De 1937 à 1945

L’existence de la minorité nationale allemande au sein de l’Union soviétique était dérangeante. La vie allemande persistait uniquement dans le centre politico-culturel des Allemands de Russie dans la République de la Volga et dans les quelques autres territoires habités par des Allemands. En 1937, lorsque la seconde Constitution stalinienne d’U.R.S.S. fut approuvée, tous les citoyens soviétiques étaient censés avoir les mêmes droits et libertés ; cependant la politique d’épuration de certaines minorités perdura. Les Allemands de Russie, dont le destin était alors fortement marqué par les relations entre l’Allemagne et l’Union soviétique, étaient des victimes toutes désignées. Des journaux germanophones, dont les rédactions avaient été simplement fermées, furent interdits définitivement et les rédactions totalement dissoutes 528 . Le système de presse allemand restait donc limité aux organes suivants :

L’histoire du journal Deutsche Zentralzeitung peut constituer pour la fin des années 1930 un archétype de la situation générale de la presse germanophone. Ceux qui ont œuvré pour le Deutsche Zentralzeitung (Journal Central Allemand), dès sa fondation en juin 1925 et sa parution en 1926 à Moscou 530 , étaient principalement des intellectuels, des écrivains, des journalistes issus du milieu des Allemands de Russie, surtout ceux qui ont travaillé dans la République allemande de la Volga, en Ukraine ou dans les villes soviétiques. Ils sont les premiers signes du rétablissement culturel du peuple. Ils ont eu une grande responsabilité (celle de la mission historique) qu’ils ont assumée. Ils ont fait fi des revers de fortune et ont préféré se pencher sur les anciennes traditions culturelles avec lesquelles ils avaient grandi. En tant que porte-parole de tout un peuple, il fallait se montrer positif et digne de la position que ce peuple avait pu occuper dans l’histoire de la Russie. Les membres de la rédaction du journal, parce que ne respectant pas les exigences du Parti, étaient susceptibles à tout moment d’être arrêtés et fusillés 531 .

‘« En 1936, au total, 1 116 condamnations à mort furent prononcées, en 1937 déjà 353 680. En 1937 et 1938, les exécutions furent si intenses que, en l’espace de quelques jours, rien qu’à Moscou, plus de 1 000 personnes furent exécutées. Dans la prison centrale du N.K.V.D., chaque jour, jusqu’à 200 personnes étaient fusillées et recensées comme telles » 532 . ’

La situation était préoccupante à Moscou. Entre 1937 et 1938, de nombreux rédacteurs de journaux régionaux et centraux furent arrêtés, dont ceux des journaux Vetcherniania Moskva, Rabotchnaïa Moskva, Literatournaïa Gazieta, Deutsche Zentralzeitung. Trois des journaux de Kharkov stoppèrent leur parution. Seul un rédacteur, Sobolievski, échappa à son destin. Il fut réintégré par la suite au sein du Parti et retrouva ses fonctions à la direction du Deutsche Zentralzeitung. Les membres de la rédaction du Deutsche Zentralzeitung étaient particulièrement sujets aux arrestations puisque la rédaction était composée d’émigrés et d’antifascistes d’Allemagne, d’Autriche, de Suisse, de France. Il s’agissait de personnes qui, pour la majorité, avaient émigré en U.R.S.S. lors de l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 : Johannes Reinhold Becher, Erich Weinert, Ernst Busch et Anna Seghers vivaient à Moscou. Wilhelm Pieck et Walter Ulbricht venaient régulièrement dans la capitale moscovite. Au mois de février 1938, le N.K.V.D. vint arrêter à la rédaction du Deutsche Zentralzeitung plusieurs personnes. Le N.K.V.D. revint à plusieurs reprises, arrêtant plus de quarante membres de la rédaction, dont les écrivains Hermann, Richter et Stürmann. Seul Richter a survécu à la prison et aux camps. Restèrent sept personnes au journal, qui écrivaient l’allemand et pouvaient le traduire. Cela était néanmoins insuffisant pour que le journal continue de tourner. Karl Hofmann*, le nouveau rédacteur en chef, a exigé des membres rédactionnels qu’ils vivent dans les bureaux et ne les quittent plus. Ces mesures ne suffirent pas et le rédacteur en chef fut menacé d’être arrêté. Le journal était alors imprimé, comme beaucoup des autres journaux, par les éditions Izvestia sur la place Pouchkine de Moscou. Si les censeurs refusaient de corriger le journal avant sa parution, son existence était menacée. Car si le journal paraissait tout de même, le rédacteur et ses collaborateurs risquaient dans le pire des cas de se faire arrêter et dans le meilleur des cas de retarder la parution du journal. La rédaction finit par recruter de nouveaux collaborateurs afin d’améliorer les conditions de travail. La plupart provenaient du Commissariat aux peuples pour les affaires administratives, parlaient moyennement allemand et ne savaient pas l’écrire et n’avaient aucune connaissance journalistique. Les difficultés s’amoncelant pour la rédaction, la parution fut stoppée à l’été 1939.

