alors comme une forme naissante de nationalisme. Les pressions exercées par les organes officiels sur ces groupes artistiques amateurs prirent par la suite tant d’importance et de gravité que certains groupes ont arrêté d’eux-mêmes leurs activités culturelles. La situation au Kazakhstan est largement plus favorable et plus propice à leur développement. Dans la République kazakhe, les groupes d’art amateur et les chorales sont officiellement affiliés aux maisons de la culture et aux ensembles philharmoniques et peuvent ainsi exercer leurs activités sans problème. Ainsi se créent des groupes de théâtre amateur qui sont éventuellement ensuite hissés au titre d’ensembles (Estradenenensemble). Les plus connus d’entre eux sont Freundschaft 509 , Lorelei, Molodost ; leurs représentations sont données dans tous les territoires de l’est soviétique. Un des grands événements de la vie culturelle de la population allemande d’U.R.S.S. fut la création d’un théâtre national allemand : en 1975 on demanda à l’école de théâtre Tchepkin de Moscou d’ouvrir un département allemand. Cela marqua la renaissance du théâtre allemand en U.R.S.S. Cinq ans plus tard, ce théâtre commença à donner régulièrement des représentations dans les villes et les grands villages à population allemande au Kazakhstan, en Asie centrale et en Sibérie. Le théâtre n’était pas situé dans la capitale, Alma-Ata, mais dans le chef-lieu de district Temirtaou, dans le territoire de Karaganda. Son activité était donc légèrement amoindrie par sa localisation qui engendrait des complications pour l’organisation des représentations dans les autres régions. Administrativement, le théâtre n’était pas rattaché au Ministère de la Culture de la République mais au département culturel du Soviet d’État local. Néanmoins ce dernier n’était pas responsable des tournées supra-régionales de la troupe.

Nous pouvons affirmer à juste titre que la culture linguistique allemande en Union soviétique avait atteint un niveau plus que remarquable grâce aux efforts soutenus des intellectuels germanophones. Cependant, il est nécessaire d’émettre certains remarques : ce niveau culturel linguistique s’était considérablement élevé, mais il n’a pas égalé le niveau d’avant la Seconde Guerre mondiale, parce que les organes du Parti et du gouvernement soviétique n’ont pas soutenu les efforts de l’intelligentsia allemande de façon énergique ni considéré de manière plus positive et optimiste le rétablissement de l’égalité des droits des citoyens allemands d’U.R.S.S. Ainsi, les journaux germanophones devaient paraître aussi en Kirghizie, en Bachkirie, dans les territoires d’Orenbourg, d’Omsk et de Novossibirsk où les Allemands constituaient une large part de la population. Il ne devait pas y avoir que des départements d’allemand dans les établissements d’enseignement supérieur et les établissements d’enseignement secondaires mais il devait exister quelques écoles centrales supérieures pédagogiques allemandes et collèges centraux allemands, sur le modèle de certains collèges, et dans lesquels toutes les matières étaient dispensées en allemand. Il ne devait pas y avoir un seul théâtre national allemand mais plusieurs, au moins un pour chaque région à forte concentration de population allemande. Beaucoup de choses auraient pu être améliorées, mais peu furent réalisées. Nul doute que l’objectif avoué était d’assimiler les plus vite possible les Allemands au reste de la population soviétique. Le résultat est un demi-succès : la moitié au moins de la population des Allemands qui vivaient en U.R.S.S. donne aujourd’hui dans les sondages comme langue maternelle le russe.

Nous n’avons donc pas de réponse définitive pour l’avenir. Il est possible que les tendances de glasnost et de perestroïka aient mené à un renouvellement de la politique des nationalités en Union soviétique, peut-être comparable à celle des années 1930. Dans ce cas, les Allemands pourraient regagner leurs territoires d’origine dans la Volga, en Ukraine, en Crimée et dans le Caucase. Cependant, ceci ne pourra se réaliser qu’à condition que la langue maternelle allemande soit gardée et préservée : des territoires autonomes à majorité germanophone, des écoles et établissements d’enseignement supérieur allemandes, des journaux et magazines allemands, une culture théâtre et cinématographique allemande. Il faudrait donc apporter au préalable une solution à la question nationale et pas seulement pour les Allemands mais aussi pour toutes les autres minorités nationales. Cela constituerait sans doute une évolution en accord avec les perspectives des intellectuels allemands d’U.R.S.S. après les difficiles épreuves qu’ils ont dû surmonter dans la longue période de l’après-guerre, période faite de vaines promesses et de demi-mesures. Si des mesures radicales pour l’amélioration de la situation des Allemands n’étaient pas prises, alors la culture allemande et la langue allemande seraient condamnées à un étiolement progressif.

Nous allons présenter et analyser plusieurs aspects de la vie culturelle des Allemands au Kazakhstan, en commençant par les médias (presse écrite, radiophonie, télévision, cinéma), puis la littérature de langue allemande et le théâtre allemand, les différentes confessions religieuses et enfin les traditions allemandes (par le biais du folklore, des chants populaires, des coutumes et des arts culinaires). Dans la mesure du possible et en fonction des informations à notre disposition, nous avons systématiquement réalisé un historique de chaque aspect culturel avant de l’analyser, afin de mieux cerner les différentes situations.

Notes
504.

« Ein Fest des deutschen Volkes », in Neues Leben, 25/7/1990, p. 1.

505.

La manifestation était organisée par l’association Wiedergeburt dont nous avons parlé précédemment dans le cadre du mouvement pour l’autonomie.

506.

Cf. Partie II.

507.

« Der Sprachunterricht von heute ist unsere Literatur von morgen », in J. WARKENTIN, Geschichte der Russlanddeutschen Literatur, Stuttgart, 1999, p. 29.

508.

Cf. W. SCHLAU, « Kulturerbe der Russlanddeutschen », in Deutsche Allgemeine Zeitung, n° 117, 1991.

509.

Groupe dirigé en 1983 par Joseph Mayer et qui réalisait à l’époque des tournées dans les territoires de Koustanaï, Koktchetav, Tselinograd avec Nina Meissner et Viktor Gehring notamment.