À partir de là, le système de presse allemande périclite, bien qu’il ait été un système de tradition ancestrale en Russie. Sur la période des années 1930, force est de constater l’influence exercée par le système de presse germanophone en Union soviétique. Cette influence perdit de sa valeur dès la fin des années 1930 avec les fermetures successives de rédaction et les déportations de journalistes 533 . Tout le système fut remis en cause parce que travailler pour la presse était devenu chose dangereuse et délicate en U.R.S.S. Ce n’est que bien plus tard, dès les années 1960, que l’influence des émigrés politiques allemands sur la presse se fera de nouveau sentir 534 .

Avant le début de la Seconde Guerre mondiale, la presse venant de l’étranger fut limitée, principalement celle que les demandeurs d’asile venant d’Allemagne et d’Autriche publiaient. Les journaux qui restaient néanmoins tolérés en Union soviétique étaient Moskauer Rundschau, Das Wort, Internationale Literatur. La politique intérieure soviétique du Parti bolchevique concernant les problèmes nationaux liés aux minorités ethniques changea. Ainsi, les thèmes abordés dans la presse germanophone restante changèrent pour correspondre au changement de politique du Parti. Malgré l’accroissement des attaques de l’Allemagne après la prise de pouvoir par Hitler, on pouvait néanmoins relever une approbation certaine dans le ton principal des médias soviétiques 535 . Après la signature de l’accord sur le crédit et le commerce entre l’Allemagne et l’Union soviétique le 19 août 1939 et le protocole supplémentaire entre Staline et Hitler du 28 août 1939, puis l’annexion de la Pologne sur la base du traité d’amitié et sur la frontière germano-soviétique du 28 septembre 1939, les relations entre l’Union soviétique et l’Allemagne se stabilisent. Les attaques contre l’Allemagne dans la presse soviétique et germanophone disparurent au profit de l’évolution des relations amicales entre les deux États. La tragédie des Allemands de Russie (les déplacements forcés, les persécutions, les déportations de la population allemande mais aussi lituanienne, estonienne, lettonne, ukrainienne et polonaise) fut peu reflétée dans la presse. L’amitié entre Staline et Hitler fut de courte durée. Les relations entre les peuples soviétique et allemand furent bientôt un enfer pour les Allemands de Russie. Le 28 août 1941, la R.S.S.A.A.V. fut donc dissoute et les habitants envoyés en Sibérie, Asie centrale et au Kazakhstan, dans le grand Nord ou complètement à l’est 536 . L’allemand était la langue de l’ennemi et était donc officieusement interdite. Les derniers journaux de langue allemande existants disparurent et il est évident que les écrivains allemands de Russie ont contribué à leur façon au développement du système de presse germanophone jusqu’à cette période. Les problèmes de la journalistique étaient aussi ceux de la littérature. Les querelles politiques s’abattaient sur les journalistes comme sur les écrivains. Nous pouvons déplorer que peu d’articles aient été écrits aux sujets de ces démêlés politiques dans les journaux de langue allemande. Nous en avons un exemple dans le Sturmschritt, de Kharkov (1930-1935). Déjà au début de l’année 1932 Herrmann Bachmann* (1888-1951) fut accusé par Gottlieb Fichtner de manque de perspicacité, accusation pour laquelle il fut arrêté dans son village allemand pour déformation de la lutte des classes :

‘« Fichtner, qui était depuis le début opposé aux sections allemandes des écrivains de Moscou ou MAPP, avait en la personne de Schellenberg un ennemi décidé qui était depuis 1923 membre des MAPP et changeait régulièrement d’avis, entre Moscou et Kharkov. Pendant qu’en 1930, Fichtner pouvait encore occuper le terrain dans Sturmschritt avec des critiques prolétaires contre les écrivains des sections de Moscou, Schellenberg exigeait que l’on s’oriente moins vers la patrie allemande, et qu’ainsi la culture d’origine nous imprégnait mois » 537 . ’

C’est ce même Sturmschritt qu’Hermann Bachmann avait déjà critiqué en juillet 1931 au sujet de la dissimulation de pratiques contre les koulaks dans son roman Die alte Neuhoffnung et par une pétition adressée au Litjournal Selbstkritik 538 . Lors de la première conférence de l’Union des écrivains soviétiques allemands 539 , Schellenberg insulta plusieurs journalistes et personnalités littéraires qui auraient agi comme des koulaks, voire des fascistes. Puis il émit des critiques plus brutales : comme l’on était déjà occupé à démasquer les agents koulaks et fascistes, il se lança contre les actes de contrebande. Un témoin éloquent témoigna contre lui lors de la première conférence des écrivains soviétiques allemands. David Schellenberg, ancien rédacteur du journal Sturmschritt, se montra particulièrement zélé. Il stigmatisa dans un article « l’agent koulak » Janzen qui se serait infiltré au sein de sa rédaction, « l’agent fasciste » Mickwitz, auteur d’une théorie sur la langue soviétique allemande et sur la langue allemande koulak dans l’Empire des tsars, mais aussi A. Störm qui aurait travaillé avec l’ancien rédacteur A. Müller à Kharkov, lui-même espion, afin d’aider le rédacteur du journal pédagogique Komm-Erziehung S. Nikel qui était tombé sous le coup des critiques de Schellenberg dans un article de Deutsche Zentralzeitung en 1932 540 . Á force de critiques éperdues, les discussions des écrivains et journalistes perdirent leur intérêt dans les années 1930. Et David Schellenberg finit par partager le destin de ses collègues 541 . Ernst Kontschak, en qui Schellenberg voyait un talent considérable, fut également arrêté en 1937 et condamné à dix ans d’emprisonnement à Magadan 542 .

Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, évoquer les Allemands d’Union soviétique était tabou. Il n’y avait officiellement plus d’Allemands de Russie. Les recensements ne faisaient nullement mention de ce groupe ethnique. Ils avaient existé. Selon les termes mêmes de Staline : « Si ce peuple existe effectivement, c’est son problème ; s’il n’existe pas, il n’y a aucun problème ». La presse gardait le silence. Quand, à l’occasion, des articles économiques étaient écrits sur des activistes et qu’ils se trouvaient être allemands, leurs noms étaient changés en noms russes ou, dans le meilleur des cas, on ne donnait que l’initiale de la personne concernée, par exemple : « le directeur du combinat W., bien connu dans le rayon, battait tant de blé par parcelle que… » (« Der im Rayon bereits bekannte Kombineführer W. drischt so und soviel Weizen pro Schicht… »). Il semblait que la situation fut alors dans l’impasse.

Notes
528.

Die Trompete, Kharkov / Kiev (1927-1937) ; Stimme des Stossbrigadlers, Krasny Kut, territoire de la Volga (1932-1937) ; Die Wahrheit, Kiev (1936-1937) ; Lenins Weg, Kochki, territoire de la Volga (1936-1937) ; Rote Fahne, Halbstadt, Altaï (1930-1934 et 1936-1938) ; Stalins Weg, Kitschkas, territoire d’Orenbourg (1933-1938) ; Fackel der Kollektive, Viassovka, territoire de la Volga (1935-1938) ; Kollektivwirtschaft, Selz, Ukraine (1930-1939) ; Stimme des Kollektivisten, Luxembourg, Ukraine (1930, 1932-1939) ; Sozialistischer Vormarsch, Landau / Karl Liebknecht, Ukraine (1930-1939) ; Kollektiv – Fahne, Vannovka, région de Krasnodar (1932-1934 et 1936-1938) ; Lenins Weg, Rot Front, Ukraine (1933-1939) ; Für bolschewistische Wahrheit, Kurman, Crimée (1935-1939).

529.

Cf. V. HERDT, « Verzeichnis der russland- und sowjetdeutschen Zeitungen 1728-1989 », in Heimatliche Weiten, Moscou, 1989, n° 2.

530.

Le Deutsche Zentralzeitung, ou D.Z.Z., est le précurseur de Neues Leben, voir infra.

531.

Nous en avons déjà cité certains (supra), pour une liste plus complète, voir ANNEXE LXXXIII.

532.

selon R. MEDVEDEV, in Snaia, n°1/2, 1989 : « Im Jahre 1936 wurden insgesamt 1 116 Todesurteile verkündet, im Jahre 1937 – schon 353 680. In den Jahren 1937 bis 1938 fanden die Hinrichtungen so intensiv statt, dass an einigen Tagen allein in Moskau über tausend Menschen erschossen wurden. Im Zentralgefängnis des NKWD wurden täglich bis 200 Erschiessungen registriert », cité in Neues Leben, n° 24, 07/06/1989, p. 7.

533.

Tous les livres et écrits ou organes de publication en langue allemande ont été fermés ou confisqués en 1941, voire éliminés. Les écrivains allemands du début de la période soviétique, comme G. Luft, F. Bach, G. Sawatzky ou D. Schellenberg, ont été déportés.

534.

à l’image de Franz Leschnitzer, Joseph Schneider, Ernst Fabri, Richard Knorre, Rudolph Rabitsch, Erich Weinert, Willi Bredel, Bertolt Brecht, Bella Illes, Erwin Piscator, Friedrich Wolf, Hedda Zinner, Hilde Anzengruber*, Gustav Brandt*, Hugo Huppert*.

535.

B. PINKUS, I. FLEISCHHAUER, Die Deutschen in der Sowjetunion, Baden Baden, 1987, p. 137.

536.

Nous avons déjà évoqué ces points de façon détaillée plus haut. Cf. Partie I.

537.

« Fichtner, von Anfang an in Opposition zur Moskauer deutschen Sektion der MAPP (Moskowskaja assoziazija proletarskich pissatelej) stehend, hatte einen entschiedenen Gegner in Schellenberg, der seit 1923 Mitglied der MAPP war und ständig zwischen Moskau und Charkow wechselte. Während Fichtner mit seiner proletarischen Kritik an den Schriftstellergenossen in Moskau 1930 das Terrain im Sturmschritt noch behaupten konnte, « man orientiere sich weniger auf die deutsche Heimat », forderte er, « und es wird auch weniger von der heimatlichen Kultur zu uns herübergeschleppt », in Sturmschritt, n° 4, 1934.

538.

Cf . A. ENGEL-BRAUNSCHMIDT, « Sowjetische Literatur im Aufbruch : die Zeitschrift « Der Sturmschritt » zwischen kultureller Autonomie und dem Würgegriff Stalins », in Germano-Slavica, 1983, n°4, p. 180-181.

539.

Conférence qui se tint du 21 au 26 mars 1934 à Moscou.

540.

K. EHRLICH, Lebendiges Erbe, Alma-Ata, 1988, p. 360-361. Cf. D. SCHELLENBERG, « Abschied von Russland », in Sturmschritt, n°4, 1934.

541.

Remarque : deuxième conférence des écrivains volga-allemands le 27/02/1931 avec : Andreas Saks, Gerhard Sawatzky, Karl Schmidt, Alexander Matern, Adam Reichert, Hugo Huppert, Alexander Webe, Alexander Loos, A. Bart (écrivain hongrois), Christian Ölber, Franz Fabri (écrivian autrichien), Gustav Ölscheid, Franz Bach, Johannes Schaufler, Alexander Delwa*, Reinhard Köln, Kornelius Martens, Georg Werback, Andreas Herdt, Kurt Fandrey, David Wagner, A. Rohr, Victor Klein, E. Weizel.

542.

E. KONTSCHACK, Unvergessliche Begegnungen, Alma-Ata, 1975.